LA FOLLE JOURNÉE DE TANTE ROSE

LA FOLLE JOURNÉE DE TANTE ROSE
Depuis que Zaza et Betty étaient revenues de New York, la maison semblait être plongée dans une totale euphorie qui risquait de plus en plus de basculer dans la folie tant ces demoiselles, tout excitées de leur voyage, voulaient exhiber leurs dernières trouvailles.

C’est sur un air de Rock endiablé qu’elles distribuèrent à tous et à chacun les petits présents spécialement choisis, “mijotés”, pour eux.

Pour leur père, une paire de sneakers*, un bluejean et des bretelles rouges à pois bleus. Le pauvre Edgar, il se sentait tout à fait “clown” dans cet accoutrement. Mais, ne voulant pas froisser la susceptibilité de ses filles adorées, il se contenta de les remercier en les embrassant chaleureusement, tout en se promettant de ne jamais mettre le nez dehors ainsi fagoté. Que diraient ses copains du Lion’s Club en le voyant arriver aux réunions, attifé de la sorte ? À son âge on pouvait bien se passer de moqueries. En se mirant, il se trouvait lui-même un petit air du comédien Languichatte. Il s’éclipsa sans demander son reste.

Pour Suzanise, qui régnait en maître dans la cuisine, un magnifique tablier sur lequel était inscrit en grandes lettres “Chief Cook” et deux paires de sandales pour ses gosses. « Afin de mettre un terme à cette fâcheuse habitude de traînailler pieds nus comme des “sans maman” avait déclaré Betty.

Quant à Solon, le garçon de cour, elles lui avaient déniché une superbe radio cassette AM FM en remplacement du petit transistor bleu offert par Maître Edgar l’année dernière et qui était en train de finir ses jours à la “plane” à la suite d’une dette de jeu. L’acquisition de ce nouvel appareil allait permettre à ce pauvre bougre de reconquérir les petites “bonnes” du quartier qui lui faisaient grise mine depuis la perte de sa grande “bécane” 28 et du fameux transistor. Le cœur et les…. sens de Solon faisaient déjà la fête.
***

Une brosse à la main en guise de micro, campée sur son lit, Zaza mimait les gestes d’un présentateur de talk-show. Elle annonça en grande pompe : « Mesdames et messieurs, je vous prie de bien vouloir applaudir le cadeau dont nous avons fait choix pour notre petite maman chérie !»

Betty simula un roulement de tambour, et Zaza tira de sa mallette une petite trousse rouge, fleurie de jaune.

Rosy (tout le monde l’appelait tante Rose) ouvrit de grands yeux en se demandant ce que ses filles avaient bien pu lui concocter cette fois encore. Lors de leur dernier voyage, elles lui avaient rapporté des dessous affriolants “De quoi faire revivre un mort.”, avaient-elles dit en pouffant de rire. Elles ne croyaient pas si bien dire. À partir de ce jour, Rosy eut grand mal à maîtriser les ardeurs d’Edgar, ce qui lui rappela le bon vieux temps.

Tel un prestidigitateur, Zaza, qui portait le joli nom d’Elizabeth, extirpa du nécessaire de maquil- lage: un bâton de rouge à lèvres, un fard à joues, un tube de fond de teint, un crayon à sourcils et un tube de mascara.

« Allez, maman, un peu de coquetterie te fera du bien. Je ne t’ai jamais vue maquillée de toute ma vie et j’ai déjà fêté mes vingt ans, répondit Betty à l’exclamation de surprise de sa mère.

– C’est vrai, maman, renchérit Zaza, un peu de “blush” et de rouge ne feront que t’embellir. Et puis une femme intelligente se doit de toujours mettre à son actif tous les atouts de la séduction.

– Mais votre père n’aime pas les femmes fardées, il n’a de cesse de me le répéter depuis le jour de nos noces.

– Balivernes que tout ça ! Ceci ne l’empêche pas de lorgner, de temps à autre, “les fardées” dans la rue rétorqua Betty. Allez, viens, nous allons étren- ner tout de suite le bel attirail que voici !

Chose dite, chose faite. Malgré les protestations de Tante Rose, celle-ci, cinq minutes plus tard, était devenue une femme magnifique, une vamp, une femme fatale. « Dieu! que de temps perdu pour rien ! se dit Tante Rose. et, elle se sentit belle et toute grisée en pensant déjà à la mine réjouie d’Edgar quand il aurait la chance de la contempler ce soir.

Les filles applaudirent à tout rompre et Rose remercia le ciel de lui avoir fait don de filles aussi formidables.

– Tu verras maman, dit Zaza, papa sera fou de toi. Il te mangera des yeux comme Frantz l’a fait le jour de nos fiançailles. C’était la première fois qu’il me voyait maquillée et cela lui a terriblement plu.

– Mille merci mes chéries. Je me sens réellement bien dans ma peau et prête à toutes les audaces. Betty, je prêterai à nouveau tes services ce soir, car je n’ai pas encore l’entraînement adéquat pour réussir un maquillage aussi parfait. Rendez-vous huit heures. Ton papa va à une réunion au Club et sera rentré vers huit heures trente. En attendant j’ai quelques courses à faire en ville, il est déjà midi. J’y cours.

– Attends maman! je vais t’ajouter un peu de mascara. Cela accentuera ton regard de velours.

– Avec plaisir, ma chérie !
***
Il était une heure quand le taxi put enfin déposer la “femme fatale” à la grand-rue. Et ce jour-là il faisait plus chaud que dans la fournaise du Diable. Tante Rose suait à grosses gouttes et pesta contre le fait de n’avoir jamais appris à conduire malgré l’in- sistance d’Edgar. Cela lui aurait évité ces fasti- dieuses “promenades en taxi” quand il faisait chaud.

Elle longea le boulevard pour faire ses courses et remarqua tout de suite l’attention que lui portaient tous ceux-là qu’elle croisait. Les gens se retour- naient sur son passage et elle n’en était pas peu fière.

Consciente de ses nouveaux attraits, le buste droit, la tête haute, c’est d’un pas léger que tante Rose fendait la foule qui s’ouvrait sur son passage en la dévisageant et elle, flattée, distribuait son plus éclatant sourire à tout venant. Enfin, elle se sentait au faîte de sa beauté à cinquante ans. “Il n’est vraiment jamais trop tard pour bien faire, pensa-t-elle.

À deux heures de l’après-midi, le soleil était à son zénith et la chaleur de plus en plus accablante. La sueur dégoulinait du front de Tante Rose et après s’être rendu compte qu’elle avait omis d’emporter un mouchoir de poche elle se résigna à s’essuyer le visage du revers de la main, oubliant son nouvel atout.
***
Ses emplettes aussitôt terminées, Tante Rose héla un taxi pour rentrer. Excitée, enivrée de bon- heur, elle avait hâte de raconter à ses filles le grand succès qu’elle venait tout juste de vivre. Le résultat avait dépassé ses espérances. Le test s’était révélé tout à fait positif.

D’ailleurs, si elle avait encore le moindre doute, l’attitude du chauffeur qui la ramenait l’aurait effacé. Non satisfait de la scruter à travers le rétro- viseur qu’il avait positionné de manière à l’avoir dans son champ de vision, il ne pouvait s’empêcher de tourner la tête vers elle, « pour mieux l’admirer » au risque de causer un fâcheux accident. Et tante Rose n’arrêtait pas de le gratifier de son plus beau sourire, se sentant d’une assurance sans égale.

“Si un chauffeur de taxi me trouvait belle, au point de ne plus être capable de fixer la route, que dire de mon Edgar ? Avec les dessous affriolants en plus…, ah ! monsieur va être servi ce soir, pensa-t-elle, déjà tout excitée à cette idée.

Arrivée à destination, elle descendit de voiture d’un bond souple. (Elle se sentait rajeunie de trente ans). Elle tendit au chauffeur un billet de cent gourdes quand la course n’en coûtait que cinq. « Gardez la monnaie ! », dit-elle tandis qu’un large sourire éclairait sa face hilare. L’homme hésita un court instant, puis secoua la tête en riant. Il se saisit du magnifique billet mauve, remercia chaleu- reusement et démarra en trombe de peur qu’elle ne changeât d’avis.

« Le pauvre, la vue de tant de beauté l’avait tota- lement bouleversé ! », se persuada tante Rose.

Le taxi parti, tante Rose ne rentra pas tout de suite. Planter sur le trottoir, elle cherchait des yeux une quelconque personne à éblouir.

À ce moment précis, Louise, une voisine, passa en auto accompagnée de son mari. Au regard de stupéfaction qu’ils lui jetèrent tous les deux, Rosy fut convaincue d’être tout à fait à son avantage. Entre Louise et elle existait une sorte de compétition muette qui datait du temps de leur adolescence. Rose ne pouvait se faire jusqu’à présent à l’idée que Louise avait tenté par deux fois de lui chiper Edgar quand elle les savait fiancés elle et lui. Ah, la belle revanche que voilà ! pensa-t-elle dans un sursaut de triomphe. Bien fait pour Louise !

Aujourd’hui, Rose avait la preuve par neuf que des deux, c’était elle la plus belle. Ah ! Louise, Louise qui cherchait toujours à la prendre à défaut. À présent, elle était servie. Tante Rose s’enthou- siasma, se disant que son existence prenait une tournure nouvelle.

Enfin, ne voyant plus personne à l’horizon, tante Rose se résigna à prendre congé de la rue.

À peine eut-elle franchi le seuil de la grande barrière que “Micky”, son chien de garde, se mit à aboyer furieusement. Un illustre étranger aurait reçu bien meilleur accueil.

« Mon Dieu, se dit-elle, “Micky ne me reconnaît plus ! Ou bien je suis en train de battre tous les re- cords de beauté, ou bien il devient complètement gaga ! »

Elle pénétra dans la maison en appelant gaiement les filles, qui accoururent. Elle tenait à leur raconter sans plus tarder sa “triomphale tournée” en ville.

Quand celles-ci arrivèrent au haut de l’escalier, elles poussèrent de hauts cris en la voyant. Leur visage traduisait une profonde stupeur.

Tante Rose s’affola.

– Qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce que c’est ? in- terrogea-t-elle, paniquée, en faisant volte-face pour voir ce qui effrayait tant ses filles. Et… elle se re- trouva face au grand miroir du salon qui lui renvoya sa propre image.

Alors là, elle vit une femme, le visage couvert d’une suie noire qui débordait de partout et au mi- lieu duquel trônait une bouche dont le rouge s’éta- lait jusqu’à son menton.

Le saisissement la laissa d’abord coite, pétrifiée, fichée en terre. Elle osa croire, quelques secondes, que le miroir mentait effrontément. Ce reflet af- freux, hideux, horrible, ne pouvait être le sien. Aujourd’hui, elle resplendissait. Alors, qui était cette dame, cette étrangère, cette usurpatrice qui lui faisait face ?

À pas lents, elle s’avança vers le miroir, comme hypnotisée. Elle voyait une chipie, les cheveux en bataille, le visage plein de traînées noirâtres et un rouge à lèvres qui débordait jusque sur son nez et son menton. Elle toucha cette “chose” du bout des doigts comme pour se convaincre qu’elle n’hallu- cinait pas. Puis, face à l’évidence, elle poussa un long cri de démence. Avant de tomber en syncope, elle eut une pensée pour Edgar. Le pauvre, ce spectacle en pleine nuit aurait pu le tuer. Il avait le cœur déjà si fragile, affaibli par un infarctus. Le médecin de famille lui avait recommandé une petite vie calme, sans histoires, sans émotion forte.
***

Quand Tante Rose revint à elle, Zaza lui tapotait le visage et Betty tenait une bouteille d’ammo- niaque à proximité de ses narines.

– Maman, maman réveille-toi ! suppliait Zaza.

Tante Rose l’entendit, mais refusa d’obtempérer. Des images peu réconfortantes s’entrechoquaient dans sa tête. « Les voisins vont me montrer du doigt pensait-elle et mon mari, s’il l’apprenait ? Mais c’est bien fait pour moi. J’aurais dû me montrer moins vaniteuse. Je me suis mise dans une situation ridicule. J’ai perdu ma dignité. Je me sens si pitoyable ! C’était un peu cher payer ces quelques moments de satisfaction».

Elle sentait que tout basculait. Aujourd’hui. elle prenait connaissance d’un sentiment jusque-là inconnu d’elle : la honte !

Elle avait envie de rentrer sous terre au souvenir de ces sourires distribués à la pelle, alors que tous la croyaient sans doute folle. Au chauffeur de taxi qui, persuadé de sa démence, eut pitié d’elle, mais partit quand même en lui “ravissant” ses cent gourdes. À la stupéfaction de Louise et de son mari en la voyant dans cet état. Dire qu’elle leur avait gratifié d’un sourire présumé éblouissant. Ah ! Louise devait savourer sa “pseudo” victoire (elle ne désar- mait toujours pas). Micky ! oh Micky !, son fidèle Micky, avait eu raison d’aboyer. Il n’aurait pas pu la reconnaître en ce monstre. Quel chien merveil- leux ! Quel flair !
***
Quand tante Rose put enfin se ressaisir, elle raconta à ses filles sa folle journée, justifiant ainsi sa grande émotion.

– Maman, maman, répétait toujours Zaza sur un ton désespéré, ce n’est pas si grave ! Tu as juste oublié que tu portais un maquillage au moment où tu devais t’éponger le visage. Betty a omis de t’avertir du désavantage de ce “rimmel”: il n’était pas “waterproof”. Nous t’en achèterons un autre !

– Surtout pas, surtout pas, protesta Tante Rose avec véhémence en gardant ostensiblement les yeux fermés. Je ne veux plus de vos babioles. J’ai passé l’âge. Et puis, je ne suis pas prête à vous pardonner cet outrage. Ô Dieu, quelle mascarade !
– Maman, crois-moi je suis réellement désolée, reprit Betty.

– Désolée, désolée, moi j’aurais bien voulu faire le chemin en sens inverse pour pouvoir faire part de ma désolation à tous ceux que j’ai rencontrés tantôt. Mais hélas, c’est impossible !

Et elle se remit à sangloter en jurant, mais un peu tard, qu’on ne l’y reprendrait plus.

Port-au-Prince, août 1997

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