Amen!

Amen!

 

Selon Dieu…

 

Il était minuit passé quand Claca quitta la demeure familiale des Andrieux. Elle tourna et retourna entre ses doigts le chÚque que Archibald Andrieux lui avait finalement signé aprÚs des et des heures de plaidoyer.

Elle Ă©tait excĂ©dĂ©e, mais heureuse ! Elle poussa un long soupir de soulagement. Elle Ă©tait parvenue Ă  tirer quelque chose d’Archibald, un homme qui avait la rĂ©putation d’ĂȘtre le plus radin du pays.

Trois mille dollars ! C’est la somme qu’elle avait pu obtenir pour sauver la peau de son mari adorĂ©, Selondieu Legrand, des griffes des hommes de main du dictateur François Duvalier.

Depuis que Selondieu lui avait avouĂ© ĂȘtre traquĂ© par les makoutes qui voulaient lui faire la peau sous prĂ©texte de communisme, Claca ne vivait plus ! Selon les dires de plus d’un, des accusations de ce genre Ă©taient le plus court chemin qui menait Ă  la mort.

Deux hommes, armĂ©s jusqu’aux dents, et vĂȘtus de gros bleu, l’air menaçant, Ă©taient, Ă  deux reprises, venus demandĂ© Ă  voir l’homme de la maison.

Elle avait alors suppliĂ© son frĂšre Julien de prendre Selondieu chez lui pour quelques jours. Elle avait aussi brĂ»lĂ© ce livre, « Le Capital» de Karl Marx, qu’il avait rapportĂ© Ă  la maison par une chaude journĂ©e de juillet et dont il prenait lecture religieusement chaque soir telle une bible. L’Évangile selon Saint
 Selon!

Des balles avaient brisĂ© les volets des persiennes au petit matin d’un jour annonciateur de dĂ©boires. Et l’angoisse s’était installĂ©e Ă  jamais dans la tĂȘte, le corps, le cƓur et l’ñme de Claca pour ne plus la quitter.

Elle avait dĂ» s’humilier pour obtenir ces trois mille dollars, car Archibald Andrieux n’était autre qu’un ancien fiancĂ© Ă  qui elle avait tournĂ© le dos Ă  deux mois de leurs noces pour se jeter dans les bras de Selondieu. Mais, que voulez-vous, il Ă©tait bien le seul Ă  pouvoir lui prĂȘter de quoi mettre son homme Ă  l’abri. Alors, elle avait mis son orgueil dans un placard, fermĂ© la porte Ă  double tour pour avoir le courage de quitter la maison et faire le geste de tendre la main.

Comment allait-elle rembourser cet argent Ă  Archibald ? Elle avait promis que Selondieu le ferait aussitĂŽt qu’il aurait trouvĂ© du travail Ă  Saint-Domingue. Tout ce dont il avait besoin pour le moment c’était de quoi se payer le gĂźte et le couvert. Et, la bouffe assurĂ©e, il se jetterait Ă  corps perdu dans le commerce des produits de premiĂšres nĂ©cessitĂ©s, car, de son cĂŽtĂ©, son petit job de dactylo au « Bureau des Contributions » serait bien incapable d’assurer un tel remboursement, mĂȘme Ă  long terme.

Selon elle, dans la vie, on fait ce qu’on peut avec ce que l’on a ! Elle l’aimait tant son Selon!

***

 

Cela faisait maintenant deux mois que Selondieu vivait en terre Ă©trangĂšre. Étrange, il n’appelait pas souvent, mais Ă  bien compter il y avait bien quatre semaines depuis qu’il ne donnait plus aucun signe de vie. Ah, ce n’était certainement pas facile pour lui de s’adapter Ă  sa nouvelle vie, pensa Claca toute chagrinĂ©e que son pauvre mari soit dans une situation aussi dĂ©sastreuse.

Consciente de tout faire pour sauver une vie humaine, ĂȘtre Ă  l’étroit chez sa mĂšre, dormant Ă  mĂȘme le sol sur un matelas de fortune au pied du lit de sa jeune sƓur, ne lui disait pas grand-chose. Qu’étaient ces moments d’inconfort face au drame que vivait son Ă©poux bien malgrĂ© lui ? Selon Dieu, le vrai, le paradis appartenait aux Ăąmes charitables. Elle l’avait pris au mot. Ainsi soit-il !

Elle prenait donc son mal en patience. Selondieu restait pour elle la personne la plus importante sur Terre ; le futur pĂšre d’une progĂ©niture tant souhaitĂ©e ; donc un demi-dieu !

Le temps fila Ă  la vitesse de l’éclair !

Puis, un beau jour, l’inquiĂ©tude se fit pressante, mieux
 oppressante. Deux mois sans nouvelles cela devenait plus qu’inquiĂ©tant. Elle maudissait chaque jour l’insuffisance du prĂȘt consenti par Archibald. La faute incombait Ă  son ancien fiancĂ© qui n’arrĂȘtait pas d’ĂȘtre pingre. Avec juste un peu plus, elle aurait pu faire installer une ligne tĂ©lĂ©phonique ce qui l’aurait mis Ă  l’abri de ces longues et effroyables attentes d’un Ă©ventuel coup de fil. Le pauvre Selondieu, la route qui menait Ă  la « central telefĂłnica » la plus proche devait lui ĂȘtre si pĂ©nible.

Il lui fallait partir pour s’assurer du bien-ĂȘtre de Selon
 cet ĂȘtre cher.

Tout l’argent de sa derniĂšre paye fut englouti dans ce projet de voyage. Bah, qu’était-ce l’argent si on ne devait s’en servir que pour payer les factures et en mettre de cĂŽtĂ©. L’argent, quand il ne jouait pas Ă  cache-cache, jouait tout le temps Ă  l’important alors qu’au fait, il n’était RIEN ! On avait beau en avoir que ce n’était jamais assez. Rien qu’un Ă©lĂ©ment fuyant qui vous file toujours entre les doigts.

Le voyage Port-au-Prince-Santo-Domingo ne se fait jamais sans encombre. Il dura bien une éternité et mis à vif ses nerfs déjà forts sollicités ces temps derniers.

 

***

Quand elle arriva à destination il faisait nuit noire et elle fut heureuse de voir que la maison baignait dans une douce lumiÚre tamisée. Ah, son dieu était bien vivant ; merci Seigneur ! Alléluia !

À mesure qu’elle s’approchait du gĂźte de son homme, une musique merengue lui parvint par sons Ă©touffĂ©s qu’un vent taquin ballottait Ă  sa guise.

Un sourire déjà lui fendait les lÚvres alors que celui-ci avait déserté sa face depuis des lustres. Elle reprenait goût à la vie. Soudain, elle se sentit comme pousser des ailes.

Son pas alourdi encore rĂ©cemment par toutes sortes de problĂšmes se fit, tout Ă  coup, lĂ©ger. C’est le cƓur gonflĂ© d’amour qu’elle s’élança vers la porte d’entrĂ©e.

Trois coups, et celle-ci s’ouvrit.

– Excusez-moi, dit-elle, confuse, Ă  la femme en tenue lĂ©gĂšre qui se tenait sur le seuil, j’ai dĂ» me tromper d’adresse.

Elle repartait dĂ©jĂ  quand elle entendit quelqu’un dire :

– ÂżQuĂ© estĂĄ pasando, mi amor?

Cette voix, elle ne la connaissait que trop bien.

Et apparut Selondieu en short, chemise ouverte sur sa bedaine de tafiateur. Le verre de whisky qu’il tenait en main semblait faire corps avec lui.

Selon avait, de toute Ă©vidence, sa propre idĂ©e de ce que c’était un produit de premiĂšre nĂ©cessitĂ©.

La stupĂ©faction laissa le fĂȘtard coi de longues secondes.

Puis, Claca et lui s’affrontùrent du regard.

Au moment oĂč elle crut qu’il allait se jeter Ă  ses pieds pour implorer son pardon et expliquer la prĂ©sence de cette femme dans la maison, elle l’entendit aboyer :

– Qu’est-ce que tu fous ici ? Ne t’avais-je pas toujours dit d’attendre que je t’appelle ?

Abasourdie, Claca ne put dire mots.

Et lui, il en profita pour l’abreuver d’injures, pour l’accuser de jalousie chronique. Elle s’entendit, comme dans un rĂȘve, traiter de tous les noms. Et c’est dans un flou total qu’elle se vit pousser avec rudesse hors de la maison alors qu’elle venait tout juste d’y pĂ©nĂ©trer. Une maison payĂ©e avec l’argent de
 l’humiliation.

La violence de la rebuffade la prit par surprise et la jeta au sol.

Ensuite, elle n’eut qu’une vague idĂ©e de ce qui se passa vraiment. Elle se souvint seulement que dans un accĂšs de rage, elle avait chargĂ© Selon, comme le ferait un taureau pour un matador dans une arĂšne.

Une main « claire » s’était abattue avec violence sur sa joue, tandis qu’un poing « foncĂ© » avait fait gicler le sang de son nez.

Et, la porte claqua !

AprĂšs ? Un trou noir !

Quand elle reprit conscience, elle Ă©tait dans une camionnette ayant Ă  son bord deux hommes Ă  l’air vaguement familier.

Cela lui prit du temps pour reconnaĂźtre les deux loubards qui avaient demandĂ© pour Selondieu deux fois de suite sous prĂ©texte de vouloir l’arrĂȘter pour activitĂ©s subversives.

De faux makoutes !

Ils s’étaient tous bien moquĂ©s d’elle et ceci de la belle maniĂšre. Et elle, comme une sotte, Ă©tait tombĂ©e dans le panneau.

Ses « bourreaux » l’avaient lĂąchĂ©e sans mĂ©nagement sur la frontiĂšre, comme on se dĂ©barrasse d’un paquet de linges usagĂ©s devenu indĂ©sirable. Selon eux, elle se dĂ©brouillerait bien pour regagner ses pĂ©nates. De toute façon, personne n’avait sollicitĂ© sa prĂ©sence en terre dominicaine.

Les terribles douleurs qu’elle avait aux bras et aux cĂŽtes tĂ©moignaient d’un pugilat certain. L’élastique qui avait retenu ses cheveux avait larguĂ© les amarres depuis longtemps, lui laissant un air de Marie la folle.

Comment Ă©tait-elle rentrĂ©e Ă  Port-au-Prince ? Cela resterait pour elle un mystĂšre. En tout cas, l’argent de la course Ă©tait encore Ă©pinglĂ© Ă  l’intĂ©rieur de son soutien-gorge.

Quand, encore tout essoufflée, elle vit le drapeau noir et rouge flotté sur son mùt avec en son milieu la fameuse pintade duvaliériste, une lueur de joie avait fait brillé ses prunelles.

Dans la cour de la caserne, des miliciens, de vrais, vĂȘtus de bleu, effectuaient un entraĂźnement militaire grotesque.

On la fit entrer dans un bureau sombre et exigu. Un homme portant des lunettes noires, malgrĂ© la pĂ©nombre, tira une feuille blanche d’un tiroir et l’insĂ©ra prestement dans la machine Ă  taper qui trĂŽnait sur son bureau vĂ©tuste.

Il dit laconiquement :

– PrĂ©nom ?

– Claca.

– Nom ?

– Laporte.

L’homme leva un sourcil interrogatif.

– Pardon ? dit-il aprùs un silence assez long.

– C’est bien ça, vous avez bien entendu, Claca Laporte ! Ma mĂšre a toujours pensĂ© que Claca Ă©tait le plus beau prĂ©nom qu’elle aurait pu donner Ă  sa fille aĂźnĂ©e.

L’homme la regarda un instant interloquĂ©. Puis, soudain, renonça Ă  comprendre.

Il secoua la tĂȘte comme pour chasser ses inutiles pensĂ©es et revint Ă  son questionnaire :

– Motif de la dĂ©nonciation ?

– ActivitĂ©s communistes, rĂ©pondit Claca sans sourciller, en essuyant une goutte de sueur qui glissait de son front.

Et le cliquetis de la machine Ă  taper
 s’éternisa


Quelque cinq minutes plus tard


– PrĂ©nom et nom du coupable ?

Enfin, il avait terminé sa
 dissertation.

– Selondieu Legrand.

– A-t-il des complices ?

– Oui, trois… une dominicaine et deux haĂŻtiens.

– Adresse du traütre à la patrie ?

– 4567, Calle 21, Avenida X, Santo-Domingo, RĂ©publica dominicana…

 

En partant
, elle claqua la porte !

 

 

… Et selon les hommes…

 

Amen !

 

Miami, Florida, le 14 février 2012 ;

un jour de la Saint-Valentin.

 

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