Le Vodou vu d’un profane

 

par Teddy Thomas

On croit plus volontiers à de fausses vérités mille fois entendues qu’à la vérité qu’on entend pour la première fois.

Dans cet essai, je voudrais proposer quelques réflexions sur un sujet trop peu débattu. Il hante littéralement les esprits, mais les bouches restent parfois cousues sur cet aspect de notre vie nationale qui ne demande pas mieux que de rester tapi dans l’obscurité pour continuer son oeuvre morbide. Vous avez peut-être deviné en lisant le titre, mais il s’agit de la superstition, que je me garderai de confondre avec le Vodou. Celui-ci, malgré son rôle fédérateur dans le rassemblement d’esclaves déportés de plusieurs points d’Afrique puis systématiquement divisés, a été officiellement refoulé sans égard, puis combattu par nos gouvernements et les classes dominantes dont le rêve a toujours été de préserver l’hégémonie européenne ou blanche, en se réservant le rôle d’interlocuteurs préférés avec l’étranger.

J’ai récemment participé à un débat sur Internet dans un forum de discussion. Voici le message qui avait fait la Une ce jour-là : encore une fois un autre cas de Zombification, à Pétionville, cette fois-ci ; hier sur Tele Eclair chaîne 4, le père de la zombie entérrée depuis 5 mois a parlé des coups infligés à sa fille de 34 ans. Cette dernière était dans un état d’égarement, laide et méconnaissable. Voilà ce qu’est le Voodoo ; voilà ce qu’on veut nous présenter comme religion ou comme culture…

La nouvelle est triste et alarmante, mais je trouve la conclusion hâtive. Il ne faut pas ainsi s’empresser d’associer la criminalité occulte au Vodou. Je conviens qu’il peut exister un chevauchement, mais ce n’est pas juste de ne toujours voir que du mal à cette religion largement pratiquée dans nos campagnes et, à un niveau moindre, dans certains milieux urbains. Comme l’indique l’une de nos plus belles chansons créoles, des mères haïtiennes vont parfois voir des houngans pour soigner leur enfant : Pitit mwen malad, m ale kay gangan. J’ai connu plusieurs paysans et paysannes, pratiquants du Vodou, qui refusaient toutes relations avec ceux qu’ils appellent les malfaiteurs (malfektè) qui commercialisent leurs connaissances du terroir pour causer du tort. Si l’on se met toujours à généraliser, dira-t-on aussi, au vu du scandale provoqué surtout aux États-Unis par la conduite des prêtres homosexuels dont le Pape s’est récemment excusé, que tous les membres du clergé catholique pratiquent la pédophilie et l’homosexualité ? Ce serait franchement absurde et malhonnête. De même, attribuer au Vodou les sortilèges les plus vils, c’est faire le jeu de ceux qui veulent nous faire peur pour qu’ils restent à l’abri de toute approche méthodique pouvant les déranger.

Il est injuste d’accuser le Vodou de tous les malheurs d’Israël et nous devons appeler par leur nom les crimes de droit commun qui utilisent le Vodou comme cache-péché. Voilà une religion qui a malheureusement survécu sous une forme archaïque, ce qui est en partie dû au fait qu’elle a été forcée de se terrer dans la clandestinité, le déni et la honte. Toute religion enfermée dans un ghetto est exposée à la contamination. Sans être un adepte du Vodou, ni un pratiquant d’aucune foi, je pense que la plupart des religions – Vodou compris – ont un caractère spirituel prenant d’abord pour objet la relation de l’être humain avec des forces qu’il pense, à tort ou à raison, détenir le pouvoir d’influencer sa destinée, et qui seraient même à l’origine de son existence, pour ne pas dire qu’elles détiendraient les clefs de son destin après la mort. Toute morale est, au demeurant, sociale, et l’essentiel est de bien agir envers les autres en espérant, au moins, qu’ils vous rendront la pareille. L’important est de bien choisir son positionnement moral et philosophique, soit dans le cadre d’une religion soit en dehors de toute religion.

Pour sortir des ornières traditionnelles, le Vodou devra s’épurer de ses composantes rétrogrades. Il devra aussi être vu autrement par l’ensemble de la société et même bénéficier d’un sérieux coup de pouce de l’État. Les chrétiens, devenus aujourd’hui l’une des plus grandes forces religieuses de la planète, ont été mal vus pendant plusieurs siècles, jusqu’à ce que l’Empereur Constantin 1er embrasse leur religion. Il leur a donc fallu l’alliance du politique et du religieux. Pour nous, Haïtiens, différemment des religions d’origine africaine connues à Cuba, au Brésil et peut-être ailleurs, le Vodou est plus qu’une simple religion ; il représente un élément constitutif de notre identité en raison de son rôle dans la genèse de notre Indépendance et, à ce titre, il mérite un traitement particulier. De même, la judaïté, remontant au prophète Moïse et au patriarche Abraham, ne saurait être dissociée de la nationalité juive ni de l’État d’Israël.

Le Vodou n’a pas été non plus la seule religion à être diabolisée par ses ennemis au cours de son évolution. Les juifs furent exterminés par les nazis, après avoir connu pendant des siècles la malédiction des chrétiens pour avoir prétendument causé la perte de Jésus. Ceux-ci avaient eux-mêmes été livrés en pâture aux fauves par les Romains. La célèbre nationaliste française du quinzième siècle Jeanne d’Arc fut officiellement condamnée et brûlée vive, non pour ses hauts faits d’armes, mais pour idolâtrie ; le mot vaudouisant(e) n’existait peut-être pas encore, ni l’expression père Lebrun. Le Vodou, interdit et combattu par les esclavagistes, qui y voyaient une menace à leur domination, devint plus tard la cible des classes dominantes qui firent du catholicisme la religion d’État. On se souvient encore de la campagne lescotiste menée sous l’instigation du clergé alors essentiellement français. Récemment, des opportunistes ont profité du renversement du régime Duvalier pour régler leur compte sans distinction à des vodouisants comme à des militaires dont le seul tort était de porter l’uniforme, alors que des criminels politiques notoires ne furent pas inquiétés… Bref, encore des histoires !

D’aucuns soutiendront que certaines pratiques criminelles font partie intégrante du Vaudou. Cette thèse est malheureusement acceptée trop souvent en première lecture, faute d’avoir approfondi les faits. La forme de criminalité la plus terrifiante est celle connue sous le nom de « zombification ». En dehors des innombrables victimes de la propagande entretenue autour du Vaudou – et nous l’avons tous été à un moment ou à un autre – je pense que confondre à dessein le Vodou avec la criminalité, au point de faire de celle-ci une composante de celui-là, relève d’une attitude motivée par des intérêts catégoriels. J’ai autrefois, comme la plupart de nos concitoyens, cru dans cette propagande jusqu’à ce que me fût offerte l’occasion d’assister, comme témoin oculaire, à des situations dont je relaterai quelques-unes plus loin dans cet article. Ceux qui confondent Vodou et criminalité occulte sont, pour la plupart, induits en erreur et font le jeu de ceux qui ont vraiment intérêt à cultiver la peur pour agir en toute impunité. Ceux-ci cachent derrière le Vodou une criminalité organisée, par laquelle ils règlent sournoisement leurs petites affaires quand ils ne peuvent pas le faire au grand jour. L’esclavage contemporain est en effet une source de revenus rentable fournie par la main-d’oeuvre gratuite des zombis. De plus, les sortilèges faussement associés au Vaudou permettent souvent à leurs auteurs de se venger de leurs ennemis personnels. Le Vodou est ainsi utilisé comme arme d’intimidation afin de perpétuer la tyrannie de l’occultisme criminel et le public, pigé dans la confusion, n’y voit que du noir. Sur le plan psychosocial, la diabolisation du Vodou affaiblit le moral des masses, et les empêche de renouer spirituellement et au grand jour avec ce qui, aux yeux du monde, avait fait leur grandeur. C’est aussi l’entretien d’un complexe d’infériorité et d’un mythe toléré volontiers par les minorités possédantes, qui passent pour être les seules respectables, autorisées à traiter les masses avec le plus grand mépris. Ce sont pourtant les racines qui nourrissent toujours l’arbre et ses fleurs, de même que le Vodou par rapport à notre identité historique.

Il se rapporte qu’à une certaine phase de notre lutte pour l’indépendance, nos ancêtres esclaves ont combattu l’oppresseur par l’empoisonnement. Des réseaux furent ainsi constitués, par le biais de sociétés secrètes qui auraient survécu à travers les générations. Mais utiliser l’arme du poison sans la justification du combat pour la liberté équivaut à puiser dans un ancien arsenal de guerre pour armer le banditisme. Certains utiliseront l’argument fallacieux que l’empoisonnement par des moyens occultes constitue un recours en justice pour ceux qui sont victimes d’abus personnels et n’ont pas accès aux tribunaux officiels ; il s’agirait alors d’une justice au rabais vendue au premier demandeur, où l’accusé, en principe absent, n’a ni l’occasion de présenter sa défense, ni celle de connaître ses accusateurs. Le verdict est sans appel. La peine de mort qui en est habituellement l’issue fait qu’en cas d’erreur reconnue, la sentence est irréversible.

Point n’est besoin d’être un pratiquant ou un initié pour constater le tort que l’image confuse du Vodou peut causer à l’ensemble de la nation. C’est l’image entretenue à dessein pour insuffler la peur et le dégoût d’une religion qui a le tort d’être celle des masses. Chacun de nous est plus ou moins conscient de l’existence probable de forces occultes à qui il vaut mieux ne pas avoir affaire. Je ne me lancerai pas dans des références mythologiques ni dans une énumération de divinités vodouesques, qui seraient sans pertinence réelle à cet aspect social et politique de la question. Je n’accepte aucun dogmatisme et récuse toute autorité infaillible qui essaierait de faire sa chasse gardée de ce problème à dimension nationale. Le Vodou, d’ailleurs, n’existe pas sous une forme unifiée comme le catholicisme, le judaïsme, l’islam, etc. Il n’a ni catéchisme, ni livre sacré. Dans sa réalité essentiellement populaire, il s’est transmis jusqu’ici sous la forme orale, en dépit des études et des livres produits par les intellectuels. Il n’existe pas encore de cathédrale Vodou ni de Faculté consacrée à cette discipline, ce qui pourrait éventuellement nous sortir de l’obscurantisme voulu par ceux qui en profitent. Je pense donc que tout Haïtien désireux de voir progresser son pays a le droit d’interroger et d’opiner sur le Vodou en tant que problème fondamental de notre société.

Chacun ayant droit à ses observations et à ses conclusions, je vais, dans ce qui suit, partager avec vous certains faits que j’ai personnellement vécus. Tantôt d’assez près et tantôt d’assez loin, j’ai eu, dans ma vie civile et dans l’exercice de ma profession comme officier de l’armée, diverses occasions d’observer des manifestations du phénomène religieux et du phénomène criminel qu’on tend à confondre sous l’appellation commune de Vodou. Ce sera la relation de certains faits observés à la capitale et en province, pas nécessairement dans l’ordre chronologique parce que je voudrais réserver pour la fin celui qui m’a le plus impressionné.

Dans la vie civile, j’ai connu des familles ouvertement catholiques qui, en même temps, participaient ou organisaient des cérémonies Vodou en mémoire de leurs proches disparus où pour s’attirer les faveurs des lwa. Une jeune fille de ma connaissance se rendait régulièrement à une « danse », partant de son domicile vêtue de sa robe blanche de hounsi (assistante religieuse aux cérémonies). Des gens organisaient parfois des services propitiatoires dans une pure tradition familiale sans jamais faire de mal à quiconque. Devenu adulte, je me suis laissé pousser par la curiosité, voulant observer notre culture nationale au-delà de ce qu’on nous sert dans les représentations folkloriques. J’ai ainsi visité deux peristil dans la banlieue de Port-au-Prince. Assis sur les gradins, j’ai observé les danses d’nitié(e)s et le défilé des oriflammes autour du poto mitan. Une fois, on a fait circuler dans l’assistance des plateaux de griyo et j’y ai même goûté. Tout se déroulait toujours dans l’ordre, sans la moindre trace de sorcellerie, malgré les petites imperfections notées surtout dans les mouvements d’ensemble et la synchronisation. Coup d’oeil du militaire que j’étais alors, peut-être.

Un soir, une jeune femme provoqua un attroupement devant un restaurant de Bizoton où, caserné à cause d’une alerte, je m’étais rendu en permission pour mon repas du soir. C’était apparemment une gede en crise de possession, qui avait gagné les rues ce deux novembre. Soudain, descendu de la zone appelée Rivière froide, un homme vêtu tout de noir, coiffé d’un haut chapeau, pieds nus, portant un pantalon lui arrivant à peine au-dessus des chevilles et une redingote recouvrant son torse nu, fait irruption, armé d’une canne. Je me porte en avant des badauds, prêt à intervenir en cas de violence. Il se présente à nous comme Inspecteur général des gede de son arrondissement, en tournée de dépistage des faux possédés. Il regarde la jeune femme avec un air furieux et sort de sa poche arrière une bouteille plate contenant un liquide dont il se remplit la bouche. Le liquide produit une odeur de poivre si forte que nous devons reculer. Pour nous démontrer son authenticité propre, l’Inspecteur avale quelques gorgées et se rince copieusement les yeux du liquide, en gardant encore une bonne quantité dans la bouche. Il empoigne ensuite la jeune femme et l’attire à lui. Brusquement, il se met à lui asperger le visage du liquide mélangé de salive qu’il crache à forte pression. La jeune femme échoue au test d’authenticité et se met à se frotter les yeux inondés de larmes, mettant ainsi fin à sa crise de possession simulée. L’inspecteur satisfait nous regarde d’un air triomphant et, d’un coup de tête en pleine poitrine, envoie au sol l’imposteur puis s’éloigne à grands pas. Les badauds du quartier me font signe de ne pas le poursuivre : c’était une tradition vodou faisant partie des coutumes de ce jour de la Fête des Morts.

Une autre fois, j’ai vécu une situation où le Vodou en tant que catalyseur aurait pu servir à des fins militaires. En poste aux Garde-Côtes d’Haïti dans les années 60, j’étais surtout un officier de terrain. J’ai aussi servi à bord pendant un certain temps, mais, muté d’office aux GCd’H sans l’avoir souhaité, je n’aimais pas la mer et je fus affecté au Centre d’entraînement, où je participais à la formation des troupes d’infanterie. Je fus parfois désigné pour commander les détachements de fusiliers-marins en patrouille de terre, dans les défilés et pour les missions spécifiques, telles la distribution de secours et la garde des dépôts de vivres (cyclones Flora et Cléo). Comme l’a rappelé un récent éditorial d’Haïti-Observateur, l’armée était autrefois occasionnellement engagée dans des tâches d’assistance aux populations. Un jour où j’étais officier de garde, il me fut ordonné de préparer à toute éventualité la compagnie de fusiliers-marins. Des navires américains dépêchés par le président Kennedy se trouvaient derrière l’Île de la Gonâve, prêts à déverser leurs contingents sur les côtes haïtiennes. Le titulaire du poste de Commandant de compagnie était un officier de grade supérieur au mien. Il était un duvaliériste connu, autodidacte au bagout surprenant, qui cultivait de nombreuses relations dans les milieux populaires. On le soupçonnait aussi d’être un vaudouisant. Ayant fait sonner le rassemblement et distribué les rôles, j’effectuais seul une inspection des lieux quand je m’entendis interpeller par ce même commandant de compagnie, qui semblait m’avoir attendu seul dans l’ombre sous d’un arbre. Il s’adressa à moi en créole, comme il le faisait rarement : « Thomas, si blan yo debake, sa n ap fè ? » [Si les marines débarquent, que faisons-nous?]. Surpris dans le premier temps par cette question d’un officier supérieur, j’ai pressenti alors qu’il avait d’autres propositions en tête. Mon esprit ne fit qu’un tour et je compris qu’il voulait parler d’un apport vodou… Plus tard, en exil, je découvris un livre à New York où l’auteur révélait, de bonne source, que Duvalier avait à la même époque ordonné à tous les hougans de se mobiliser avec leurs effectifs pour la défense du territoire en cas d’invasion ordonnée par Kennedy. Mon sixième sens avait bien joué. Ce commandant de compagnie ne s’était pas caché auparavant d’avoir eu des entretiens personnels avec « le président ». Là encore, j’aurais côtoyé le Vodou, mais dans le cadre de la défense du sol national. Quand cet officier m’a posé sa question, ma réponse fut que nous devrions nous battre jusqu’au dernier soldat. Je l’aurais vraiment fait par principe, mais ce sont les macoutes que j’aurais vraiment souhaité avoir en face de moi. Certains de mes collègues encore vivants peuvent en témoigner : de jeunes officiers et enrôlés d’alors attendaient avec impatience un ordre de marche du Grand Quartier-Général, qui aurait tout changé. Mais cet ordre ne vint jamais. Les Garde-Côtes se retournèrent quelques années plus tard contre Duvalier, mais j’avais déjà quitté le pays pour l’exil. La rébellion fut d’ailleurs mal gérée et se termina en queue de poisson à Guantanamo.

Dans les situations relatées plus haut, j’ai personnellement assisté à des manifestations du Vodou sous sa forme religieuse ou me suis entretenu avec des pratiquants. Il ne s’agit pas de ouï-dire et j’ai pu tirer des conclusions de ce que j’ai moi-même vu. Personne n’est venu me dire avoir entendu quelque chose d’un tiers, qui à son tour se le serait laissé dire par une quatrième personne, ainsi de suite. Nous savons tous comment les faits se perdent ou se déforment à mesure qu’ils entrent par des oreilles pour ressortir par des bouches constituant toute une chaîne de « on m’a dit ». Ma conclusion, au sujet de ces situations, est que les personnes impliquées observaient des traditions de leur religion sans faire de mal à quiconque. Rien de sordide à tout cela, sauf les commentaires défavorables, auxquels il faut toujours s’attendre de ceux qui ne sont pas informés ou qui laissent chaque fois parler leurs préjugés de classe ou de caste.

J’ai aussi observé des situations où des éléments de sorcellerie ou de criminalité peuvent être intervenus, dont voici quelques cas. Remarquez cependant que, plutôt que des faits clairement vérifiables, il s’agira de conclusions basées au moins en partie sur des inférences. L’élément criminel peut être soupçonné ou avoir été réel et, dans ce cas, il relèverait probablement de la sorcellerie et de la criminalité, mais ne serait pas forcément attribuable au Vodou. Malheureusement, on ne prête que rarement attention à la façon dont sont tirées des conclusions trop souvent acceptées comme des faits réels.

Toujours aux Garde-Côtes, arrivant au travail un lundi matin, je fus surpris d’apprendre qu’un de mes collaborateurs immédiats, un jeune moniteur du Centre d’entraînement était décédé au cours du week-end. Rien ne m’avait préparé à une pareille nouvelle et, de plus, aucune information n’était disponible quant à l’endroit où se trouvait le cadavre. On ne pouvait donc ni demander une autopsie ni assister aux funérailles. Comme d’habitude chez nous, la question fut laissée au Bon-Dieu-Bon et la page fut tournée. Quelques jours plus tard, un officier nouvellement promu du grade de premier-maître à celui d’adjudant de marine vint me dire confidentiellement qu’il avait des renseignements concernant le Quartier-Maître Philogène (c’était le nom du disparu), qui avait été fait zombi et se trouvait en un lieu connu. Je lui proposai immédiatement de nous y rendre pour tenter une libération. Hésitant, il me demanda un temps de réflexion et me promit de reprendre le sujet plus tard. Le lendemain, il se rétractait. Il ne savait plus où se trouvait Philogène et ne voulait même plus en reparler. Cet homme avait-il eu peur ou n’avait-il vraiment pas eu l’information qu’il avait prétendu détenir ? J’ai compris que je ne pourrais plus rien tirer de lui sur le fait et nos relations reprirent comme s’il ne s’était rien passé.

Les cas suivants se sont produits alors que j’étais en service à Hinche, mon premier poste d’officier. Très jeune et très conscient des exigences réglementaires, je prenais tout à fait au sérieux mon rôle d’adjoint du Commandant de District dans les fonctions de police. Un jour, je reçus un rapport qu’un cadavre de bébé avait été découvert à peine inhumé derrière une maison. Je me rendis sur les lieux accompagné d’un sous-officier pour le constant et un début d’enquête. Comme on disait alors dans l’armée, juge de Paix requis, formalités légales remplies. C’était un petit corps visiblement mutilé, mais personne ne voulut dire rien plus qu’il avait été probablement dévoré par des animaux. Ce ne fut ni mon opinion ni celle du médecin appelé sur les lieux. Mais l’affaire dut être classée, faute de témoignages. L’auteur du rapport ne put pas ou ne voulut pas nous aider au-delà de son obligation légale d’alerter la police. Un crime, probablement. Du Vodou ? Comment l’affirmer ?

Et maintenant, l’histoire de sorcellerie que je vous avais réservée pour la fin. Je vivais dans une petite maison dont je louais une moitié, à proximité de la caserne où je devais me rendre tôt chaque matin et assurer tous les trois jours le service de garde intérieure. Les autres officiers, de grade supérieur, étaient logés dans une cité militaire appelée les Lattes, à environ une demi-heure de marche, face au terrain d’atterrissage occupé en grande partie du temps par des boeufs. Pour mes repas, je payais un abonnement à une famille qui tenait un semi-restaurant, comme le faisaient quelques autres fonctionnaires de passage à Hinche. Le couvert était d’habitude disposé et les plats servis par une jeune paysanne prénommée Ermance. Celle-ci était aussi chargée d’approvisionner la maison en eau potable, qu’elle devait aller recueillir dans des cruches chaque jour à la rivière la plus proche, le Guayamouk.

Un après-midi, j’entendis frapper précipitamment à la porte de mon domicile. « Lieutenant, dépêchez-vous, on vient de “prendre” Ermance. » C’étaient quelques jeunes filles, affectées au même service qu’Ermance à d’autres maisons du voisinage, et qui allaient avec elle recueillir de l’eau, quand elle fut interpellée par la dame loup-garou habitant au bord de la route. Contre l’avis de ses compagnes, Ermance avait accepté de dialoguer avec la vieille dame et, dans les minutes qui suivirent, elle la suivit dans sa maison pour ne plus en ressortir. J’accours au bureau et je dépêche sur les lieux mon caporal adjoint de police, avec pour mission d’« inviter » la dame à venir me parler et de ramener par la même occasion cette jeune fille qui se trouvait à ce moment chez elle. Entre-temps, je me débrouille pour faire venir le juge de Paix d’urgence à la caserne.

Quelques moments plus tard, je vois arriver mon groupe, qui fait son entrée à la salle de garde en même temps que des curieux commencent à se rassembler dans la cour des casernes. L’accès aux terrains militaires était encore permis à l’époque. Ermance est heureusement là, mais elle a un air tout à fait absent. La dame me dévisage d’un air interloqué. Les conversations se déroulent en créole : « Me voici, lieutenant, que me voulez-vous ? ». Avant de lui répondre, j’examine attentivement Ermance qui, physiquement présente semble vivre dans un autre monde. Son regard est perdu dans le vide, elle bouge à peine et ne semble pas s’intéresser à ce qui se passe autour d’elle. Je l’interpelle : « Ermance » Réponse: « Hmm ». Me reconnaissez-vous ? Hmm. Cette inévitable réponse suit chacune de mes questions. Je me rappelle alors les lectures et discussions de mes cours de religion au sujet du Vodou. « Debout, Ermance. Marchez droit devant vous. Revenez. Asseyez-vous. » Elle exécutait tous les ordres avec l’allure d’une automate. Ermance ressemblait à une zombie qui n’était pas passée par la tombe. Je m’adresse alors à la loup-garou : « Madame, avez-vous fait quelque chose à cette jeune fille ? » « Que voulez-vous dire ? Je suis chez moi et vous me faites chercher ; voilà que maintenant vous semblez m’accuser. Cette jeune fille est venue chez moi et je l’ai reçue, d’ailleurs je ne la connais pas. » La loup-garou faisait au moins bonne contenance et je me sentais un peu désarmé. La foule grandissait dehors et les gens commençaient à s’impatienter. « Lieutenant, ne plaisantez pas avec cette femme. C’est une sorcière qui est venue d’ailleurs s’installer à Hinche et depuis lors elle ne nous cause que des ennuis. Ne lui laissez aucune chance. » J’insiste sans résultat et je réquisitionne la Jeep du poste pour me transporter d’urgence aux Lattes, où je rencontre mes supérieurs. J’apprends que ce cas n’est pas du ressort de la justice, parce qu’il n’y avait pas eu de délit. Je devrai donc chercher un moyen de le résoudre sans mettre personne en danger. Retour à la caserne. « Madame, je vais vous parler en toute franchise. Vous n’êtes pas en état d’arrestation parce que nous ne pouvons rien retenir contre vous. Cependant, écoutez ces gens dans la cour. Si je vous laisse sortir seule, je ne réponds pas de votre sécurité. Je vous propose un compromis. Ramenez cette jeune fille chez vous et renvoyez-la ici dans son état normal. Je vous fais escorter pour votre protection et si jamais quelqu’un vous cherche des ennuis à cause de cet incident, signalez-le-moi et je vous protégerai. Mais gare à vous, s’il lui arrivait quelque chose. Acceptez-vous ce que je vous propose ? ». « Moi, je ne sais pas. J’étais chez moi et me voilà au milieu d’une affaire. Bon, je veux bien rentrer chez moi, pour le reste, je ne sais pas. »

Entre-temps, à mon retour des Lattes, j’avais dépêché mon caporal en vêtements civils, avec l’ordre d’attendre discrètement le retour de la dame dans le voisinage de sa maison. Il devait attendre cinq à dix minutes et intervenir avec le juge de Paix pour perquisitionner la maison si la jeune fille n’en ressortait pas. Quelques minutes plus tard, les trois reviennent alors que je m’expliquais aux curieux toujours insatisfaits. Ermance était sauvée. Je n’ai plus entendu parler de la loup-garou. J’espère qu’elle a suivi ma recommandation de quitter Hinche le plus tôt possible. Sorcellerie, envoûtement ? Le seul indice valable est la réputation de cette vieille dame dont la présence dans la ville était manifestement indésirable. Je ne sais jusqu’à présent si c’était un vrai cas de zombification, mais je présume qu’Ermance n’aurait peut pas été retrouvée si ses compagnes n’avaient donné l’alerte.

En tout cas, je pense vraiment que l’État haïtien devrait se pencher plus sérieusement sur le problème. Les forces de l’ordre et les tribunaux doivent disposer de définitions nettement articulées. L’Article 30 de la Constitution de 1987 se lit comme suit : « Toutes les religions et tous les cultes sont libres. Toute personne a le droit de professer sa religion et son culte, pourvu que l’exercice de ce droit ne trouble pas l’ordre et la paix publics. » Cela me paraît bien, mais insuffisant. Encore faut-il définir le délit. Selon un principe juridique assez bien connu, nul délit et nulle peine n’existent sans la loi. J’ai parcouru le Code pénal, pour ne trouver que quelques articles assez vagues sur la violation de tombeaux ou de sépultures, les wangas… danses et autres pratiques quelconques qui seront de nature à entretenir dans les populations l’esprit de fétichisme et de superstition… Que penser du Rara et du Carnaval ? Y a-t-il seulement délit selon qu’une catégorie de gens se sent ou non menacée ? Quand il n’y a ni législation adéquate, ni preuves, ni jugement, qui peut dire valablement le droit ?

Teddy Thomas
teddythomas@msn.com
Septembre 2008

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