Des jeunes de Bois-Neuf font parler leur créativité

 

Nou Pou Nou

Le Nouvelliste | Publié le : 20 décembre 2013

Pour certains jeunes de Cité Soleil, pas question de jeter bouteilles de vin, de whisky ou de champagne vides. Depuis une dizaine d’années, ils transforment quotidiennement des centaines de bouteilles en verres décorés vendus sur le marché local et dans certaines provinces du pays. Les revenus qu’ils tirent de cette activité originale leur font oublier les moqueries dont ils font parfois l’objet.

Des verres fabriqués par des jeunes de Bois-Neuf
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Verre

A la recherche d’une vie meilleure, ils ont bravé la mer, certains plusieurs fois. Les uns ont foulé le sol de Nassau ou de Providenciales, d’autres se sont faits coupeurs de canne dans les bateys de la République dominicaine. Expulsés ou simplement déçus par ces terres promises, ils ont finalement trouvé un brin d’espoir dans le petit atelier que Jean-Baptiste Défenseur anime dans la cour de sa maisonnette à Cité Gérard, à Bois-Neuf, au cœur de Cité Soleil.
Assis sur une petite chaise traditionnelle haïtienne, Ricardo Suprême, 21 ans, polit un cul de bouteille qu’un camarade vient tout juste de couper. A ses côtés, deux collègues lavent des dizaines de flacons entassés dans un coin. Des fioles vides que Jean-Baptiste Défenseur achète par douzaines – à 25 gourdes la douzaine – auprès d’autres jeunes qui les récupèrent dans les bars, les marchés, les dépotoirs.
Originaire de Cap-Haïtien, Ricardo habite Cité Soleil depuis qu’il a 14 ans. Comme ses compagnons d’infortune, il survit grâce à la vente de ces verres ingénieusement fabriqués et qui leur donnent l’occasion de faire valoir leur esprit créatif et leur savoir-faire. « Il y a beaucoup de personnes, notamment des étrangers, qui apprécient notre travail, explique Ricardo, déjà père d’un enfant. Certains de nos compatriotes se moquent parfois de nous quand nous présentons notre produit dans les marchés de la zone… »
Heureusement, ces moqueries ne les empêchent pas de dormir. Ils ont vécu bien pire. Du haut de ses 24 ans, Canès Guillaume, qui travaille depuis 2004 dans l’atelier, peut en témoigner. Il a fait, à plusieurs reprises –, chaque fois illégalement – le voyage du Nord d’Haïti jusqu’aux Bahamas, sur un voilier appartenant à l’un de ses proches. Etant l’aîné de sa famille, sa mère, dit-il, l’incitait à quitter le pays afin qu’il puisse aider ses jeunes frères et sœurs. Des expériences qui, chaque fois, ont tourné au cauchemar. « C’était toujours compliqué, ces voyages, affirme Canès. Lorsqu’on parvenait à destination, on était refoulés, humiliés. J’ai même survécu à un naufrage où 18 personnes ont trouvé la mort.
» Aujourd’hui, le jeune home, originaire de Pilate, qui travaillait naguère comme mécanicien de moto dans sa région natale, se spécialise dans le travail du verre. Si cela lui procure des revenus modestes, la nouvelle activité lui permet au moins d’envoyer de l’argent à sa femme et à sa fille restées au Cap-Haïtien. « Depuis 2004, je suis ici à Cité Soleil et je crée quotidiennement, lance Canès Guillaume. Je travaille dans des conditions difficiles, notamment pour la coupe des bouteilles qui me laissent souvent des cicatrices à la main, mais on n’a pas le choix.
» Son histoire est à peu près la même que celle de son camarade Ricardo Suprême qui a entrepris pas moins de sept voyages clandestins. « Au cours de ces voyages, j’ai même vu des jeunes filles désespérées se jeter à la mer », souligne le jeune homme, l’air pensif, comme s’il revoyait dans sa tête les images d’un film d’horreur.
Après ces voyages mouvementés, il avait pensé trouver une terre plus douce en République dominicaine, où il n’a finalement passé que deux semaines. Là aussi, immigrant clandestin, il a rapidement constaté que le travail dans les plantations n’était pas fait pour lui.« A Pilate, mon père avait l’habitude d’embaucher des paysans pour travailler dans ses champs. Tout ce que j’ai trouvé comme travail dans la région de Barahona, ce fut un champ d’herbes sauvages à sarcler, raconte Ricardo. Je n’étais pas habitué à faire ce genre de travail chez moi, j’ai donc décidé de retourner dans mon pays. Inutile de dire que je ne compte pas non plus retourner en République dominicaine… »
Il ne regrette pas d’avoir rejoint l’atelier Jean-Baptiste Défenseur. Ricardo – qui fut brièvement ouvrier maçon à son retour au pays natal – est aujourd’hui l’une des pièces maîtresses de l’atelier. Il arrive parfois à fabriquer plus de 200 verres en une seule journée. Une performance plutôt rentable quand on sait qu’une douzaine de ces verres, peints à la main, se vend quelque 300 gourdes… Pas étonnant que le fondateur de l’atelier éprouve la satisfaction du devoir accompli. Il aurait bien pu garder l’idée pour lui, mais Jean-Baptiste Défenseur, qui a appris cette technique d’un ancien de l’école des Pères salésiens, n’a pas hésité à la partager avec une dizaine d’autres jeunes d’horizons divers et qui forment aujourd’hui le personnel de l’atelier. « Au lieu de rester les bras croisés, d’être impliqué dans le banditisme, je préfère mener cette activité pour vivre dans la dignité et dans la paix, explique le jeune homme de 28 ans, père de trois enfants. Tout le monde ici partage la même philosophie.»
Valéry Daudier
vdaudier@lenouvelliste.com

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