Pour ou Contre une nouvelle Armée haïtienne

Pour ou Contre une nouvelle Armée haïtienne (suite)

par Teddy Thomas

Les lecteurs de mon dernier essai, intitulé « Pour ou contre le rétablissement de l’Armée d’Haïti ? », ont été nombreux à réagir. Je m’y étais déclaré favorable, sous certaines conditions, au rétablissement de cette institution militaire, que je souhaiterais voir renaître dans un cadre structurel qui la contraigne à une stricte neutralité politique et exige d’elle la participation, en temps de paix, à des travaux de développement de notre pays. Pour la plupart, les lecteurs et lectrices qui m’ont répondu s’étaient donné la peine de lire attentivement le texte et de saisir le sens de mon propos. Je les en remercie sincèrement. Ils ont compris qu’une armée unie à son peuple est plus résiliente et moins facile à vaincre. Ils ont compris qu’une armée travailleuse et polyvalente peut être appelée à fournir ponctuellement une main-d’oeuvre d’appoint pour aider aux activités de développement. Ils ont compris qu’une armée proche du peuple peut promouvoir la cohésion sociale par la collaboration et la fraternisation dans la poursuite de l’intérêt collectif. Ils ont également compris qu’il est temps de dépasser les lieux communs qui ont trop bien servi ceux qui semblent avoir intérêt à diviser le peuple et l’armée.

Quelques autres lecteurs, bien que moins nombreux, ont exprimé des réserves justifiables, voire des réticences, quant à l’éventuel rétablissement de l’Armée. Il y a lieu de respecter leur opinion tout en appréciant leur participation indispensable à ce débat. Dans ce qui suit, j’aborderai certaines questions qu’ils ont à juste titre soulevées, en y proposant quelques réponses. Comme il fallait également s’y attendre, d’autres personnes ont choisi de rester imperméables à toute argumentation. Malgré les nombreuses déceptions politico-sociales des dernières années, certains semblent refuser de tirer les conclusions qui s’imposent sur la problématique haïtienne et font encore de l’armée l’unique objet de leur ressentiment. Les passions faisant trop souvent mauvais ménage avec la raison, il faudra peut-être attendre, pour ceux-là, que les émotions se tassent davantage et qu’ils soient mieux disposés au dialogue.

L’une des objections avancées contre le rétablissement de l’Armée s’appuie sur l’aspect économique. On se souvient qu’avant même sa démobilisation, on qualifiait cette institution de budgétivore. Je prends, pour le moment, comme référence l’armée que j’avais connue jusqu’à mon départ en 1967. À cette époque, les effectifs s’élevaient à environ 5 000 hommes. Malgré le processus de décadence morale et professionnelle instauré par François Duvalier pour l’affaiblir, l’armée s’acquittait tant bien que mal de son rôle de police. Malgré la terreur inspirée par les tontons macoutes, rejoints par une poignée de militaires opportunistes à la recherche des faveurs du président à vie, on était loin de la situation actuelle de crime endémique, où se produisent beaucoup plus souvent des cas de kidnapping, de trafic de drogue, de viols et de rançonnements à répétition. Il faut le reconnaître, même aux jours les plus sombres de la dictature, le problème de l’insécurité était de loin au-dessous de son niveau actuel.

Dix ans plus tôt, entre le départ de Magloire et le gouvernement intérimaire du général Kébreau, l’effectif militaire était inférieur à 3 000 hommes. Cette armée, chargée non seulement d’assurer la police, la lutte contre les incendies, le transport aérien, le secours maritime, la surveillance de la circulation automobile, le contrôle des véhicules et l’assistance aux sinistrés des nombreux cyclones qui ont frappé le pays, a aussi organisé les élections à travers le territoire en 1957, malgré la validité contestée des résultats. Bien que Magloire se fût pompeusement affublé du titre de général de division, le chef de l’armée était resté jusqu’alors un général de brigade, mais il aurait pu être tout au plus un simple colonel. En effet, selon la configuration tactique de l’époque, une brigade devait compter bien plus que 5 000 hommes. Voilà qui eût été un bon point de départ pour une réforme rationnelle de l’armée, où c’est au sommet qu’on bénéficiait de gros salaires et d’avantages disproportionnés. Mais par favoritisme, la pléthore des hauts gradés s’accentua sous Papa Doc et ses successeurs, avec la distribution excessive de galons aux officiers du sérail et parfois de grosses sommes alors que la base de l’armée continuait de recevoir un salaire de misère.

Aujourd’hui, la Police nationale, qui a remplacé l’Armée sous un différent nom et dans un différent uniforme, fournit moins de services, participe, dans des cas avérés, aux enlèvements de citoyens contre rançon, est moins performante en matière de sécurité et compte au moins 50 % plus d’agents dont les salaires dépassent de loin ce que percevaient les militaires. Cette police coexiste avec une armée onusienne, appelée la Minustah, payée par l’étranger et gobant à elle seule une généreuse portion de l’aide étrangère, qui aurait pu, malgré son caractère paternaliste et humiliant, servir de façon bien plus utile au pays. Pas besoin d’être docteur en économie pour comprendre combien le climat d’insécurité, que ces deux forces sont jusqu’ici incapables d’enrayer, nuit aux investissements et au développement du pays. Pas besoin de l’être non plus pour concevoir qu’une armée jeune, disciplinée et citoyenne, dont une partie des effectifs serait disponible sur simple réquisition pour aider dans les travaux de développement, pourrait apporter sa pierre à la reconstruction du pays. En ce qui concerne le budget, nous ferions bien de revoir les chiffres en comparant le coût de la police actuelle à celui de l’armée démobilisée ou d’une nouvelle armée à effectfs réduits, mais judicieusement utilisés. Quant à nos compatriotes qui croient aux bienfaits de l’aide étrangère, je les inviterais à bien regarder où le bât blesse en évaluant le manque à gagner causé par les frais d’entretien de cette Minustah, soustraits à une aide étrangère qui représente plus de la moitié du budget actuel de notre pays.

Un autre argument avancé contre le rétablissement de l’armée a porté sur l’aspect politique. Il y a, comme on sait, Politique et politique. La première, dans le sens noble et étymologique du terme, n’est rien d’autre que la gestion des affaires de l’État ou l’ensemble des affaires publiques. La deuxième, sa fille dégénérée, est ce qu’est devenue la pratique de ces affaires aux mains de personnages roublards et magouilleurs qui trahissent trop souvent la confiance dont les a investis, à travers des élections, l’ensemble de leurs concitoyens. C’est précisément cette politique dont aurait dû s’abstenir l’Armée et contre laquelle le Colonel Paul Corvington, Directeur de l’Académie militaire d’Haïti de 1952 à 1957, mettait en garde ses élèves dans l’un de ses discours de remise de diplômes : « La politique comporte des gymnastiques et des implications incompatibles avec l’éthique de votre profession des armes. »

Il est évident que l’Armée s’est souvent impliquée dans la politique partisane, non seulement par le comportement servile et indigne de certains de ses membres, mais par des coups d’État perpétrés d’habitude par ces mêmes personnages. Un coup d’État militaire comporte presque par nécessité un élément de traîtrise. Ses auteurs, le plus souvent des hauts gradés, sont d’ordinaire les seuls à jouir d’un accès illimité à la personne du président. Ils bénéficient de la confiance de ce dernier et, très souvent, de ses faveurs jusqu’au jour où, par des chuchotements de couloir, ils s’entendent pour lui mettre la main au collet après lui avoir fait des courbettes la veille.
Il en est différemment d’un soulèvement populaire qui force un président à démissionner, même avec l’appui de l’armée. Le mouvement populaire pacifique, s’exprimant par des grèves, des manifestations et le refus de coopération, s’inscrit, lorsqu’il n’est pas téléguidé, dans une logique de liberté d’expression et de protestation contre un chef d’État coupable d’avoir trahi la Constitution qu’il avait juré de respecter. En se faisant parjure, le chef d’État devient alors l’auteur de ce qui est l’équivalent d’un coup d’État contre la nation. Et si, dans la foulée, il ordonne à l’Armée d’ouvrir le feu sur des citoyens pacifiques, celle-ci doit avoir pour obligation morale de se distancier de la présidence. Telle aurait été, d’après certaines rumeurs, la réaction du général Namphy en 1986, face à un jeune Duvalier qui lui aurait ordonné de faire tirer sur les manifestants. Les foules de Port-au-Prince ont, à cette occasion, rendu à leur manière un affectueux hommage à Namphy qu’elles rebaptisèrent Choucou tout en portant sur leur dos, au cri de « Vive l’Armée », des soldats en uniforme dont les photos firent le tour du pays et de la diaspora. Comme la plupart de ses prédécesseurs, Namphy devait par la suite donner dans l’autoritarisme. Tout de même, cela avait été une levée de boucliers quasi générale où les citoyens avaient en masse gagné les rues pour protester. Pour une fois, l’Armée avait eu, pendant un temps trop court, un comportement démocratique.
Ce type d’événement exige une forte dose de courage civique, comme l’ont aussi démontré aux États-Unis les militants menés par Martin Luther King, et, en Inde, les masses conduites par Gandhi. Ce courage est celui qui permet d’avancer malgré les coups de matraque et les arrestations, et de maintenir la pression des rues bien qu’il en coûte. C’est cette forme de courage qui marque souvent la différence, entre, d’une part, ce que les dirigeants politiques de l’heure font passer pour des agitations sporadiques à réprimer et, d’autre part, la détermination inflexible d’un peuple décidé à forcer le changement. Face à un pouvoir exécutif parjure, il revient à tous d’assumer leurs responsabilités, dans une prise de position courageuse, citoyenne et non partisane qui suppose l’implication de la société civile, des Corps législatif et judiciaire, et de l’armée. Citons, à ce propos, l’Article 186 de la Constitution : « La Chambre des Députés, à la majorité des deux tiers (2/3) de ses membres, prononce la mise en accusation: a) du Président de la République pour crime de haute trahison ou tout autre crime ou délit commis dans l’exercice de ses fonctions. » Faut-il pour autant penser aux récents événements du Honduras où la Cour suprême ordonna à l’armée d’arrêter le président qui avait agi en marge de la loi ? Pas si vite, car le peuple, vrai dépositaire de toute légitimité, était, dans ce cas, de l’autre côté de l’équation par rapport à la Cour suprême et à l’armée…

Un troisième argument a pris pour objet la capacité proprement militaire d’une nouvelle armée haïtienne, face à un ennemi mieux équipé. Comme je l’ai souligné dans mon précédent article en évoquant la stratégie de Toussaint face aux troupes de Leclerc, il y a plus d’une façon de faire la guerre. Les petites armées, acculées par de plus grandes à une guerre défensive, peuvent trouver un avantage non dans la richesse du matériel militaire, mais dans l’ingéniosité humaine, l’élément de surprise, la connaissance du terrain, l’audace des chefs et la détermination des combattants. Voilà, par exemple, bientôt huit ans que la plus forte armée du monde s’épuise vainement à poursuivre une poignée de terroristes dans les montagnes du Pakistan et de l’Afghanistan. La riche armée américaine a également commencé à faire machine arrière en Irak après avoir investi des milliards de dollars et détruit des milliers de vies pour capturer et exécuter un homme sans avoir pu soumettre son peuple. Rappelons-nous aussi comment la France d’abord, puis les États-Unis eurent successivement à mordre la poussière au Vietnam. Le potentiel militaire d’une armée qui se bat à côté de son peuple est difficile à cerner avant l’action. D’où l’éventuelle utilité, pour Haïti, d’un service militaire national, où une petite armée professionnelle peut se préparer, avec la participation massive de la population, à la défense du territoire par une stratégie de mouvement et de harcèlement d’un éventuel envahisseur. Retenons ce principe incontournable : quelle que soit sa supériorité en matériel militaire, une armée n’a pas encore gagné la guerre tant que ses soldats n’ont pas physiquement occupé le terrain et en contrôlent le moindre mètre carré.

Il est de constatation courante que l’équilibre militaire entre les pays n’est pas pour demain. Toutefois, plusieurs exemples ont récemment retenu l’attention, où des pays moins forts montrent leur volonté de disposer d’une défense militaire tout au moins crédible. Le 14 juin dernier, les Palestiniens ont repoussé une proposition du Premier ministre israélien de reconnaître l’État palestinien à condition que celui-ci soit complètement démilitarisé. Aux yeux des Palestiniens, ils ne sauraient avoir un vrai État sans une armée. Sans pouvoir se doter d’une puissante armée, l’Autorité Palestinenne refuse de se sentir sans défense. David a eu besoin de sa petite fronde pour abattre Goliath. Citons aussi le cas de la France, placée entre les deux grandes puissances nucléaires américaine et russe. Surprise en position d’infériorité par le Traité de non-prolifération (1968), puis par le Traité de réduction des armes stratégiques (Start) signé en 1991, la France possède aujourd’hui environ 300 têtes nucléaires, alors que les deux grandes puissances en déploient chacune au moins 6 000 (L’Express, 21 mai 2009). La France refuse, malgré l’insistance des autres grands, de réduire son seuil actuel, considérant que son système de défense serait alors trop peu crédible. De leur côté, les deux superpuissances poursuivent, entre les récents sommets économiques, les rencontres sur des sujets d’ordre militaire. Le président américain Barack Obama et le russe Dmitri Medvedev viennent de se concerter, au début de ce mois de juillet, pour parler justement d’équilibre de forces et d’armement. Entre-temps, les moins grands ne désarment pas. L’Inde s’apprête à inaugurer, d’ici deux ans, son premier sous-marin nucléaire. Qui veut la paix prépare la guerre. Ce qui est vrai pour les autres pays, petits, moyens et grands, devrait aussi l’être pour nous. Une force nationale purement défensive et utile à notre pays devrait être à notre portée. Yes, we can.

Un correspondant a évoqué l’hypocrisie des autorités haïtiennes en ce qui concerne l’armée. J’avais, dans l’article précédent, souligné le paradoxe qui ressort de la demande du maintien de la Minustah par Préval alors que celui-ci refuse d’entendre parler du rétablissement de l’armée d’Haïti. Il veut donc d’une armée, pourvu qu’elle soit étrangère. À bien regarder, le mystère n’est pas si opaque qu’il y paraît. Préval, ainsi que tout autre gouvernement voulu par la prétendue communauté internationale sous l’égide de l’Oncle Sam, a besoin d’une force militaire pouvant faire face à toute tentative de déstabilisation de son gouvernement par les armes. Qui d’autre que la Police nationale peut représenter le plus grand danger en ce sens ? Comme du temps de François Duvalier, il faut un contrepoids, face à l’unique force nationale organisée qu’est la Police actuelle. Hier les macoutes, aujourd’hui les militaires onusiens. Comme Aristide, qui s’était entouré de gardes de corps étrangers, Préval ne semble pas faire confiance à ses compatriotes quand il s’agit de préserver son fauteuil présidentiel. Il ferait pourtant bien de se rappeler qu’une fois que, sur ordre des États-Unis, la garde rapprochée d’Aristide a fait le vide autour de lui, le roi s’est senti nu et son seul recours fut de vider les lieux.

Teddy Thomas
Juin 2009
Adresse électronique : teddythomas@msn.com

 

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