par Marc-Arthur Pierre-Louis
Alors qu’Haiti venait à peine d’être ravagée par le séisme meurtrier de 2010, j’ai transité par la ville de Santiago de los Caballeros dans le Cibao, la deuxième ville de la Dominicanie avec quelques membres du clergé pour rentrer en Haïti à partir du département du Nord d’Est prêter assistance aux sinistrés. L’aéroport bien aménagé, troisième aéroport le plus important du pays, me fit immédiatement comprendre que ce pays avait dépassé le nôtre d’au moins un quart de siècle. La solidarité dominicaine était visible et on pouvait attester d’un souci légitime de venir à la rescousse d’un voisin meurtri, d’un prochain dans la tourmente. Le douanier qui nous recevait nous confessa qu’il avait versé beaucoup de larmes sur le sort d’Haïti et ce fut pour moi une source de réconfort qui me suggéra que nous avions mis les incidents de Boyer, de Trujillo, et de Balaguer derrière nous et le malheur du 12 janvier 2010 au moins pouvait rapprocher deux peuples qui se partageaient une Île de moins de 79.000 Km2. C’étaient des moments inoubliables de fraternité. Il y avait toujours les Bateys mais avec cette nouvelle ère on allait pouvoir résoudre ce problème, devrais-je avoir pensé.
Les autoroutes, et les multitudes d’hôtels d’apparence moderne, le contrôle de circulation automobile, des édifices imposants et des monuments bien entretenus, de rues propres, qui se signalaient à vous par l’invisibilité des détritus confirmeront plus tard que le lait et le miel semblaient bien couler dans la partie orientale d’Hispaniola. Nous passâmes la nuit à un hôtel qui n’avait rien à envier des hôtels de 4 ou 5 étoiles des USA et des grandes métropoles du monde avec un restaurant pourvoyant des mets exquis mettant en exergue harmonieusement une gastronomie continentale et une cuisine accentuée de couleurs et goûts locaux qui devraient chatouiller le palais des touristes européens et américains.
Le spectacle des gamins à la peau d’un métissage d’une clarté avancée qui ciraient des bottes aux environs de l’hôtel ou qui quémandaient aux alentours des bistrots attrayants, stimulateurs d’appétit et de l’envie irrésistible de goûter, était quand même alarmant. Toutefois, le système arrivera à insérer ces enfants dans la société et ils s’en tireront pensait-on. Après tout, on a eu Lula au Brésil et l’analogie ne pouvait être plus applicable.
Tout compte fait, Santiago avait offert une vue réconfortante d’une Dominicanie qui avançait à pas sûrs vers la modernité et vous donnait l’occasion d’aboutir à la conclusion qu’il y avait des gens qui pensaient pour cette société. Constat doux amer comme celui d’un parent qui s’émerveille des prouesses académiques des enfants du voisin tout en se lamentant du manque d’intérêt pour les études et des résultats peu encourageants des siens. J’aurai à vérifier cette observation navrante dans une ville d’Haïti où un hôtelier au faîte d’une cupidité alimentée par la vue des « Diaspora » nous demanda un prix plus élevé pour une chambre que celui de l’hôtel de Santiago et ceci avec un confort, une installation, niveau de salubrité, et équipements nettement inférieurs à ce que l’on trouvait dans le Cibao. Dans cette ville, la médiocrité se vendait à un prix exorbitant me disais-je.
Cependant si trois ans après l’on peut comprendre que la solidarité sismique se soit effritée et laisse notre voisin dans sa course vers le développement avec notre pays comme le consommateur le plus important de ses produits de première nécessité en dehors de ses frontières et une source sûre de revenue avec des contrats importants de construction octroyés à ses firmes d’ingénierie, il est indubitable que les membres de la cour constitutionnelle de la Dominicanie qui ont rendu un jugement le 23 septembre 2013 dernier qui enlève la citoyenneté dominicaine aux dominicains d’origine haïtienne ne font pas partie de ceux qui se sont apitoyés sur le sort de notre pays ni ne pensent qu’un resserrement des liens entre les deux pays profite à l’île entière. Par contre on arrive mal à comprendre que ce pays qui flirte avec la modernité ait pu placer de tels individus au plus haut sommet de sa jurisprudence, nonobstant ces deux braves femmes qui avaient osé émettre une opinion contraire à celle de la majorité au sein de cette cour troublante.
Ce jugement d’une férocité extraordinaire attire ipso facto l’attention sur les gens qui l’ont émis, des gens qui apparemment étaient gelés pendant trois siècles mais se sont réveillés subitement par un phénomène de réchauffement intergalactique dans le 21e siècle sans être au courant des progrès incommensurables du monde dans le domaine des droits individuels et continuent à afficher leur grossièreté barbaresque sous les regards ébahis d’une planète qui se demande comment des humains peuvent-ils agir de la sorte. En effet il faut retourner au 19e siècle à l’époque où l’homme n’avait aucun égard pour la vie de ceux qui sont considérés inférieurs à lui, des pourvoyeurs d’esclaves ou des colons, pour trouver un paradigme de mépris aussi total de l’individu. La décision de cette cour doit faire honte à l’humanité, à tout humain digne de ce nom mais surtout aux braves citoyens dominicains qui se retrouvent dans la situation des enfants dont les parents ont agi de façon ignoble, répréhensible mais qui ne peuvent les désavouer et doivent subir l’humiliation et le dédain tout à fait universels dont ils ont été involontairement l’objet. La cour constitutionnelle de la Dominicanie s’est ouvert le flanc à être la risée du monde et en ce faisant a souillé l’image de notre voisin.
Les membres de cette cour qui ont émis ce jugement se sont enfoncés dans le non sens alors que leurs actions sont celles qui devraient être les plus limpides. Le paradoxe est inévitable. Des gens qui sont placés au plus haut niveau de l’échelle de la justice d’un pays, sont ceux qui, avec ce jugement irréfléchi, commettent la plus grande injustice que ce pays ait commis de façon collective dans les derniers trois quarts de siècle. La justice dominicaine vient de subir un échec lorsque ceux qui sont placés pour protéger les dominicains sont ceux qui s’érigent en des prédateurs les plus épouvantables de certains dominicains, particulièrement ceux d’ascendance haïtienne. Avec ce jugement calamiteux, on peut dire que ces juges ont bel et bien institutionnalisé le racisme, dont on en a déjà eu un prélude avec un passé troublant quant au traitement des Haïtiens par certaines autorités de ce pays. Des individus pourvus d’un pouvoir extraordinaire qui l’en abusent de façon éhontée montrent qu’ils ne sont pas imbus du fait que des prérogatives juridiques presqu’illimitées en appellent aussi à une modération presque proportionnelle. À la minute où une poignée d’individus, pas plus d’une vingtaine, peut décider du sort d’au moins trois cent mille autres en rendant une décision sans appel qui viole toutes les traditions juridiques, conventions internationales, droits inaliénables individuels dont leur pays est tenu d’observer et de fait avait promis d’observer, en rejetant toute décence qu’un état moderne se doit de montrer, les juges de cette cour constitutionnelle ont de fait rendu un jugement contre eux-mêmes presqu’aussi sans appel. La disqualification est quasi automatique, car force nous est faite de constater que ces individus dans les mains desquels est placé ce pouvoir immense en ont fait un beau gâchis. Le pouvoir absolu corrompt absolument dit-on. Plus que toute autre chose ce jugement a démontré qu’il y a un problème profond de justice dans cette cour dite constitutionnelle avec l’exhibition d’un tel bafouement de la décence, de la dignité humaine et de l’équité. Ce sont des gens qui ont humilié la jurisprudence dominicaine et qui ont complètement déshonoré les institutions qu’ils représentent et celles desquelles procède leur statut de juristes.
Le monde entier est scandalisé par l’impudence, l’indécence, la négligence, la paresse, l’ignorance, et l’ingratitude d’une cour qui se décide d’un revers de main de révoquer la citoyenneté de dominicains légitimes qui n’ont d’autre contexte culturel que la Dominicanie. Des vieillards de 84 ans qui ont passé toute leur vie en République Dominicaine et qui ont contribué à l’érection de cette société se voient par cette décision abominable et révoltante, remercier pour les services rendus à la patrie avec leurs noms rayés de la liste des patriotes, le seul crime commis ayant été d’être en transit dans leur propre pays pendant plus de 80 ans. De profundis il y a quelque chose de foncièrement malsain avec ce jugement. En effet la plus grande instance constitutionnelle de ce pays déclare sans ciller que ces citoyens qui pouvaient être les parents de ses membres et qui pouvaient connaître le pays mieux qu’eux et avoir contribué au progrès de cette nation plus qu’eux ont été toute leur vie en transit et ne méritent plus la citoyenneté dominicaine.
Les membres de cette cour qui ont pris cette décision ignominieuse méritent toute la réprobation qu’ils ont amassée sur leurs propres têtes en de pseudo leaders qui n’ont pas su s’élever à la hauteur de la tache noble qui leur a été dévolue en faisant un travesti de la justice qui a été confiée à leurs mains incapables et inaptes. Ils ont échoué lamentablement. Ils méritent toute la négativité, la clameur publique et l’animosité projetée sur eux pour avoir attiré sur leur pays un dédain quasi global et pour avoir renversé les travaux des humanistes et décents dominicains tels que Juan Bosch, Francisco Pena Gomez, Sonia Pierre, et des milliers de leurs congénères. Ces soi-disant juristes sont aussi à plaindre pour leur impotence à agir en des gens normaux, doués de sensibilité, de compassion, et de capacité d’empathie. Leur action répréhensible les a placés en dessous de toute humanité. Ils sont des individus misérables. Ce jugement cataclysmique a mis à nu leur indigence. Un douanier qui verse des larmes sur le sort d’Haïti et en vérité le simple quidam dominicain les dépassent de mille coudées. Ils méritent notre pitié.
Un autre aspect scandaleux de cette situation est que certains leaders de la Dominicanie continuent a s’accrocher désespérément à l’idée de souveraineté, même Leonel Fernandez, dans cette décision qui rivalise avec les actions d’Adolf Hitler pendant qu’ils veulent se distancer de ce dernier. L’hypocrisie de cette affaire est aussi le fait que la Dominicanie continuer a jouir des bénéfices de sa diaspora aux USA où les enfants de ses citoyens héritent de la citoyenneté américaine en vertu du jus soli, ce même droit qu’ils refusent aux octogénaires de leur pays d’origine haïtienne aussi bien qu’ à leurs enfants. Cela est petit, mesquin, lilliputien même.
M’étais-je précipité vers une conclusion trop hâtive en constatant les progrès de la Dominicanie ? Lui ai-je attribué erronément des intentions louables vers la modernité ? Était-il un simple mirage ce progrès, dévêtit par ce jugement rétrograde, illogique, et balayé en retrait vers les temps coloniaux par sa bestialité, hébétude, comme un fétu de paille ? Il faut a fortiori dire que non. La Dominicanie peut bien nous avoir dépassé dans certains domaines mais ces « intellectuels » qui ont émis ce jugement auraient pu apprendre quelque chose de nous, surtout de notre apport incalculable dans le champ de la liberté. Ceux qui sous-estiment un peuple qui a fait 1804 le font à leurs risques et périls. Il est fort douteux que je me sois équivoqué dans mon évaluation des progrès du voisin. Cependant ce qui ne laisse aucun doute c’est que quelqu’un a erré en plaçant ces individus dans la sphère la plus élevée de sa justice. Si la justice élève une nation alors l’injustice la torpille. Si la Dominicanie continue à promouvoir des éléments de l’engeance de ces juristes, de vrais chevaux de Troie, alors elle n’a même pas besoin de déclarer la guerre à une super puissance, ils se chargeront eux-mêmes de sa ruine.
RTVC Haiti., http://www.radiotelevisioncaraibes.com/opinion/la_cour_constitutionnelle_de_la_dominicanie_a_traine_ce_pays_dan.html