La soudaine Intelligence de Carmélie Nozeille

La soudaine Intelligence de Carmélie Nozeille
« J’ai souvent l’impression qu’Haïti est le ber- ceau des histoires les plus fantastiques et les plus incroyables. Pour un écrivain en mal d’inspiration, c’est le pays rêvé ! »
À peine avais-je lâché cette phrase que mon vis-à-vis, une dame d’âge mûr dont la tête s’auréolait de blanc, pour mon plus grand bonheur, répondit :
« Vous ne croyez pas si bien dire, cher monsieur. Moi, qui ai habité la province toute ma vie, j’en ai entendu pas mal et j’en ai même vécu une de très près.
– Ah bon, pourriez-vous avoir l’amabilité de nous la raconter ? dis-je, trop heureux de cette soudaine aubaine ; moi si friand de contes venant de nos villes de province.
– Et comment ? C’est toujours un réel plaisir de le faire, tant cette anecdote me paraît hors du com- mun.
À ces mots, je fis tinter légèrement mon couteau contre mon verre de champagne pour solliciter l’at- tention des autres convives et faire taire le brouhaha de leurs conversations.
Aussitôt le silence obtenu, ladite dame vida d’un trait son verre de vin et se lança dans le récit de sa chronique avec la joie de ceux qui prennent toujours plaisir à raconter la mauvaise fortune des autres.
– Notre histoire du jour se passe dans la ville du Cap-Haïtien dans les années 60. Il y avait une fille tout à fait ordinaire du nom de Carmélie Nozeille qui était loin d’être une beauté et, qui plus est, était terriblement sotte. Contrairement à toutes les ado- lescentes de son âge ayant été scolarisées de très tôt, il lui était difficile, voire même impossible, de s’exprimer dans la langue de Molière et ceci malgré des leçons particulières payées à prix d’or par sa mère la dame Génina Complot.
Mais telle ne fut pas notre surprise, un beau jour, de voir que non seulement elle parlait un français châtié, mais chose plus extraordinaire elle était, subitement, devenue une vraie boule d’intelligence.
À l’école des Sœurs, où j’étais responsable de l’économat, la stupéfaction était totale et générale. La sœur Marie-Antoinette, la directrice, tout à fait désemparée, face à ce phénomène plus qu’insolite, disait à qui voulait l’entendre qu’elle aurait donné tout l’or du monde pour trouver une explication rationnelle à ce fait plus que mystérieux.
Entre-temps, les carnets de Carmélie pourraient faire pâlir de jalousie Albert Einstein lui-même. Il en fallait bien peu pour qu’elle n’ait que des 20 sur 20 dépassant de loin les lycéennes les plus sur- douées de l’institution.
Ces dernières crièrent à l’arnaque arguant qu’une étudiante tout à fait médiocre ne pouvait, du jour au lendemain, obtenir de si belles notes. Bien entendu, elles accusèrent la direction de parti pris en échan- ge, très certainement, de sommes plus qu’im- portantes ce dont la sœur supérieure se défendit avec véhémence.
L’affaire fit grand bruit dans notre petite ville. Un comité (le COPEB, Comité des Parents et Élèves Bafoués) se forma à la vitesse de l’éclair. Celui-ci alerta le directeur de l’Éducation nationale, monsieur Hénock Adméton. Ce dernier dut aban- donner son confort de la capitale pour venir cons- tater, sur place, de par lui-même, les allégations dudit comité.
Constatation faite, il décida de donner à Car- mélie un examen à l’écrit, à huis clos, dans une salle totalement nue. Pour plus de précautions, il chargea aussi deux de ses inspecteurs de monter la garde dans les couloirs avoisinants, question d’être certain que personne ne pourrait souffler, à la petite, la moindre réponse.
Mais les résultats de ces tests furent plus que formidables en maths comme en français, en géo- graphie comme en histoire.
Le COPEB refusa de croire à l’évidence et per- sista dans ses doutes. Il poussa l’inconfort jusqu’à demander un nouvel examen. À l’oral celui-là et en présence de trois de ses membres, de la directrice de l’établissement scolaire et de certains autres parents ayant une réputation d’honnêteté à toute épreuve.
Là encore, Carmélie fut si brillante que tout ce beau monde présent resta baba d’admiration.
Le COPEB, à son corps défendant, dut recon- naître que Carmélie était tout à fait à la hauteur des « événements » et mit, provisoirement, bas toutes ses armes.
À l’exception de Madame Gérone Monhonneur, mère de Maudite Manasse l’élève qui, jusque-là, avait été la plus intelligente de la ville et qui, brus- quement, semblait frappée d’amnésie pour tout ce qui concernait ses études. En effet, depuis plusieurs semaines – fait étrange, faisait remarquer sa mère, ses troubles avaient pris naissance au moment où Carmélie avait commencé à rayonner – son inco- hérence faisait peine à voir. Elle arrivait même à confondre Toussaint Louverture avec le Général Leclerc. Elle affirmait même, sans craindre le ridi- cule, avec une conviction inébranlable que l’Amé- rique du Sud se situait au pôle Nord et que Platon était le plus grand philosophe allemand du ving- tième siècle.
Gérone criait haut et fort à l’arnaque accusant Carmélie de sorcellerie pour tenter de voler «la chance» et le savoir de sa progéniture. Elle fit tant et si bien que certains commencèrent à douter de sa santé mentale.
Bien évidemment, Carmélie devint une bête cu- rieuse pour tous.
À la messe le dimanche, le père Aurélien, le curé de notre paroisse, ne cessait d’évoquer Dieu, les saints, les anges et les âmes du purgatoire afin que l’on trouvât au moins un élément de réponse à toutes ces questions que la ville entière se posait.
Mais hélas, le temps passait et de réponses per- sonne n’en avait. Le mystère restait entier.
Carmélie, comme si cela lui était tout à fait natu- rel, comme si elle n’avait fait que ça toute sa vie, volait de succès en succès. Elle travailla tant qu’elle fut dispensée de certains cours. Elle gravit si vite les échelons que les plus érudites restèrent sur la touche et n’en finissaient pas d’être ébahies. En trois ans elle fit des pas de géant. Elle se retrouva vite en Philo en moins de temps qu’il ne faut pour le dire.
Le professeur de Philosophie de l’établissement, qui l’attendait à ce carrefour dut lui tirer, lui aussi, sa révérence. Carmélie possédait assez cette matière pour assurer le cours à sa place. Ce qu’elle ne manqua pas de faire avec brio.
Aussi, elle réussit les examens du bac en étant première lauréate, battant à plate couture les cer- veaux les plus doctes de la capitale. Gérone Mon- honneur qui ne la perdait pas de vue en resta tota- lement chavirée et se sentit impuissante à renverser la vapeur à ce stade des débats. Elle renonça à coincer Carmélie de manière directe, comme elle le voudrait, et se réfugia dans la prière avec une fer- veur exagérée, car elle sentait, par moments, pour de bon cette fois, vaciller sa raison.
Les premiers signes de folie apparurent quand elle se surprit à parler de Carmélie à tous ceux qu’elle rencontrait sur son passage jusqu’à l’exas- pération. À un certain moment, tout le monde s’était mis à la fuir. Avec raison. Elle s’en moquait. Il fallait qu’elle en parle, indifférente au regard de mépris qu’on lui gratifiait souvent en la traitant maintenant de femme jalouse. « Si je ne parle pas, les pierres crieront ! » hurlait-elle quand on lui adjurait de se taire.
Pendant ce temps, sa petite Maudite dépérissait. Elle se retrouva vite à la traîne et redoubla même plusieurs classes. Des gens, à l’humour féroce, accusèrent Géronne d’être l’instigatrice de la dégringolade de sa progéniture, car, disaient-ils, elle avait eu l’idée saugrenue de la prénommer «Mau- dite» attirant ainsi le malheur sur la pauvre inno- cente. C’était le comble !
De son côté, Carmélie poursuivait son ascension. Elle s’inscrivit à la faculté de droit à Port-au-Prince. Tant pis pour ceux qui avaient espéré la voir couler.
Les étudiants les mieux formés de la capitale allaient peut-être réussir là où les petites provin- ciales avaient échoué ?
Mais hélas, là encore, ce fut la déception pour ses détracteurs. L’étoile de Carmélie brilla, brilla encore et encore au firmament de la gloire. Elle remporta haut la main les examens de fin de cycle. Elle fut, une nouvelle fois, lauréate de sa promotion. Le doyen de la Faculté ne tarissait pas d’éloges à son endroit.
Elle revint, triomphalement, ouvrir son cabinet dans sa ville natale. Elle était devenue une fierté nationale et surtout locale. La ville entière l’admi- rait, le temps ayant été, la meilleure preuve que son revirement n’était ni feint ni dû à la magie noire de forces occultes comme le prétendait Gérone Mon- honneur qui, dans l’intervalle, après le démantè- lement du COPEB, avait été enfermée dans un asile psychiatrique pour acharnement obsessionnel con- tre la personne de la dame Génina Complot. Cette dernière avait juré, sur son honneur, qu’elle n’avait pas eu recours à aucun procédé diabolique pour permettre à son enfant d’atteindre des sommets et prétendait être victime d’un véritable complot de la part du COPEB ; un comité, à son avis, composé de fous à lier.
Tout continua à aller parfaitement bien pour Carmélie jusqu’au jour où… la chance la lâcha, et ceci, de la manière la plus affreuse…
– Ah, l’interrompis-je enfin, je me demandais bien quand allait venir le dénouement de cette saga captivante et très peu commune qui me tient en haleine depuis le début.
– Eh bien, cher monsieur, la fin de cette passion- nante aventure, comme vous dites, est bien plus in- croyable que vous ne le pensez. La débâcle de la demoiselle Nozeille commença vraiment quelque trois ans plus tard ; un beau jour de printemps. Si vous demandez à Gérone Monhonneur (celle-ci, à cette époque-là, avait été mise en liberté surveillée de l’asile psychiatrique local pour bonne conduite et avait pu assister à ces funérailles qu’elle n’aurait ratées pour rien au monde) la date exacte de la déchéance de Carmélie, elle vous dira que la descente aux enfers – c’est bien le terme qu’elle au- rait employé – avait curieusement coïncidé avec les obsèques de Génina Complot, mère de notre héroïne du moment.
Comme de fait, ce jour-là, Maître Carmélie No- zeille, qui avait entrepris de prononcer un discours mémorable en l’honneur de la défunte, se retrouva à plusieurs reprises dans la triste obligation d’avoir à chercher ses mots, son vocabulaire français lui faisant cruellement défaut. La foule, venue nom- breuse aux funérailles de la vieille, n’en put en croire ses oreilles. La facilité d’élocution qui avait caractérisé Maître Nozeille semblait avoir mis les voiles. Les gens les plus indulgents mirent cet étran- ge phénomène sur le compte de l’émotion et du chagrin qui devaient ravager le cœur de la pauvre petite devant la dépouille de cette mère tant aimée et affirmèrent que ce trouble n’était que passager. Mais, les autres commençaient à se poser de sé- rieuses questions.
Ces derniers avaient bien raison d’avoir des dou- tes. Le cas de Carmélie au lieu de s’améliorer em- pira avec le temps. Du vivant de sa mère, encou- ragée par celle-ci d’ailleurs, Carmélie avait poussé l’audace jusqu’à poser sa candidature à la Mairie de la ville. Elle avait remporté les élections, avec une avance plus que confortable, bien qu’ayant dû se colleter à des adversaires redoutables tels que : l’homme d’affaires André Cyprien pourtant riche à millions et l’honorable juge François Pertinent. Ce dernier jouissait de la confiance de ses concitoyens depuis plus d’un demi-siècle, mais ce fait n’avait nullement influencé le choix des électeurs.
La surprise fut totale le jour de son investiture. Carmélie Nozeille bafouilla lamentablement pen- dant son discours, pourtant préparé par ses soins et appris par cœur, qui s’était révélé être une suite totale d’incohérences.
Le Président de la République qui avait fait le déplacement spécialement pour la circonstance était complètement renversé. Que quelqu’un de si bien formé puisse se montrer aussi aberrant un jour aussi glorieux, c’était quasiment du masochisme, de l’au- todestruction, un véritable suicide.
Le parterre d’officiels, de personnalités du mon- de politique et de la grande presse n’en revenait pas. Le doyen de la faculté de droit de Port-au-Prince qui lui vouait une affection toute particulière en at- trapa une syncope d’entendre sa lauréate proférer des inepties d’un grotesque à couper le souffle. Elle provoqua même un énorme tollé de protestations quand elle essaya de faire croire à l’assistance qu’Hippocrate n’était pas le père de la médecine, mais bien celui du droit moderne et tout cela dit dans un si mauvais français que Molière dut se retourner vingt fois dans sa tombe.
Vint le moment où elle ne put même plus lire son papier. Elle accoucha alors d’idioties si inénar- rables que le docteur Axan Picard, qui faisait partie de son cartel, se précipita sur l’estrade afin de lui arracher le micro des mains tout en priant l’as- sistance de bien vouloir l’excuser, car elle devait très probablement souffrir, subitement, d’une rup- ture d’anévrisme ce qui expliquait tout ce cham- bardement dans son cerveau.
Le premier mandataire de L’État, vexé de s’être déplacé pour assister à cette pitrerie se fit recon- duire illico à Port-au-Prince.
Les reporters présents se ruèrent vers Madame le maire qui continuait toujours de bafouiller lamen- tablement afin de l’interroger sur son discours. Ses réponses furent plus incongrues les unes que les autres. Le docteur Picard dut la sommer de se taire pour ne pas aggraver son cas, et on l’emmena d’ur- gence à l’hôpital dans un tohu-bohu et une con- fusion générale.
Aucune médication ne put venir à bout du mal dont elle souffrait.
Souffrait ? C’était beaucoup dire puisque après deux semaines d’hospitalisation forcée – car on dût lui passer la camisole de force pour la contraindre à accepter les traitements prescrits par les disciples d’Hippocrate pour la calmer –, les médecins ne purent faire aucun diagnostic réel concernant sa difficulté d’élocution et la soudaine perte de tous ses moyens. La malade semblait tout simplement frappée d’amnésie totale concernant les dix der- nières années de sa vie, faisant ainsi une croix sur une décennie entière de brillantes études.
Effectivement, Carmélie n’était plus que l’ombre de l’éblouissante étudiante qu’elle avait été.
La ville entière fut plongée, pendant des mois, dans une profonde consternation.
C’était le moment qu’attendait avec impatience Gérone Monhonneur depuis des lustres. Elle cria victoire sur tous les toits et maudit tout haut tous ceux qui l’avaient fait enfermer dans un asile psychiatrique au lieu d’enquêter sérieusement sur la soudaine intelligence d’une fille plus que sotte et condamnée, très certainement, à le rester toute sa vie.
Elle prêchait maintenant la bonne nouvelle de la chute de Carmélie avec une jubilation hors du com- mun. Chute qu’elle avait prophétisée, tel un devin, des années auparavant. Dès les toutes premières lu- eurs de l’aube, elle gagnait les rues en hurlant sa haine aux habitants de la ville, les condamnant ainsi aux tourments de l’insomnie. Le Préfet tenta bien de la faire taire en la faisant interner de nouveau à l’asile psychiatrique, mais il en fut bien incapable, car le comité, le COPEB, refit brusquement surface et s’occupa de trouver, à la soi-disant folle, un avo- cat en vue d’assurer sa défense ainsi que celle de sa fille.
Le débat concernant l’affaire Carmélie Nozeille fut relancé avec beaucoup plus de passion et aussi beaucoup plus d’animosité que par le passé. Car, entre-temps, les dégâts causés étaient considérables et irréparables. Dommage absolu, Gérone Monhon- neur avait croupi des années dans un asile d’aliénés et Maudite, pourtant autrefois si lumineuse, avait raté sa vie de manière totalement inexplicable – elle passait ses journées à travailler devant une machine à coudre Singer pour gagner son pain quotidien n’ayant plus eu la capacité d’apprendre quoi que ce soit –, et qu’une bonne demi-douzaine d’autres ca- marades avait sombré dans une terrible dépression en se rendant compte qu’elles auraient beau étudié, mais jamais elles ne pourraient faire mieux que Carmélie ; une enfant qui, dans un passé encore récent, avait tout l’air d’une imbécile.
Le Comité ne badina pas avec les choses sé- rieuses et somma la jeune Nozeille de s’expliquer sous peine d’avoir un procès sur le dos.
L’accusée se tut.
Son mutisme raviva les haines anciennes et le COPEB fut obligé de passer de la parole aux actes en faisant une déposition à la police accusant ainsi Madame le maire, au mandat encore vierge – puisse qu’elle fut bien incapable de prendre poste –, de SORCELLERIE.
Le mot était lâché et les chiens aussi. La bataille faisait déjà rage.
Chose curieuse et encore plus troublante, à ce moment précis, la ville entière assistait sous ses yeux ébahis à la nouvelle métamorphose de Mau- dite Manasse.
Ce fut soudain comme si cette dernière retrouvait toutes ses capacités d’avant le phénomène. Son cerveau avait recommencé à fonctionner norma- lement. De plus, mystère encore plus grand, elle se mettait brusquement à réciter par cœur des manuels entiers de droit ; elle qui avait été bien incapable de poursuivre ses études. Le comble du comble fut le fait qu’elle connaissait sur le bout des doigts le discours que Carmélie s’apprêtait à prononcer le jour de son investiture à la tête de la Mairie.
Une vague de peur déferla sur la ville et ses habitants laissèrent libre cours à leur imagination et crièrent à qui voulait l’entendre que la fille de Gérone Monhonneur avait été victime d’un échange de cerveau. Une affaire mystique qui, de toute évidence, allait faire des houles.
Le juge François Pertinent, qui n’avait toujours pas digéré sa défaite face à la dame Nozeille, ne se fit pas prier pour aider Gérone à porter l’affaire par-devant les tribunaux. Il allait enfin pouvoir se ven- ger de l’affront subi lors de ces fameuses élec- tions où il perdit ses plumes malgré son grand âge et son immense expérience.
Carmélie, face à cette levée de boucliers, prit peur et tenta de prendre la fuite. Mais, la police, alertée par le COPEB, qui la faisait surveiller nuit et jour à son insu, procéda à son arrestation. Elle allait, bon gré mal gré, devoir répondre des accusations portées contre elle.
C’est ainsi qu’un matin, accablé par une chaleur épouvantable, à l’ouverture des assises criminelles devant une foule hystérique, Madame le maire déchue, cracha le morceau.
Sous les coups de boutoir de l’accusation, elle capitula pour de bon et c’est d’une voix faible et noyée de larmes qu’elle raconta son aventure.
– Ah, il était temps qu’on en arrive à cela, je bouillais d’impatience, dis-je en poussant un soupir de soulagement. Ce récit est réellement épous- touflant !
« Tout est la faute de ma mère, furent ses pre- miers mots au box des accusés. La pauvre en avait assez d’être la risée de toute la ville pour avoir mis au monde la fille la plus laide et la plus sotte de la terre, condamnée à échouer dans l’existence !
Génina Complot, ma mère, incapable de digérer le fait que son unique enfant soit une nullité absolue décida, effectivement, d’avoir recours à la sorcel- lerie pour corriger les erreurs d’un Dieu peu clé- ment. C’est ainsi qu’avec l’aide du bòkor, le sieur Domage Absolu, elle avait pris un « point » c’est-à-dire qu’elle avait signé un pacte avec le diable afin que j’aie soudain une intelligence hors du commun. Elle y avait investi toutes ses écono- mies et le diable avait satisfait à sa demande. Il m’avait fait don, Ô surprise, du cerveau bien rodé de Maudite Manasse. Il avait procédé à un échange qui allait handicaper Maudite pour le restant de ses jours, elle l’élève la plus talentueuse du pays… »
À ces mots une vague de protestations avait se- coué l’assistance courroucée. Gérone Monhonneur, assise au premier rang entre son avocat et la petite Maudite, ne put réprimer un long cri de bête blessée avant de s’étaler raide de rage sur le froid carrelage. Quand elle reprit ses esprits, ce fut pour couvrir la coupable de propos injurieux. Elle refusa de quitter la salle d’audience malgré les conseils avisés de son médecin qui, présageant le pire dans cette affaire plus qu’abominable, ne la lâchait pas d’une semelle. L’assemblée hors d’elle lançait des phrases assassines à Carmélie. Le juge qui présidait la séance menaça de renvoyer celle-ci à une date ultérieure s’il n’arrivait pas à rétablir le calme dans son tribunal. La foule qui était impatiente de con- naître la suite de ce feuilleton à sensations, pour le moins surprenant, se tut et adjura Gérone Monhon- neur d’en faire autant. Seule contre tous “l’ex-folle” obtempéra rien que pour prouver à tous qu’ils a- vaient eu le grand tort, pendant plus d’une décennie, d’avoir douté de sa santé mentale.
Le suspens qui flottait dans l’air était palpable.
À la question de l’accusation : « Madame No- zeille, comment expliquez-vous que le charme qui faisait de vous un as des as ait été rompu, vous faisant ainsi perdre votre prestige à un moment crucial de votre existence et de votre carrière ? »
La tête basse et la mine défaite Carmélie répon- dit : « Eh bien, il y avait une contrainte, comme dans tout pacte d’ailleurs, extrêmement importante qu’avec les années j’avais complètement oubliée : Je n’avais absolument pas le droit d’as- sister à des enterrements ! Et ceci, sous AUCUN prétexte. C’é- tait une condition sine qua non. Ma mère m’en avait préservé de son vivant mais tout a basculé le jour de ses propres funérailles. D’ailleurs, même sans mon oubli, comment aurais-je pu me soustraire à l’obli- gation d’enterrer ma génitrice sans attirer les inquié- tudes et les soupçons de la ville entière ? Devant la relique de cette femme, qui avait cru agir pour mon bien, j’ai perdu, en une fraction de seconde, tous mes acquis. La descente aux enfers avait commencé pour atteindre son apogée le jour de mon investiture comme maire de la Ville ; jour qui aurait dû être celui de mon couronnement.
– C’est ainsi, cher monsieur, que tout le monde à su enfin le pourquoi et le comment du grand mys- tère de la réussite de Carmélie Nozeille.
– Mais, qu’advint-il de tout ce beau monde par la suite ? Demandai-je, le souffle littéralement coupé par le rythme époustouflant de ce récit plus que ro- cambolesque.
– Eh bien, le juge fut bien obligé de condamner Carmélie pour calmer les esprits bien que son avocat ait plaidé non coupable rejetant ainsi tous les torts sur Génina Complot mère de l’accusée arguant que sa cliente n’était qu’une enfant au moment des faits et qu’elle n’aurait pu, en aucun cas, contre- carrer les agissements de sa génitrice.
« La vraie coupable est à six pieds sous terre, votre Honneur ! » n’arrêtait-il de hurler alors que sa voix était couverte par les hurlements de protes- tation de la foule en délire. Mais, Madame Nozeille (mademoiselle plutôt, car elle ne s’était pas encore mariée malgré toute une cour de prétendants à ses pieds ; retardant le moment du choix en faisant la fine bouche. Heureusement pour ses messieurs d’ail- leurs) fut condamnée à une peine plutôt légère au regard de l’accusation : Cinq ans de prison ! Ce verdict était loin de satisfaire Gérone Monhonneur, mais elle dut s’en contenter faute de mieux ; son avoué lui ayant glissé à l’oreille qu’il ne fallait pas trop appuyer sur la pédale, car Maudite avait non seulement récupéré ses capacités à 100%, mais, de plus, elle n’aurait plus à faire ses études de droit, car elle connaissait tous les manuels de cette profession par cœur. Il ne lui restait plus qu’à passer les exa- mens du bac puis à s’inscrire à la Faculté de droit et avoir son diplôme à son tour ce qu’elle pourra bou- cler, très certainement en moins d’un mois.
Ce n’est que dans notre pays qu’on peut entendre un truc de ce genre, une idiote devenir un phénix en un tour de main et un avocat faisant ses études (sans avoir étudié vraiment) devant une machine à coudre Singer dans un minable atelier de couture.
En effet, Maudite put, par la suite, exercer son droit après l’obtention de son diplôme comme si cela était tout à fait naturel. Quand au bòkor, ce fameux Domage Absolu, c’était bien son nom, je n’invente rien, une foule hystérique, sortie du tribu- nal en furie, alla lui régler bien vite son compte. La Police arriva trop tard (d’aucuns disent que ce fut un fait exprès) pour le sauver d’un lynchage en règle «évitant» ainsi à la Ville un autre procès hou- leux.
– Et Carmélie, qu’est-il advenu d’elle après cette affaire délirante ? Questionna l’un des hôtes, encore tout abasourdi.
– Ah, cette chère Carmélie, après avoir purgé sa peine, partit pour l’étranger et on n’entendit plus parler d’elle. Elle est peut-être toujours en train de travailler dans cette factory du Bronx où certains disent l’avoir rencontrée un jour en train de faire des ourlets de rideaux.
– Quelle affaire ! Quel pays ! dis-je alors, tota- lement renversé tandis qu’autour de moi les invités applaudissaient à tout rompre la conteuse qui, sans l’ombre d’un doute, possédait un art consommé de la narration.
Miami, Floride, le 21 février 2006

No comments yet.

Leave a Reply