Un obstacle de plus à notre développement :


la fausse opposition entre l’intellectuel et le manuel

par Teddy Thomas

 

On n’est jamais si bien servi que par soi-même. Si cet adage vaut pour les individus, il pourrait aussi s’appliquer aux peuples, à ceux qui touchent chaque jour du doigt la réalité de leurs misères, à ceux qui sont mieux placés que quiconque pour bien connaître leurs problèmes et en chercher les solutions. À condition qu’ils ne vivent pas sous la férule d’une autre catégorie de personnes, celles qui usurpent le droit de penser à leur place et de leur dire la voie de leur salut.

 

Rien ne le démontre mieux qu’une initiative, relativement récente, d’un modeste paysan du Burkina Faso, ce pays frère d’Afrique baptisé autrefois Haute-Volta par les occupants européens. Ce vieil homme, nommé Yacouba Sawadogo, s’est imposé, aux yeux du monde, comme le champion de la lutte contre la désertification (The Nation, 7 décembre 2009). Il a seul résolu un problème qui avait préoccupé pendant de nombreuses années les experts internationaux. Inspiré d’une méthode agricole ancestrale, cet Africain a stoppé l’avancée du Sahara et permis aux habitants qui avaient fui de revenir cultiver leurs champs. Selon un professeur de l’Université Vrij d’Amsterdam, qui suit depuis des années le travail de Sawadogo, « Yacouba, à lui tout seul, a eu davantage d’impact sur la conservation que tous les chercheurs nationaux et internationaux réunis » (Journal du Mali, 14 mars 2012).

 

Voilà qui donne à réfléchir sur l’emploi qu’on fait souvent du mot « intellectuel », surtout comme substantif pour désigner une personne. Comme adjectif, ça passe encore. On parle ainsi adjectivement d’activité intellectuelle, d’effort intellectuel, etc., et cela se comprend et s’accepte sans jugement de valeur sur les personnes. Mais dire d’un groupe de gens que ce sont « des intellectuels », c’est créer une catégorie à distinguer des « autres », et nous savons tous où cela mène. Les autres, c’est-à-dire ceux qui ne sont bons qu’à travailler avec leurs mains, à s’adonner aux travaux considérés dévalorisants, à occuper les petits emplois et à servir les maîtres… Les autres qui ne savent ni ne peuvent « penser », comme si leur travail ne supposait jamais une intervention de l’intelligence. Il y a aussi, dans le même ordre d’idées, ceux d’entre nous qui ne sont pas nécessairement des travailleurs manuels, mais sont censés s’installer dans une admiration passive desdits intellectuels.

 

Le substantif intellectuel désigne couramment ceux qui se consacrent aux choses de l’esprit. Certes, dans leurs domaines respectifs, ces personnes mènent une activité tantôt appréciable, tantôt d’une utilité douteuse, mais pourquoi les regrouper dans une catégorie qui les distingue des autres ? Tout comme il existe de bons maçons, plombiers, électriciens, on rencontre couramment de bons enseignants, chercheurs, écrivains, philosophes, et j’en passe. À chacun son métier, un point et c’est tout. Il devrait simplement s’agir d’activité choisie ou acceptée comme une forme de travail pour gagner sa vie ou contribuer à la production sociale. Pourquoi donc concevoir ou présenter tout cela comme s’il s’agissait de l’essence même de l’individu et, de plus, d’une manière socialement hiérarchisante ?

 

Autrefois, l’instruction était un privilège et ceux qui faisaient autorité, en matière de connaissances, devaient avoir effectué des recherches qui pouvaient durer de longues heures, parfois dans des bibliothèques éloignées. Un historien haïtien autoproclamé m’a dit avoir fait un voyage en France pour consulter la correspondance de Toussaint Louverture avec Bonaparte ! Ce pointilleux chercheur avait tenu à vérifier de ses yeux si le précurseur de notre Indépendance s’était vraiment adressé au général européen comme « Le Premier des noirs au Premier des blancs ». Les polémiques entre ceux qui ont lu les grands auteurs occasionnent parfois de spectaculaires surenchères entre nos érudits. Aujourd’hui, grâce à Internet, l’information est à la portée de plus en plus de personnes et tout peut être vérifié en un clin d’oeil ou un clic de souris.

 

L’intellectuel se voit parfois comme membre d’une caste, qui existe pour elle-même tout en ayant besoin des autres pour applaudir à ses discours. Il est temps de libérer et démocratiser l’expression afin de reconnaître effectivement à tous le droit à la parole et à l’écoute. Toute nation a un besoin incontournable du travail manuel pour jeter et entretenir les bases essentielles de sa subsistance. Chez nous, en Haïti, le refoulement des masses vers les travaux des champs après l’Indépendance a été vécu comme un retour à l’esclavage. Les mieux lotis, profitant de la production réalisée par la paysannerie dans des conditions inhumaines, ont continué à peupler nos villes à l’instar des colons absentéistes, souvent dans la plus grande oisiveté ou sous prétexte de s’adonner aux choses de l’esprit. Les statistiques démontrent que les travaux manuels, indispensables à l’économie et au développement, sont non seulement les plus dangereux, mais aussi les plus préjudiciables à la santé des travailleurs. Tout le monde aimerait pouvoir y échapper, mais il est injuste d’en faire de manière systématique le lot d’une majorité, au bénéfice d’une minorité qui évite de se retrousser les manches pour mettre les mains à la pâte. Pour notre épanouissement humain, nous avons tous besoin non seulement d’un minimum matériel, mais aussi de nous exprimer et d’être entendus ; c’est un accroc aux droits de la personne que de faire croire à quiconque qu’il ne doit ou ne peut s’exprimer sur la base de critères d’éligibilité imposés par une catégorie d’individus. La notion de pur intellectuel est absurde et contre nature. Elle est entretenue afin de perpétuer les valeurs d’une société bourgeoise ou semi-féodale qui tient à préserver ses stéréotypes et ses inégalités.

 

Plus on dévalorise le travail manuel, plus on décourage injustement ceux qui le font et pousse la société entière vers l’improductivité et la dépendance vis-à-vis des pays qui produisent de quoi subvenir à leurs besoins. De plus, la monopolisation du droit de penser et de s’exprimer par un groupe restreint entraîne chez les autres un abandon de leurs facultés intellectuelles. Par l’effet d’une prophétie auto-réalisée, souvent celui qui doit travailler de ses mains pour survivre et nourrir sa famille emploiera ses heures de loisir, non pas à réfléchir à sa situation et aux moyens de s’en sortir ; il en laissera plutôt le soin à la gent pensante et s’adonnera de plus en plus aux plaisirs de l’alcool, du jeu et du libertinage, en s’éternisant dans les conversations sur ces sujets avec ceux qui partagent son mode de vie.

 

Peut-on jamais savoir le nombre de bonnes idées qui n’ont jamais été exprimées, de projets utiles au pays qui n’ont jamais été élaborés, ou évaluer le potentiel gaspillé parce que tous ces hommes et femmes ont été contraints au silence par la suppression de cette partie de leur humanité qu’est la capacité de réflexion et de partage ?

 

L’Histoire regorge d’exemples d’individus dont la réflexion a bénéficié à leur société ou au monde, sans que ces personnes ne réunissent les critères aujourd’hui applicables aux « intellectuels ». Commençons par Socrate, reconnu par plusieurs comme le père de la philosophie occidentale. Il n’a lui-même jamais publié un livre. Sa pensée nous a été transmise à l’écrit par son célèbre disciple Platon. S’il vivait à notre époque, il ne passerait donc pas pour un intellectuel, pour n’avoir rien laissé d’écrit. Jusqu’où peut -on pousser le ridicule ? Comme les sages paysans d’Afrique et de chez nous, Socrate se promenait en partageant ses réflexions au hasard des rencontres, confondant à l’occasion les prétentieux érudits de son temps et clamant à qui voulait l’entendre que, malgré tout, il demeurait conscient des limites de son savoir.

 

Nous sommes des millions à travers le monde à nous asseoir chaque jour pendant des heures à des ordinateurs. Grâce à l’invention  d’Internet, la communication est devenue plus rapide et les recherches plus aisées, et le monde tourne mieux avec plus d’efficacité. Cette formidable avancée technologique et sociologique est devenue possible grâce à deux pionniers de l’informatique, Steve Jobs et Bill Gates. Sans être détenteurs de diplôme avancés, sans appartenir au monde des diplômés d’universités (college graduates), ces deux piocheurs et révolutionnaires de la pensée se sont lancés bravement dans la recherche et l’innovation, et permis une croissance exponentielle dans le traitement de l’information. N’est-ce pas là une formidable performance de l’intellect ? Heureusement pour nous tous, ils se sont assumés comme êtres humains à part entière et osèrent transcender les barrières psychologiques qui servent encore à inhiber tant de gens. Le monde ne sera plus jamais le même à cause de ce qu’ils ont fait. Ces deux hommes, non réputés comme des « intellectuels » au sens ordinaire, ont modestement débuté par un simple bricolage entre les murs d’un garage. Leur contribution au savoir humain ferait pourtant pâlir d’envie les grands « intellectuels » Newton et Leibniz, co-inventeurs du calcul différentiel et du calcul intégral.

 

Que dire d’un Malcom X, cette figure de proue des années du Civil Rights aux États-Unis, dont la biographie fut un sujet d’étude dans de grandes universités américaines, bien qu’il n’eût pas passé plus de neuf années sur les bancs de l’école ? En s’érigeant comme l’alternative radicale au discours modéré de Martin Luther King, Malcom X inspira les militants prêts à défendre leurs droits par tous les moyens (“by any means necessary”), et força indirectement l’establishment blanc d’alors à accepter les ouvertures que l’on sait aux noirs américains. Celui en qui des réactionnaires ne pouvaient voir qu’un “ninth grader” n’a-t-il pas fait autant ou davantage que ses prédécesseurs dits intellectuels, comme W. E. B. Du Bois, pour le progrès de sa race et l’avancement de la justice sociale dans son pays ?

 

Pendant le moyen-âge, qui a duré plus de mille ans, les intellectuels de l’Église romaine ont contribué à maintenir le statu quo par le contrôle de la pensée chez les adeptes de leur religion. La laïcité a permis à un plus grand nombre de penseurs de remettre en question cette domination et d’entrer dans le Siècle des lumières, avec les idéaux démocratiques encore soutenus en parole par les puissants du monde occidental. Comme on le sait trop bien, les idéologies dominantes sont imposées aux peuples par ceux qui les dominent, à travers leurs alliés de tous poils. N’est-il pas temps d’atteindre un autre palier, en encourageant l’éclosion d’une pensée populaire, ce qui permettra un recadrage intellectuel où les préoccupations de l’esprit coïncideront mieux avec les besoins actuels des peuples ?

 

Pendant longtemps en Haïti, les élites majoritairement composées des descendants d’affranchis avaient maintenu les descendants d’esclaves dans la précarité intellectuelle. En faisant du français la langue de notre Déclaration d’Indépendance, nos ancêtres avaient brandi contre les colons ce que certains ont appelé un « butin de guerre ». Cette langue longtemps adoptée comme langue officielle et celle de l’enseignement a été ensuite l’apanage des élites dirigeantes, foncièrement obscurantistes, qui tinrent les masses à l’écart de tout programme sérieux d’éducation nationale, et riaient des « enfants du peuple » qui essayaient de s’exprimer dans la langue qu’on leur parlait dans leurs écoles. Ces jeunes des milieux défavorisés ne se sentaient jamais à égalité avec ceux qui parlaient le français chez eux. Même la consécration du créole comme langue officielle n’a pas vraiment changé la donne, car il reste encore à accomplir la lourde tâche logistique qui permettra de hisser effectivement le créole au rang de langue d’enseignement au niveau universitaire. Malgré tout, l’équation a été tant soit peu modifiée par le fait de l’exode massif d’Haïtiens pendant la deuxième moitié du vingtième siècle, à l’occasion duquel un nombre significatif de défavorisés eurent accès à un niveau d’instruction qui leur était refusé dans leur propre pays, y compris la maîtrise du français.

 

Intellectuels du moyen-âge, intellectuels des Lumières, intellectuels des temps modernes :  le temps est venu de réaliser un nouveau dépassement, d’autant plus que le glas de toutes les dictatures semble avoir sonné. Saluons au passage les victoires des peuples arabes l’an dernier contre leurs dictatures, et aujourd’hui l’incontestable héroïsme du peuple syrien qui affronte la mort pour se défaire du régime sanguinaire de Bashar al-Assad, paradoxalement médecin de formation comme François Duvalier. Ces peuples en armes ne sont sûrement pas inspirés par de purs intellectuels, mais par des combattants de terrain qui sont à la fois des théoriciens de la lutte populaire. Ce, à l’instar d’un Che Guevara, qui a reçu après sa mort un hommage appuyé du philosophe Jean-Paul Sartre, disant de lui : « Cet homme n’a pas été seulement un intellectuel, mais l’homme le plus complet de son époque. Il a été le combattant, le théoricien qui a su extraire de son combat, de la lutte elle-même, de sa propre expérience, la théorie pour mettre en application cette lutte. » Ce même Sartre s’était déclaré très peu impressionné après une rencontre avec la fine fleur de l’intelligentsia haïtienne à l’occasion d’un voyage à Port-au-Prince.

 

Sortons de la fausse dichotomie intellectuel-manuel : chacun de nous peut et même devrait s’appliquer à être les deux. Nous naissons tous avec une tête pour penser et deux mains pour agir. Aucun déterminisme contre-nature ne devrait nous ravir le potentiel dont la nature nous a tous dotés, ni nous empêcher d’exister comme des êtres humains à part entière.

 

Nous voyons, d’un côté, une classe intellectuelle parfois sans engagement réel, enlisée dans des thèmes mille fois ressassés qui ne correspondent guère aux priorités de l’heure ; de l’autre, des millions de cerveaux et d’intelligences muselés et muets, quant aux questions qui relèvent de leurs besoins actuels. Il faudrait plutôt, toutes catégories confondues, s’atteler à chercher ensemble des solutions aux nécessités de notre temps, donner ensemble le coup pioche là où la réflexion commune en a révélé le besoin, et décider ensemble d’un plan d’action collectif en faisant jouer les potentialités individuelles dans le sens de la convergence plutôt que de la différenciation improductive entre intellectuels et manuels. Ce vieux mode de pensée s’est révélé dysfonctionnel, et ce, particulièrement, dans des pays sous-développés comme le nôtre.

 

La reconstruction d’Haïti et le sauvetage du pays exigeront de nous un dépassement des clivages qui nous empêchent de nous unir dans un effort collectif : noirs et mulâtres, riches et pauvres, prétendus intellectuels et manuels devront travailler coude à coude sous peine de subir le naufrage de la barque nationale. Quand ce sont des factions qui agissent en ordre dispersé, elles n’arrivent qu’à faire des vagues de surface qui ne changent rien. Debout ensemble, nous pouvons créer un tsunami. Le climat de concertation et de coopération nécessaires à notre progrès devra transcender les inégalités et les exclusions. Au-delà du développement matériel que nous réaliserons alors, nous construirons aussi un mieux-être collectif où chacun se sentira apprécié, respecté et désormais épanoui dans la plénitude de ses capacités humaines et dans le respect de la liberté d’autrui.

 

Teddy Thomas

teddythomas@msn.com

Le 11 janvier 2013

 

 

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