Cet été 1964 : Entre Jérémie et Les Cayes

Cet été 1964 : Entre Jérémie et Les Cayes

 

Rentrée aux Cayes dans l’après-midi après le voyage mouvementé de mes examens du bac (« Cet été 1964 : Au bord de la route »), je me revois au balcon de chez nous, suivant en compagnie de ma mère une discussion animée relative au championnat de football alors en cours. De retour du « land des Gabions », les derniers spectateurs défilaient encore dans notre rue alors que ma jeune soeur et nos cousines de Jérémie discutaient toujours du match. Fatiguée de mon récent périple, je suivais d’une oreille distraite leurs commentaires élogieux concernant l’équipe locale qu’elles appuyaient avec passion. Il s’agissait aussi pour elles de résoudre un grand problème, celui du départ projeté pour Jérémie de nos cousines, avant la fin prochaine du championnat.

 

Ma jeune soeur devait initialement faire partie de ce voyage. Cependant, ma mére déclara qu’il ne serait pas question pour elle de partir la semaine suivante alors que je venais de rentrer à la maison. « Il faut qu’elle passe quelques jours avec sa soeur », dit-t-elle. Penchées l’une vers l’autre et assises toutes deux sur des « dodines » qu’elles oubliaient de balancer, ma mère et Roseline conféraient sur la meilleure façon de convaincre Guy, le mari de cette dernière, de retarder le voyage alors projeté. En plus de l’argument concernant le départ de ma soeur, nous, les adolescentes, leur en apportions d’autres tout en observant les passants. La discussion se poursuivit ensuite dans la chambre de ma grand-mère, alors convalescente, et dont la participation offrait une quasi-certitude de succès — il ne s’agissait que d’un petit retard après tout. Guy nous y rejoignit un peu plus tard.

 

Lorsque ma grand-mère et ma mère abordèrent le sujet du voyage, rien n’y fit. Guy déclina respectueusement de changer ses plans, malgré la déception générale, mais consentit cependant à permettre à sa nièce, Lisa, de participer à un pique-nique projeté pour le dimanche suivant au cas où mon frère aîné déciderait de nous accompagner. Lorsqu’ils partirent tous trois ce jour-là, Roseline, Guy, et Lisa, je me souviens de la surprise qu’exprimèrent ma mère et ma grand-mère devant cette obstination inaccoutumée de quelqu’un d’ordinaire prévenant, attentionné, « bon vivant » et de tempérament facile.

 

Il s’avéra que mon frère ne serait pas présent au pique-nique. Cela ne changea rien à notre participation, mais causa le désespoir de Lisa. Elle pleura tant que mes parents lui promirent de l’amener passer un moment avec nous le jour en question, sur la plage, à Boury-sur-Mer. Ils nous rejoignirent donc en début d’après-midi et je me souviens du moment où Lisa nous fit ses adieux de la main avant de remonter au siège arrière de leur fourgon vert.

 

Peu après son départ pour Jérémie, la nouvelle de l’invasion des jeunes rebelles parvint en ville. Alors que de la campagne se tissaient déjà des légendes de leur bravoure et de leurs prouesses, les miliciens, nerveux, commencèrent à défiler vers le wharf, où ils entassèrent des sacs de sable. Un jour, l’un des chefs de la milice locale, dont mon père avait été le parrain de noces des années auparavant, vint en pleurant annoncer à mes parents la tragédie des Vêpres de Jérémie. « Si l te rete Okay, nou pa ta kite sa rive ; yo pa ta mouri – S’il était resté aux Cayes, nous les aurions protégés ; ils ne seraient pas morts », dit-il en parlant de Guy et de son voyage. Et c’est ainsi que nous apprîmes la terrible hécatombe familiale occasionnée par la présence d’un frère de Roseline, et d’un neveu de Guy parmi les rebelles.

 

On essaya de cacher la nouvelle à ma grand-mère, mais un « original » de la ville déjoua nos meilleurs plans. Elle faillit en mourir. « Loulouse ak Loulou ! », répétait-elle, seulement capable de se réfèrer à ses amis d’enfance, les parents de Roseline. Notre chagrin à tous dut être discret.

 

Puis, vint le cyclone Cléo et ses ravages. Malgré la carence quasi totale de services gouvernementaux, la population cayenne s’organisa de quartier en quartier pour l’hébergement et les réparations nécessaires. Et la ville, durement frappée, reprit peu à peu sa vie normale.

 

Le gouvernement eut par la suite raison des rebelles. Debout à la porte de son magasin, mon père fut témoin du jour où des Tonton Macoutes, accompagnés d’un mécanicien, forcèrent la serrure du garage où Guy gardait sa voiture. Incapable de se déplacer malgré leurs expressions menaçantes, mon père les regarda lorsqu’ils firent démarrer la voiture et s’y installèrent. Il continua à les suivre des yeux quand ils se tournèrent dans sa direction alors que la voiture le dépassait lentement, et jusqu’au moment où elle disparut au coin de la rue. Ce fut, dit-il, plus fortque lui.

 

Peu de temps avant cet épisode, l’affaire TK (initiales de surnom) eut lieu, tandis que les rumeurs continuaient à circuler en ville au sujet des rebelles dont on ignorait presque tout, et que le gouvernement s’entourait d’un silence que l’on disait prudent. Pour mieux comprendre ce qui se passa alors, il s’agit de remonter à la fin des années ’50 lorsque se produisirent en ville des changements qui scandalisèrent beaucoup de gens bien pensants.

 

Cela commença avec l’arrivée d’un petit groupe de jeunes hommes, dont des frères qui jouissaient d’une réputation nationale de fiers-à-bras à Port-au-Prince et à Pétion-Ville, et qui vinrent travailler à l’usine sucrière de la région. Bientôt, on les vit déambuler l’après-midi dans les rues de la ville, jouant les durs en pantalon étroit, manches courtes retroussées, col parfois relevé, chemise grande ouverte, etc.. Plusieurs jeunes de milieux divers, parfois en crise d’adolescence et déjà prédisposés, se joignirent à eux de façon plus ou moins nuancée, d’après leur aptitude à la bagarre. Leur groupe s’étalait donc en largeur à travers les rues qu’ils parcouraient sans se presser, parlant et riant fort, affichant par ainsi un mépris des convenances aggravé du fait qu’ils paraissaient prêts à se battre à la moindre provocation.

 

Et c’est alors que TK entra avec panache dans les annales de la ville en tant que dur parmi les durs, judoka par excellence, « légendaire » pour les plus jeunes, et toujours en première ligne de son groupe. Sous ces dehors intimidants, se cachait cependant un jeune homme poli, réservé et d’une loyauté à toute épreuve envers ses amis. De petites échauffourées sans conséquence contribuèrent à asseoir sa notoriété, de même que celle de ses copains, mais je ne me souviens d’aucune rixe majeure ayant fait époque en ce sens. (Prière de me corriger si je me trompe).

 

Le soir après souper et à l’agacement des parents, ces messieurs passaient se chercher mutuellement, en sifflant d’une façon particulière de la rue étant, pour aller le plus souvent se réunir sur La Place d’Armes, en face de la Cathédrale. Avec le temps, le départ des Port-au-Princiens et les changements politiques, le groupe s’assagit, se modifia, et ne se distingua qu’en constituant le noyau informel des réunions quotidiennes du soir sur la Place. Là se rassemblaient environ une dizaine à une vingtaine de jeunes hommes d’âge et d’intérêts divers : employés, chômeurs, quasi-chômeurs, ouvriers, enseignants, poètes, musiciens, chanteurs, écrivains ou « intellectuels » en herbe, « blageurs », « odyanseurs », et parfois même des lycéens. A cette atmosphère de camaraderie se joignirent des contemporains, nouveaux venus ou de passage en ville, dont un jeune ouvrier qui, lorsque plus tard devenu commandant redouté de la  milice locale, cessa d’échanger le salut avec ses anciens camarades.

 

L’arrestation de TK eut lieu à l’époque de l’invasion des rebelles. Il rossa, semble-t-il, un milicien alors qu’ils étaient ensemble en train de boire. Celui-ci, secouru par ses camarades, fit ensuite le coup de feu en pleine bagarre. Blessé au bras, hospitalisé et prisonnier des macoutes déjà en condition de guerre, TK fut traité en rebelle et gardé par des miliciens armés. Comme il ne pouvait être opéré qu’à Port-au-Prince où se trouvait l’équipement nécessaire, on parla même de possibilité de gangrène. C’est alors qu’un membre du groupe initial de ses amis, revenu par coïncidence de voyage, prit les choses en main. Accompagné de l’adversaire macoute — maintenant repentant — de TK, et au nom de leur camaraderie d’antan, il obtint du commandant de la milice la permission tacite de transporter le malade à Port-au-Prince pour les soins nécessaires.

 

Les démarches en la matière se poursuivirent fiévreusement pendant la journée près des autorités civiles et militaires et la population se mit en branle pour sauver l’enfant terrible de la ville, dans le contexte de son arrestation. Les visiteurs, maintenant admis, affluèrent près de son lit d’hopital, une collecte de fonds assura son départ immédiat, et on se procura un véhicule capable d’affronter les problèmes de la route. TK partit le jour même en fin de soirée pour  Port-au-Prince, avec une petite escorte d’amis, dont un milicien d’occasion dûment autorisé et muni d’un laisser-passer. Ainsi libéré d’office, TK guérit et s’en tira. Aux Cayes, la vie reprit son cours.

 

Près d’un demi-siècle plus tard, ces moments revécus de la petite histoire ramènent à des questions encore brûlantes d’actualité. Nous en portons certes les séquelles, mais aussi les ressources.

 

Ce fut un été de rires et de pleurs, de sang et d’adieux, de catastrophe et de renouveau.

 

 

Marie-Thérèse Labossière Thomas

Juin 2008

thesydescayes@yahoo.com

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