TERRE SAUVAGE

TERRE SAUVAGE

 

Trois coups frappés à ma porte me firent sur- sauter comme s’ils avaient été cognés contre mon crâne, aggravant ainsi mon mal de tête.

Les rhumatismes, qui faisaient loi dans mes jam- bes, m’avaient clouée au lit depuis deux jours et cela me prit un temps fou pour en descendre.

Deux autres coups insistèrent pour me porter à me dépêcher. Cette insistance m’irrita et j’en voulus à cet importun tenant coûte que coûte à ce que je lui ouvrisse quand il était passé cinq heures du soir. Le soleil avait pris la fuite depuis déjà une bonne demi-heure, laissant derrière lui des nuages affolés.

– J’arrive, j’arrive ! hurlai-je rageusement à l’en- droit de mon visiteur du soir. J’enfilai en toute hâte mon vieux chandail de laine et pris quand même mon châle noir. La brise glacée de décembre m’avait déjà joué plein de vilains tours et je m’étais juré qu’elle ne m’aurait pas une nouvelle fois. Je remontai mes bas de laine retroussés sur mes chevilles. Après un bref coup d’œil dans le miroir, je constatai que mes cheveux blancs en bataille me donnaient un air de sorcière. Je les peignai d’une main pressée puis j’allai enfin ouvrir.

L’homme qui se tenait devant moi était de haute taille, vêtu d’un costume gris sombre et d’un feutre du même ton, tout à fait anachronique. Sa beauté ne me laissa pas insensible. Un adonis sûrement dans son jeune âge.  En dépit de sa peau fripée, son visage en portait encore l’empreinte.

Bien qu’ayant largement dépassé le cap des soixante-dix ans, ce fait ne me laissa pourtant pas insensible. Je crois que la coquetterie ne s’altère pas avec le temps. Cette dernière refit brusquement surface. Aussi, je m’en voulus de ne pas avoir porté un soin particulier à ma toilette journalière. Moi qui prétendais tout savoir, tout deviner, je n’avais pas flairé la visite de ce citadin à l’allure distinguée.

Cela faisait des lustres que je ne recevais aucune visite à part celles de ce pauvre Samy et je m’étonnais qu’un homme venu de la ville pût frapper à ma porte. Ma méfiance de provinciale reprit le dessus et mon agressivité proverbiale fit claquer ma langue comme un fouet.

– Que me voulez-vous ?

Une lueur de surprise brilla dans les yeux de l’homme qui sembla subitement embarrassé. Il se découvrit le chef et répondit dans son français de Port-au-Princien :

– Bonsoir, vous êtes bien… Madame… Nathan Berne ?

Toujours sur la défensive, je hochai la tête et répétai avec la même sécheresse :

– Que voulez-vous ?

– Je voudrais rencontrer Madame Nathan Berne.

– D’ailleurs, je m’appelle Évelyne Berne, pas Mme Nathan Berne, rétorquais-je en martelant les derniers mots.

– Excusez-moi, Madame, de vous déranger à une heure aussi indue. Je suis Maître Justin Florvil, commissaire du gouvernement. Je suis chargé d’enquêter sur la mort de Monsieur Samy Roy.

Je restai fichée en terre. Clouée par la sur- prise. C’était bien la première fois que j’entendais pro- noncer le mot enquête de manière sérieuse dans ce pays.

Le commissaire perçut ma stupéfaction et eut un léger sourire ironique.

– Oui, je sais que ça étonne, mais il n’y a rien de plus vrai. Je suis ici pour découvrir les vraies raisons de la disparition de Monsieur Roy.

Je ne pus m’empêcher d’énoncer tout haut mes pensées.

– Pourquoi cette mort suscite-t-elle une enquête ? Les gens meurent chaque jour comme des mouches et il n’y a jamais personne à se fouler la rate. Et pourquoi cela changerait-il pour Samy ?

L’étranger eut tout à coup l’air gêné. Il jeta un regard circulaire autour de lui. Je regrettai d’avoir manqué de savoir-vivre en ne l’invitant pas à pénétrer dans ma modique bicoque. Ce que je répa- rai tout de suite. Il en fut comme soulagé. Je le priai de s’asseoir et lui offris une tasse de thé préparé avec des feuilles de Corossol. Ce délicieux breu- vage m’aidait à vaincre mes insomnies.

Nous bûmes le thé en silence. Quand il vida la tasse de sa dernière goutte, il dit tout de go :

– Maintenant, dites-moi tout ce que vous savez au sujet de Samy Roy.

Je me levai et me dirigeai vers la fenêtre, essa- yant de masquer l’émotion qui s’emparait de tout mon être à la seule évocation du nom de ce jeune homme, longtemps considéré par moi comme un fils.

Le coucher de soleil était magnifique. Je con- templai pendant quelques minutes l’astre orangé qui s’enfonçait au loin dans la mer, tandis que les pê- cheurs dirigeaient leurs barques vers le port. Leurs voiles bigarrées, gonflées de vent, leur donnaient l’impression de bomber le torse. Maître Florvil dut répéter sa question pour me tirer de ma rêverie. Je m’excusai et revins prendre place en face de lui.

– Qui vous a parlé de moi, Maître Florvil ? questionnai- je sur la défensive.

– Les gens du village, là-bas au pied de la col- line. Ils disent que M. Roy et vous étiez très liés. Vous êtes, d’après leur dire, la seule personne à l’avoir bien connu malgré la quarantaine d’années qui vous séparaient.

Des souvenirs foisonnèrent un instant dans ma tête.  Mue par mes tourments, je me levai à nouveau pour arpenter cette sobre pièce qui tenait lieu de salle à manger, de vivoir, de salon, de chambre à coucher, de…. de tout, enfin. J’avais choisi de revenir m’installer dans ma ville natale à la mort de Nathan, mon mari, et au départ de mes quatre enfants pour les États-Unis. Cette vie de recluse me pesait quelques fois, mais j’exécrais si fort le fait que Port-au-Prince soit devenu un immense bidon- ville, que je préférais encore la solitude au brouhaha qui y régnait. Ayant toujours eu horreur du tinta- marre, le silence de cathédrale de ma petite bour- gade me procurait une agréable sensation de paix.

Je sursautai quand je sentis la main de l’étranger se poser sur mon épaule et reculai d’effroi. Com- ment osait-il me toucher ?

– Écoutez, dit-il d’une voix pleine de compré- hension, excusez ce geste qui vous a révulsé ; je ne voulais que vous rassurer. Veuillez me pardonner cette impolitesse.

Je constatai avec étonnement que cette vie de solitaire imposée par mon destin, depuis une bonne quinzaine d’années, avait fait de moi une vraie sauvageonne. Les moindres petites choses ou un simple geste et je tremblais, apeurée par le fait que cela pourrait être encore une écorchure.

Je respirai profondément et retournai prendre siè- ge, fermement décidée à me jeter à l’eau. Il m’était maintenant presque impératif de faire part à Maître Florvil de l’impensable, puisqu’il insistait tant.

– Samy n’avait que trente ans, commençai-je, tandis que Maître Florvil prenait place à son tour au bord de la fenêtre pour simuler un engouement pour le retour des pêcheurs vers la terre ferme. Il pensait sûrement que cela me serait confortable de ne pas sentir ses yeux d’aigle posés sur moi. Au moment où j’allais poursuivre, je me rappelai que le com- missaire ne m’avait toujours pas dévoilé la raison pour laquelle la mort de Samy faisait l’objet d’une enquête alors que cette coutume était tout à fait inusitée dans le pays.

Je me risquai à poser à nouveau la question et le commissaire me répondit, toujours en fixant la mer, que Samy Roy, né aux États-Unis, jouissait de tous les droits et privilèges que lui conférait le fait d’être un citoyen de cette grande nation, même si ses parents étaient Haïtiens.  Il avait reçu l’ordre de faire une enquête. Ordre émanant directement de l’ambassade américaine.

Satisfaite de la réponse – j’avais horreur de ne pas savoir le pourquoi des choses –, je poursuivis :

– Samy Roy était un jeune homme tout simple qui n’a jamais compris que de son côté, la vie, elle, s’enlisait parfois dans des complications inextrica- bles. Ayant vécu à l’étranger, son ignorance du milieu haïtien – surtout celui de la province – le mettait, certes, à l’abri de certaines mesquineries, mais le laissait, par contre, totalement désarmé face aux dures réalités.

Quand il vint chez moi pour la première fois, je n’étais qu’une vieille femme écrasée par le poids de sa solitude, comblée par l’affection d’une bande de chats somnolents qui traînait dans mes jambes et m’entravait le pas. Il me rappelait un peu mon fils aîné, Sergeï, dans ses bruyants éclats de rire – j’avais trouvé en eux un analgésique à ma douleur-solitude – et son amour pour les bêtes, surtout les chats. Des fois, je me disais que c’est un homme comme celui-là que j’aurais souhaité pour ma petite dernière, Carine. Hélas ! elle avait épousé cet Américain du Texas qui n’arrêtait pas de cuver son rhum Barbancourt 5 étoiles. Bref. Samy se sentait l’âme d’un fermier. Il avait décidé de récupérer les terres que son grand-père possédait dans la Vallée. Il rêvait d’immenses plantations de café et de cacao. Il voulait surtout redonner l’espoir de jours meil- leurs aux habitants de la région qui, désespérés, s’embarquaient pour la Floride sur des bateaux de fortune, au péril de leur vie.

Ce solide gaillard tint ses promesses. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, il redonna un nouveau souffle à notre petite bourgade qui croulait sous le poids d’une profonde lassitude.

En dehors de son travail, Samy avait une grande passion : les femmes. Et celles-ci le lui rendaient, car mère Nature sur ce point l’avait beaucoup gâté. La petite Tallendier, lors de longues vacances d’été, tomba follement amoureuse de lui. On parlait déjà de leurs prochaines noces quand un soir, totalement transfiguré par l’effroi, Samy vint me voir pour me raconter une histoire qui, à première vue, paraissait inimaginable. De toute évidence, ma mise en garde à l’encontre des femmes d’un milieu social différent du sien n’avait pas porté. Il a toujours fait la sourde oreille, emporté par la fougue de ses jeunes années et sa virilité débordante.

Il s’était mis en tête, comme tout le monde dans le patelin, que j’étais un peu sorcière, que je savais lire dans les cœurs, dans les cartes et dans le marc de café. Hélas ! rien de tout cela n’était vrai. Je l’avais juste laissé croire à tous, pour mieux faire face à l’hostilité de certains paysans craignant que mon retour au pays natal augurât la fin de leur bien-être. Car depuis plus d’une quarantaine d’années, ils avaient l’usufruit des terres de feu mon mari. Leur agressivité à mon égard croissait de jour en jour en dépit du fait que je ne leur réclamai jamais rien.  Je me contentai de cette maison en vétusté, voulant passer les quelques années qui me restaient encore à vivre dans la paix. Dans la cour arrière, j’y avais installé une basse-cour et cultivais un jardin po- tager. Je ne vivais plus que pour les lettres de mes enfants et petits-enfants toujours victimes de la lenteur avec laquelle le bureau de poste distribuait le courrier. Bref…, Samy me dit qu’une date avait été arrêtée pour le mariage. Je le félicitai en l’em- brassant sur les deux joues, quand dans ses yeux inondés de larmes je vis s’y baignant le plus grand désespoir du monde. Je sentis en lui le besoin d’être guidé dans les dédales de ses incertitudes.  Sa tenue débraillée et son regard hagard trahissaient ses nuits d’insomnie passées à fixer le plafond de sa chambre à coucher.

–  Mme Berne, venez-en donc au fait, m’inter- rompit Maître Florvil.

Je lui lançai un regard noir et articulai sur un ton rageur.

– Mais, Monsieur le Commissaire, vous m’avez demandé de vous faire le récit de cette “chronique d’une mort annoncée” dans les moindres détails…

– Oui, oui, bien sûr, bégaya-t-il l’air penaud, je suis quand même surpris qu’il y en ait tant.

– Cette histoire en est riche et chaque détail compte et est absolument nécessaire pour reconstituer cet immense puzzle. Maintenant, laissez-moi poursuivre, sinon vous risquez de repartir d’ici à minuit. Et à cette heure, monsieur Rigaud, celui qui distribue gracieusement le courant électrique à la ville à partir de sa génératrice, va commencer son rationnement. Il vous sera impossible de vous rendre en ville dans cette noirceur épaisse qui enveloppera toute la région.

– Eh bien, continuez, je vous prie.  Je vous suis tout ouïe.

– Je disais que Samy se confia à moi ce soir-là. Évidemment, à son arrivée ici il ne tarda pas à se faire des amis. Mais il ne prit pas le temps de trier le bon grain de l’ivraie. Malgré mes conseils, il ne se méfia pas de Fritznel, un jeune homme que l’on disait envieux et jaloux et qui aimait passionnément la demoiselle Tallendier sans que celle-ci ne daignât jamais lui jeter un regard. Fritznel ne tarda pas à comprendre que Samy Roy avait fait battre le cœur de la belle Florence Tallendier et du fond de son âme noire germait déjà un plan machiavélique. Il avait vécu toute sa vie, à part les années passées à la capitale pour terminer son cycle secondaire, dans notre petite ville. Par conséquent, il avait une parfaite connaissance du milieu dans lequel il évoluait. Ce qui n’était pas le cas pour Samy. Il possédait du bout des doigts la petite histoire de tous et de chacun dans les moindres détails. Son père, notaire, l’avait même mis au courant de toutes les affaires de terres et d’héritages. Il pouvait donc bien cerner la mentalité et les mobiles de chaque être vivant dans cette bourgade.

Fritznel Desmornes n’ignorait pas que Romel Bélizaire avait une femmeranjé*. Oui, cette belle “marabout” aux mœurs légères avait la particularité d’avoir été dotée d’un pingga par le bòkor de la ville sur demande de Romel, son mari, de trente ans son aîné.”

À ces mots, Maître Florvil ouvrit de grands yeux éberlués.

– Mais, qu’est-ce que tout ceci peut bien vouloir dire ? interrogea-t- il, perplexe.

Je secouai la tête avec lassitude en pensant que les citadins avaient l’air de vivre en dehors des vraies réalités du pays. Je dus chercher les mots capables d’expliquer au mieux ce que tout ceci pouvait bien vouloir dire.

De longues minutes s’écoulèrent ainsi dans un profond silence, troublé seulement par le bruit des vagues au loin qui venaient fouetter les rochers d’une caresse sauvage pleine d’écume blanche.

– Eh bien, Maître Florvil, ceci signifie tout sim- plement que Romel Bélizaire a demandé à Décius, le bòkor, de créer un envoûtement autour de sa fem- me de manière à ce que tout autre que lui, qui s’aviserait de céder aux charmes de la belle, devien- drait immédiatement impuissant. Bélizaire savait que les mâles lui tournaient autour comme des four- mis et des mouches sur un pot de miel. D’ailleurs, il y en avait qui s’étaient déjà fait piéger. Cependant, Samy lui, ne pouvait pas être au courant puisqu’il était un nouveau venu.

– Mais, comment… arrive-t-il à faire pareille chose ? demanda Maître Florvil, totalement aba- sourdi.

– Ah ça, je ne saurais vous le dire. “Motus et bouche cousue”. Un secret ancestral qui doit se transmettre de père en fils sorcier. Je crois que la tradition s’est éteinte, puisque Décius est parti pour l’au-delà, emportant avec lui le secret dans sa tombe.

– Quoi ? Décius est mort lui aussi ?

– Hélas, oui, et de manière violente. Contraire- ment à ses ascendants qui trépassaient tous dans leur lit au pied duquel leurs fils recueillis pouvaient recevoir toutes les confidences, tous les secrets, toutes les recettes de poison et leurs antidotes, le rejeton de Décius n’a pas eu cette chance mettant ainsi fin à une longue dynastie de sorciers.

– Je n’ai pas été mis au courant de la mort de Décius.

– Ça se comprend, elle n’intéresse pas l’am- bassade américaine. N’était la citoyenneté étrangère de Samy, sa mort n’aurait fait nullement l’objet d’une enquête. Votre présence ici serait totalement injustifiée, voire incongrue.

– Je vous le concède, Madame. Pourrais-je quand même savoir, juste à titre personnel, la façon dont Décius a trouvé la mort ?

– Ça, vous le saurez en temps opportun. Cette mort a sa place dans l’histoire qui nous concerne. Je devrais même dire que les deux faits sont intimement liés. Laissez-moi poursuivre et vous comprendrez tout. Cela me soulage d’avoir à partager avec quelqu’un qui n’est pas d’ici ce lourd secret. C’est comme une forme d’exorcisme qui constituera une thérapie me permettant de vaincre mes insomnies. Un analgésique qui atténuera cette douleur vive qui me tient aux tripes quand je pense à ce formidable gâchis, à cette vie sapée à la fleur de l’âge pour quelques minutes de plaisir.

Fritznel Desmornes, tapi dans l’ombre, tirait les ficelles de ces marionnettes vivantes. La jalousie lui inspirait presque des instincts de meurtrier. Il était tombé amoureux de la belle Florence depuis sa plus tendre enfance et elle, réchauffée par le fait qu’il la couvait des yeux, s’abritait sous son aile, même si de son côté elle n’éprouvait pour lui qu’un sen- timent tiède. Officieusement, ils étaient promis l’un à l’autre jusqu’au jour où Florence fit la connais- sance de Samy. Ce fut un coup de cœur terrible, que Fritznel trouva difficile à digérer. Sous ses yeux ahuris, la femme de sa vie filait le parfait amour avec un autre. Elle lui échappait et cela il ne le toléra pas.  Rendu fou par la jalousie, il échafauda un plan diabolique.

Par un soir de carnaval, sous prétexte d’enterrer sa vie de garçon, Fritznel présenta Clarisse Bélizaire à Samy. Elle était belle et sensuelle.  Égayé par l’alcool ingurgité sans aucune mesure, l’ambiance de fête créée par les déguisements hauts en couleur et le rythme endiablé de la musique, Samy se laissa entraîner dans une aventure qu’il croyait sans lendemain. Ébloui par les feux de ce désir brûlant qui ravageait tout son être à la vue des formes plantureuses de la dame Bélizaire, incapable de résister aux effluves aphrodisiaques qui émanaient de son corps, il céda. Un seul regard, un seul geste (elle lui avait pris la main) avaient suffi à sceller son destin.  Ce soir de Mardi gras, il l’avait suivi à tra- vers la foule en délire, ivre de musique et de tafia, se sentant fondre à chaque balancement de ses hanches. Et l’envie de faire glisser ses grandes mains viriles dans la cambrure de ses reins le démangeait.

Du jour au lendemain, Samy se retrouva totale- ment impuissant. Ce qui au début ne s’avéra être que des appréhensions se transforma en certitude, provoquant en lui une peur panique.

Car une panne momentanée, c’est compréhensi- ble ; mais quand elle est devenue un état permanent, cela vire au drame.

Samy sentit sa vie lui échapper.

La date de son mariage approchait et il n’était plus un homme. La petite Tallendier n’aurait dans son lit qu’un épouvantail, un homme de paille.

Le jeune homme s’affola et partit pour la capitale sous le fallacieux prétexte de funérailles d’une aïeule. Il visita une bonne vingtaine de médecins qui ne trouva aucune solution à son mal. Il reporta la date de ses noces et partit pour l’étranger au grand dam de Florence qui, ne se doutant nullement du drame que vivait son malheureux fiancé, acceptait très mal cette sorte de fuite à la dernière minute. Elle lui écrivit de longues missives essayant vainement de le contraindre à quelques confidences, ne fut-ce que pour gagner un peu de repos d’esprit. Hélas ! elles restèrent toutes sans réponses.

Les éminents disciples d’Hippocrate d’outre-mer restèrent perplexes face au mal de Samy ; leur science n’en vint pas à bout. Samy crut en devenir dingue. Entre-temps, les langues fourchues s’en donnèrent à cœur joie, de quoi faire hurler Florence, car malgré le coup bas il lui restait encore quelques vestiges de tendresse. Pauvre Florence ! Elle ne tarda pas à développer une anorexie qui la rendit maigriotte.

Les spécialistes étrangers ne lui étant d’aucuns secours – moi, je lui fus d’une aide qui à défaut d’être efficace n’était que compatissante –, et la situation devenant de plus en plus abrasive, Samy partit pour l’Afrique. Il consulta plusieurs guéris- seurs, ils furent unanimes : le seul remède capable de vaincre cette impuissance était l’antidote du poison. Il n’y avait que deux personnes au monde à posséder cette potion ; Décius, le bòkor, évidem- ment, puisqu’il en était l’auteur, et Romel Bélizaire, le mari de Clarisse, qui couchait bien sa femme sans que cela ne lui soit préjudiciable. Cependant, Romel était à écarter. Comment demander pareille chose à un mari jaloux sans avouer son crime et comment éviter le débordement des passions et tout ce qui peut en découler.  L’ultime sauveur de Samy restait Décius. D’ailleurs, il lui serait facile de l’amadouer en le soudoyant.

Malheureusement, quand Samy revint au pays il trouva accrochée à la porte de Décius une couronne de fleurs en fer sculpté de couleur pourpre. L’entre- prise des pompes funèbres l’avait apposée le matin même pour signifier à la population que Décius était bel et bien parti pour le “pays sans chapeau”, confirmant ainsi la rumeur qui avait gagné les rues comme une traînée de poudre. Le fait avait défrayé la chronique et alimentait les cancans des vieilles commères se berçant sur leur vieille dodine sur le pas de leur porte. Cette mort ébranla fortement ce jeune homme qui comprenait enfin que ce bout d’île était une terre sauvage. Les propos que je lui tenais autrefois ne se démentiraient pas.

– Mais, qu’est-il arrivé à Décius ? me demanda Maître Florvil de plus en plus atterré.

– Décius a été tué à coups de machette lors d’une confrontation entre deux bandes de rara* rivales. Ce genre d’incidents se produit fréquemment en province. Samy, désespéré, crut bien faire en allant se confier à son ami Fritznel qui se fit un plaisir, sous prétexte de trouver une solution à cet épineux problème, de colporter la nouvelle dans toute la cité, mouchardant ainsi son camarade. Samy tenta vainement de trouver grâce auprès de Florence. Celle-ci rentra dans une colère folle et fit la sourde oreille aux arguments préparés par son fiancé en vue de sa défense. Elle claqua la porte à cet être trop volage, trop frivole à son goût. Clarisse prit la fuite, craignant le courroux de son époux qui l’avait tant de fois menacée de mort s’il trouvait la preuve de ses infidélités. Le vieux Romel en pleine colère succomba à une violente crise cardiaque…

À ce moment-là, j’arrêtai mon récit. De grosses larmes roulaient dans les sillons creusés sur mes joues par les rides. Je me levai et revins m’installer au bord de la fenêtre pour contempler à nouveau la mer qui seule agissait comme un analgésique, calmant ainsi mes douleurs. Je sentis Maître Florvil aussi ému que moi. Il avait, en plus, cette hâte de connaître la fin de cette triste histoire.

Je repris lentement, la voix enrouée par un sanglot.

Samy vit ses espoirs s’effondrer. Ses rêves s’effriter comme les délicats pétales d’une rose que la brise dispersait aux quatre vents. Il ne pleura même pas. Il se fit un devoir de saluer les notables de la ville. Florence refusa encore une fois de le recevoir. Il vint m’embrasser. Je crus qu’il repartait pour la capitale. Oh mon Dieu, si seulement j’avais su, si j’avais vraiment les pouvoirs d’une voyante… j’aurais compris… enfin…

Vers minuit, la petite ville endormie fut secouée par une terrible détonation. Les gens enveloppés de leur robe de chambre se ruèrent vers le lieu d’où partit le coup. Des cris et des hurlements montèrent vers le ciel. Le docteur Amédé fit aussi vite que le lui permettaient son âge avancé et ses jambes torses. Hélas, il était trop tard depuis déjà très longtemps. Samy s’était suicidé. Le désespoir lui avait insufflé la force et le courage de se tirer une balle dans la tête…

On aurait pu entendre voler un moustique tant le silence se fit profond entre Maître Florvil et moi. J’allai vers mon piano et égrenai mélancoliquement quelques notes de cette musique de Justin Élie que Samy adorait, puis, ravagée par la douleur – c’est comme si j’avais perdu mon propre fils –, je plaquai quelques accords discordants et rageurs sur le clavier. Puis, je refermai violemment l’instrument et la partition et ordonnai au commissaire de partir.

Lui ayant avoué tout ce que je savais, sa présence maintenant m’était tout à fait insup- portable. Il me donnait brusquement l’impression de remuer un couteau dans une plaie encore vive.
Je dis sur un ton sec :

– Maintenant que vous savez tout, je vous prierais de quitter ma demeure, Maître Florvil. Je veux être seule avec ma peine.

– Alors, c’est vraiment… un suicide et non un… meurtre maquillé ? rétorqua-t-il sur un ton d’une extrême lassitude.

– Si vous voulez, répondis-je, énervée de sa persistance à me tirer les vers du nez. Cette ques- tion, il faudra la poser à Fritznel Desmornes. Et la justice, s’il en reste encore un peu sur cette terre sauvage, se chargera du reste. Moi, je n’ai plus rien à dire. En vous parlant, j’ai seulement soulagé ma conscience. Détrompez-vous si vous croyez avoir obtenu mes confidences au nom de la loi. Partez… partez maintenant, avant que monsieur Rigaud n’éteigne son delco. Vous aurez peut-être encore une chance de trouver une chambre en ville.

– Mais, Mme Berne, j’ai des tas de questions à vous poser…

– Excusez-moi, commissaire, mais je n’ai plus rien à ajouter. Sauf si j’étais appelée à comparaître, dans le cadre d’un éventuel procès.

– Il y aura procès, soyez-en assurée, Mme Berne.

– Permettez-moi d’en douter, Maître Florvil.”

Je pris son chapeau sur la table et le lui fourrai entre les mains. J’ouvris la porte.

La bise glacée s’engouffra dans la maison. Mon Dieu, elle s’en vient taquiner mes rhumatismes, pensai-je. Et j’en voulus au commissaire de s’être attardé. Je le poussai presque dehors.

– Et Florence ? cria-t-il, de peur que sa voix ne fût couverte par le bruit des vagues.

Haussant le ton, je répondis :

– Elle a épousé Fritznel, et je crois qu’ils sont heureux ensemble. Elle n’est pas au courant de toutes ses manigances.

– Il sera difficile de faire la preuve de tout ça et je…

Je n’entendis pas le reste de la phrase. Le claquement que fit la porte en se refermant m’en empêcha.
Port-au-Prince, janvier 1997

No comments yet.

Leave a Reply