La rançon du mépris

La rançon du mépris

par Marie-Thérèse Labossière Thomas

 

Les voyages d’agrément à l’étranger, les “shopping trips” à Miami ou ailleurs, les études dans les grandes universités américaines ou européennes, coûtent cher et se paient en dollars américains. La kyrielle de frais de déplacements officiels et de conférences à l’étranger se paie aussi en dollars américains. Les soins de santé à l’étranger, et qui ne servent qu’une partie infime de la population, contribuent tout autant à la fuite des devises sans pour cela aider au bien-être général. Les dépôts bancaires de millionnaires haïtiens se découvrent dans les pays étrangers. Et tout cela se finance par les profits que réalisent les entreprises, par les salaires des fonctionnaires et cadres publics ou privés, les recettes de l’État haïtien, de même que l’assistance internationale — sans toutefois considérer les activités illicites dont on parle depuis quelque temps dans le pays. Pourquoi donc le tollé en ce qui concerne la loi sur l’augmentation du salaire minimun à environ cinq dollars par jour (et non pas par heure) récemment votée par le parlement haïtien ?

 

Controverse autour du salaire minimum

 

Cette situation suscite nombre de réflexions concernant l’effet du décalage de revenus sur notre économie nationale, dans le cadre de nos conditions politiques, sociales et culturelles. On peut aussi se demander à quel point certains membres des « élites dirigeantes » considèrent leurs compatriotes moins fortunés comme des humains à part entière, alors que la disparité de salaires et de modes de vie évoque une sorte d’esclavage moderne ou tout au moins de servage. La vérité sort de la bouche des enfants, dit-on. Une personne de ma connaissance en fit l’expérience. C’était à l’époque où de nombreux expatriés projetaient de rentrer au pays. Partie en voyage de reconnaissance avec sa famille, et après une invitation à dîner chez des amis, cette dame entendit sa fille d’environ huit ans et jusqu’alors élevée aux États-Unis lui demander : « What’s the matter with the slaves? — Pourquoi a-t-on les esclaves ? ». De leur côté, les étrangers ne manquent pas non plus de dénoncer le spectacle des conditions de vie inhumaines de nos concitoyens. Témoin, cette récente photo gagnante du Prix UNICEF qui provoqua l’indignation de nombre de compatriotes.

 

Point n’est besoin de s’étendre sur les causes de notre état actuel, où figure ce fruit de l’héritage colonial qu’est la déchirure de notre tissu social. La loi sur le salaire minimum, récemment passée par le parlement haïtien, a engendré des discussions passionnées dans les media avec des arguments valables pour et contre lorsque pris dans un certain contexte, de même que nombre de  « joure manman ». Par ailleurs, les manoeuvres dites dilatoires de l’Éxecutif ont intensifié les manifestations d’étudiants.

 

D’après un document de Batay Ouvriye, le récent accord négocié en Haïti entre l’entreprise Marnier-Lapostolle et ses ouvriers syndicalisés porte pourtant le salaire des journaliers à 400 gourdes (soit environ dix dollars américains), en tenant compte du taux d’inflation et autres ajustements prévus par la loi. On se demande donc pourquoi la loi sur le salaire minimum ne pourrait être immédiatement applicable, tout au moins aux grandes entreprises et aux nantis.

 

Il est compréhensible que le passage de ce salaire minimum de 70 à 200 gourdes par jour ait pu provoquer une certaine surprise dans des secteurs de la population, bien qu’il semble en avoir été question depuis au moins deux ans. Alors que dans les milieux d’affaires on s’exprime plutôt en dollars, il n’est pas difficile de réaliser qu’au taux de change actuel (environ quarante gourdes pour un dollar américain) le salaire minimum passera d’environ $1,75 à $5 par jour ; montant toujours scandaleusement faible et à peine croyable, vu le niveau de nos importations et le coût de la vie. Déjà, les commentaires en rapport au vote de la loi HOPE, promulgée en 2006 aux États-Unis et renouvellée en 2008, faisaient état de quatre à cinq dollars de salaire journalier pour les ouvriers des compagnies de sous-traitance, d’après les conditions établies et les avantages fiscaux que recevraient leurs patrons.

 

À ce sujet, il est aussi triste de constater que lors du ferment d’idées qui suivit la chute de Duvalier en 1986, on envisageait plutôt un développement autonome, autocentré, et prioritairement agricole. Contrairement au Plan Reagan pour Haïti des années 80, dont les effets sont bien connus, il s’agissait plutôt de décentralisation, d’autosuffisance alimentaire, d’urbanisation des campagnes, de développement communautaire, de promotion d’industries locales et de coopératives de production ; idées en partie reflétées dans la présente Constitution. Aujourd’hui cependant, le néolibéralisme aveugle implanté dans le pays rend acceptable la sous-traitance comme mal nécessaire, vu l’état navrant de notre économie. On en connaît aussi le résultat sur la scène mondiale.

 

Dans ce contexte, qu’en est-il des petites et moyennes entreprises qui se démènent pour survivre en tirant le diable par la queue ? À-ton prévu pour elles des mesures de soutien afin d’éviter des licenciements qui leur deviendraient peut-être nécessaires de par l’augmentation du salaire minimum ? Si oui, tant mieux ; sinon, la carence des institutions gouvernementales se ferait ici cruellement sentir, alors que les grands patrons, brandissant la menace du chômage, ne verraient en la circonstance qu’une diminution de leur profit. La nonchalance affichée par le chef de l’État, quant à la promulgation de la loi, risque d’entraîner des complications constitutionnelles et parlementaires alors que la colère populaire recommence à gronder.

 

La disparité des conditions de vie dans le pays s’illustre encore du fait que le prix moyen d’un livre en librairie est maintenant plus du triple du nouveau salaire minimum que fixe la récente loi. Le peuple s’arrange tant bien que mal sur place pour défier la misère, ou émigre en prenant la chance de se jeter en mer ou de se faire tuer en traversant les frontières. Les révolutionnaires d’hier, devenus nantis d’aujourd’hui, privatisent ; et la cruelle boutade que l’on attribue à Marie-Antoinette, « S’ils n’ont pas de pain, qu’ils mangent de la brioche ! » pourrait bien se traduire chez nous par le « naje pou n soti ». À moins qu’il ne s’agisse tout simplement de confusion ou de manoeuvres à courte vue au niveau de l’appareil d’État.

 

La loi sur le travail domestique, un premier pas bien timide

 

Différemment de la perception initiale que partageaient plus d’un, aucun salaire minimum n’est prévu dans le cadre de la récente loi sur le travail domestique ; on n’en parle donc plus tellement dans les media. Cette loi qui modifie l’article 257 du Code du Travail reconnaît certains droits aux employé-es de maison, y compris le repos journalier, un minimum de deux repas par jour, le congé hebdomadaire, la liberté de fréquenter des cours de formation après la journée de travail, le bonus annuel, quinze jours par an de congé payé après une année de service, et toutes les prescriptions relatives au travail des femmes.

 

En plus de l’absence du salaire minimum, on ne peut s’empêcher de noter que, différemment d’autres secteurs, les employé-es de maison ne bénéficieront pas de la journée de huit heures de travail (la leur sera de quatorze heures, en comptant le repos journalier obligatoire), ni des 50 % de majoration de paie que prescrit aussi le Code du Travail pour les heures supplémentaires, le travail de nuit et celui des jours fériés de congé légal. De plus, la loi sur le travail domestique ne prévoit ni le congé de maladie, ni la protection sociale à la charge de l’employeur (assurance vieillesse, maladie, carte de santé, assurance contre les accidents de travail, prestations légales dans les cas prévus par la loi, etc.), pourtant obligatoires en ce qui concerne les autres secteurs ouvriers.

 

Premier pas vers la protection de travailleuses et travailleurs jusque-là trop longtemps négligés, la loi sur le travail domestique établit cependant leur inégalité sur le marché de l’emploi. Une journée de travail de quatorze heures (6 heures du matin à 8 heures du soir, par exemple) ne laisse que très peu de temps aux obligations personnelles et familiales, de même qu’à la formation et aux loisirs. De plus, la carence de congé de maladie et de protection sociale constitue pour ces employé-es un facteur important d’incertitude et d’instabilité économique. Malgré les palliatifs qu’elle y apporte, la loi sur le travail domestique aura cependant le mérite d’étaler au grand jour l’inhumanité des conditions de vie d’un important secteur de la population. Il reste encore beaucoup à faire et le problème des enfants en service demeure entier.

 

Différemment de l’initiative parlementaire qu’est la loi sur le salaire minimum, celle concernant le travail domestique fut déposée au parlement par le Ministère à la Condition Féminine et aux Droits de la Femme. On se demande cependant dans quelle mesure le gouvernement aura les moyens de sa politique, alors que le chômage sévit dans toute sa rigueur. A-t-on aussi prévu les mécanismes d’application de la loi ?

 

Migration et politique

 

Dans un tel contexte, nos compatriotes continuent de quitter le pays qui, d’après certains, constitue une « honte » pour la région. Aux États-Unis, on refuse même aux immigrants Haïtiens en situation illégale le statut TPS, mesure humanitaire qui leur permettrait d’y travailler temporairement à cause des catastrophes naturelles ayant frappé notre pays. Difficile de crier au racisme alors que se trouve, à la tête du gouvernement américain, un congénère qu’assiste un Haïtien en tant que directeur du Bureau des affaires politiques à la Maison Blanche. La présente administration américaine semblerait plutôt vouloir éviter un influx de « boat people » fuyant une impitoyable réalité. La politique manoeuvrière qui utilisa la vague migratoire de réfugiés haïtiens en tant qu’arme politique se retourne donc maintenant contre les démunis, alors que ceux qui, grâce à eux, purent rentrer au pays dans les avions de l’Oncle Sam continuent, avec leurs nouveaux alliés, de bénéficier de la misère.

 

On n’oubliera cependant pas que Haïti fut pendant longtemps une terre d’accueil pour ceux en quête de liberté et de meilleures conditions de vie. En témoigne un article du journal Alexandria Gazette, en date du 14 septembre 1824 qui, en décrivant le départ de congénères américains pour Haïti à l’invitation du président Boyer, concluait en ces termes : « …et on peut facilement voir que des milliers saisiront au plus tôt la chance de suivre leurs parents et amis à la terre promise ».

 

Plus tard, à l’époque du Tricinquantenaire de notre Indépendance, en 1954, nous étions encore la seule nation à avoir vaincu l’esclavage et jeté un défi au colonialisme et au racisme dont nos congénères Africains, Antillais et Afro-Américains subissaient encore le joug. Est-ce pourquoi je réalise maintenant la force et la portée du serment que, enfant, je récitais en groupe sur la cour de l’école : « Je jure que je crois au génie bienfaisant de ma race, aux destinées immortelles et glorieuses de ma patrie ; que je servirai les intérêts de ma race et de ma patrie avec dévouement et désintéressement, jusqu’au sacrifice. »

 

Nous paraissons parfois en être bien loin aujourd’hui. Loin du temps où nous représentions pour nos congénères une source d’espoir et d’inspiration sur la scène internationale. Loin du temps où nous chantions avec ferveur ces paroles de « Fière Haïti » qui inspirèrent jusqu’à la tombe une amie aujourd’hui disparue et dont je salue ici la mémoire : « … la tête altière et hauts les fronts … pour ton salut nous lutterons … à te salir on dira non ! » et dont les échos semblent encore parfois inspirer notre jeunesse.

 

Les protestations estudiantines d’aujourd’hui s’inscrivent dans cette tradition patriotique. « La jeunesse est faite … pour l’héroïsme », disait-on. À cet âge d’élans, d’ardeur, de générosité et d’enthousiasme, où l’on se sent imbu-es de responsabilité citoyenne, nos jeunes n’ont cessé de le prouver et le font encore aujourd’hui, parfois même au prix de leurs vies. Trop souvent manipulés, ils constituent néanmoins le fer de lance du changement. Il incombe à un gouvernement responsable d’engager un dialogue constructif plutôt que de laisser s’enflammer une confrontation qui ne peut que nuire au pays. La promulgation des lois sur le salaire minimum et sur le travail domestique en serait un premier pas.

 

Marie-Thérèse Labossière Thomas

11 juin 2009

thesydescayes@yahoo.com

 

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