Le Retour de Duvalier

 

Par Jacky Dahomay

Madinin-art, 8 janvier 2014

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Ce texte, sans doute noir, est l’expression d’une expĂ©rience personnelle, mais il  se veut un hommage Ă  tous ceux qui sont morts sous les dictatures en HaĂŻti

Je suis en train de dĂ©jeuner tranquillement, sous le regard envieux de mon chat, quand je reçois d’HaĂŻti, un coup de fil de Sylvie Bajeux m’annonçant  la triste nouvelle : le premier janvier, date d’anniversaire de l’indĂ©pendance d’HaĂŻti, le prĂ©sident Martely est venu Ă  la cĂ©lĂ©bration officielle aux GonaĂŻves accompagnĂ© de Jean-Claude Duvalier. Il y avait aussi un ancien  dictateur comme Prosper Avril ! Le prĂ©sident Martely a fait un appel solennel aux autres anciens dictateurs pour l’aider Ă  consolider son pouvoir. Symboliquement, c’est lourd, trop lourd !


 De rage, j’envoie promener mon assiette de court-bouillon.  Mon chat bondit hors de la cuisine puis revient, sans doute attirĂ© par les Ă©claboussures de poisson, mais suspend son geste fĂ©lin en une interrogation muette en me fixant du regard, comme si son Ă©tonnement d’animal interrogeait ma propre humanitĂ©. Veut-il me signifier que la rage, en politique, est toujours impuissante ? Je reste donc debout mais ma tĂȘte vacille.
Tout cela est trop dur Ă  avaler ! Je pense Ă  la longue dictature duvaliĂ©riste, du pĂšre et du fils, Ă  tous ces haĂŻtiens torturĂ©s, assassinĂ©s ou condamnĂ©s Ă  l’exil.   

A-t-on oubliĂ© les « vĂȘpres jĂ©rĂ©miennes » quand le 5 aoĂ»t 1964, 27 personnes de la ville de JĂ©rĂ©mie furent sauvagement assassinĂ©es et quand les mois qui suivirent, Duvalier pĂšre, au nom du « noirisme » fit torturer et tuer des centaines de mulĂątres femmes, enfants et vieillards ?  Et le massacre de Thiotte oĂč des centaines de paysans furent tuĂ©s ? Je pense aussi Ă  cette longue transition dĂ©mocratique qui suivit la chute de Duvalier en fĂ©vrier 1986, Ă  la victoire

–que nous croyions dĂ©mocratique- du pĂšre Aristide, renversĂ© aussitĂŽt aprĂšs le coup d’Etat de Raoul Cedras. Ensuite, retour au pouvoir de Jean-Bertrand Aristide, ramenĂ© par les AmĂ©ricains, mais lequel ne va pas  tarder Ă  reproduire les mĂȘmes mĂ©thodes de gouvernement Ă©laborĂ©es par le duvaliĂ©risme. Aujourd’hui, en se faisant accompagner par Jean-Claude Duvalier le jour de l’anniversaire de l’indĂ©pendance et en faisant appel  aux dictateurs prĂ©cĂ©dents, le prĂ©sident Martely veut clairement montrer que la tradition de l’Etat haĂŻtien est  celle du gouvernement despotique. Comme si, en quelque sorte, il  fallait toujours revenir au mĂȘme ! Et tout cela, au nom  de la rĂ©conciliation nationale ! Imagine-t-on un De Gaulle, un 14 juillet, se prĂ©senter Ă  une  tribune avec PĂ©tain ?

Les hasards de l’histoire ont voulu  que je fusse quelque peu impliquĂ© dans la vie politique haĂŻtienne. En fĂ©vrier 1986, LaĂ«nnec Hurbon vivait en Guadeloupe. Nous avons suivi en direct la chute de Jean-Claude Duvalier. AprĂšs son dĂ©part du pouvoir, mes amis LaĂ«nnec et BĂ©rard Cenatus rentrĂšrent dans leur pays. Nous eĂ»mes alors tous les trois l’idĂ©e  de crĂ©er la revue Chemins Critiques avec MichĂšle Pierre-Louis, Frankin Midy, et les Martiniquais Georges Mauvois et Alain MĂ©nil (tous deux dĂ©cĂ©dĂ©s depuis). Nous croyions dur comme fer Ă  l’avĂšnement de la dĂ©mocratie en HaĂŻti. Chemins Critiques apporta un soutien rĂ©solu Ă  la candidature de Jean-Bertrand Aristide. Ce fut notre erreur. Nos optimistes thĂ©ories politiques de l’époque ne nous permettaient pas de saisir la nature du populisme de ce « petit prĂȘtre des pauvres », de comprendre que tout leader populiste, oĂč qu’il soit ou  quel qu’il  soit, est toujours travaillĂ© en derniĂšre instance par une dialectique de l’extermination.  Si comme le dit  Ernesto Laclau il y a populisme  quand une « plebs » se prend pour le « populus », la plebs haĂŻtienne, la grande masse des exclus et des « sans part », investit son dĂ©sir lĂ©gitime de reconnaissance dans la personne du leader lequel l’utilise Ă  son profit et son pouvoir, n’étant limitĂ© que par sa propre volontĂ©, il s’engouffre inĂ©vitablement dans le despotisme.

 

Quand Aristide fut renversĂ© par le coup d’Etat de Raoul Cedras, nous organisĂąmes le soutien en Guadeloupe avec l’association Guadeloupe-HaĂŻti animĂ©e par Jean-Marie PĂ©an, Georges TrĂ©sor, Max Dorvile et Jean-Claude Courbain (dĂ©cĂ©dĂ© depuis peu). Nous recevions tous ceux qui fuyaient la nouvelle dictature, les hĂ©bergions, et participions au soutien international. Arisitide nous reçut d’ailleurs lors de  son exil  Ă  Washington. Nous saluĂąmes son retour au pouvoir et pour nous la dĂ©mocratie en HaĂŻti Ă©tait sur la bonne voie.

 

C’est ainsi que je me rendis dans ce pays pour participer Ă  l’élaboration du Plan national d’éducation. Mais Ă©trangement, avec le retour d’Aristide, la revue Chemins Critiques mourut et nous poursuivĂźmes chacun dans nos chemins traversiers spĂ©cifiques. En 1996 pourtant,  nous organisĂąmes avec LaĂ«nnec Hurbon un grand colloque international sur les Transitions dĂ©mocratiques, soutenus par Jean-Claude Bajeux qui Ă©tait alors ministre de la  culture. Raoul Alfonsin,    l’ex-prĂ©sident d’Argentine, Ă©tait notre invitĂ© d’honneur.  Aristide Ă©tait prĂ©sident de la rĂ©publique et nous croyions encore au triomphe de la dĂ©mocratie ou du moins Ă  sa transition pacifique. Pourtant une voix aurait dĂ» nous alerter, celle du philosophe Jacques RanciĂšre prĂ©sent Ă  nos travaux. Voici ce qu’il affirmait lors de son intervention :

 

« Ce qui succĂšde souvent aux dictatures dĂ©faites, notamment dans les pays de l’Est, ce ne sont pas comme on pouvait le penser, les formes d’une dĂ©mocratie  formelle revivifiĂ©e par de nouveaux acteurs politiques. C’est globalement, le partage entre deux choses : d’un cĂŽtĂ© l’effacement des mouvements de renouveau dĂ©mocratique derriĂšre le gouvernement de la richesse et de ses experts, de l’autre, les dĂ©chaĂźnements de la guerre ethnique »

 

Et il  concluait ainsi son propos : « la dĂ©mocratie n’est pas le terme d’un voyage, elle est une maniĂšre de voyager. Il n’y a pas de transition vers la dĂ©mocratie parce que la dĂ©mocratie est elle-mĂȘme une « transition », une maniĂšre d’avancer. Cette maniĂšre d’avancer consiste Ă  inventer sans cesse des sujets polĂ©miques propres Ă  contrarier les forces qui perpĂ©tuellement tendent Ă  son Ă©vanouissement : le pouvoir de la naissance et celui de la richesse » (cf. Les transitions dĂ©mocratiques, sous la direction de LaĂ«nnec  Hurbon

–Syros).

TrĂšs rapidement, Jean-Bertrand Aristide Ă©volua sur les chemins dĂ©jĂ  tracĂ©s de l’inacceptable, avec l’utilisation des ChimĂšres, nouvelle sorte de tontons macoutes. Et ce fut l’assassinat du cĂ©lĂšbre journaliste Jean Dominique. Ce dernier ne supportait pas mes  articles publiĂ©s dans Chemins Critiques, trop rĂ©publicains Ă  son goĂ»t, et un jour MichĂšle Pierre-Louis me conduisit chez lui en guise de  rĂ©conciliation. Jean Dominique dĂ©fendit  trĂšs longtemps Aristide et quand, trĂšs tard, il commença Ă  le  dĂ©noncer, il  avait signĂ© son arrĂȘt de mort. Je n’oublierai jamais qu’un jour, alors  que MichĂšle sĂ©journait  quelques jours chez moi, en Guadeloupe, je l’entendis pousser un cri dans  sa chambre. Je courus Ă  l’étage croyant qu’elle avait Ă©tĂ© mordue par une bĂȘte-Ă -mille-pattes quoique MichĂšle ne soit pas du genre Ă  crier sous une piqĂ»re d’insecte. Elle venait de recevoir d’HaĂŻti la nouvelle de l’assassinat de  Jean Dominique. Elle rentra rapidement en HaĂŻti pour, avec la  veuve de Jean Dominique, aller rĂ©pandre les cendres du dĂ©funt dans la vallĂ©e de l’Artibonite.

Quelques temps aprĂšs, on me demanda de recevoir en Guadeloupe le pĂšre de Lindor, un jeune journaliste qui avait Ă©tĂ© assassinĂ©. Un homme du peuple qui me  raconta qu’Aristide lui avait promis de l’argent  au prix de son silence ce  qui le poussa Ă  fuir.

 

Le chat me regarde toujours, je trouve mĂȘme qu’il prend la posture du tanguero mais c’est peut-ĂȘtre une illusion. Continuons donc ! C’est toute une partie de ma vie qui refait surface en ce dĂ©but d’annĂ©e terrible !

 

Lorsque Dominique de Villepin, alors ministre des affaires Ă©trangĂšres de la France, nomma RĂ©gis Debray Ă  la tĂȘte d’une commission chargĂ©e des relations avec HaĂŻti, RĂ©gis me  demanda de participer Ă  cette mission. Nous rencontrĂąmes beaucoup de monde et en particulier les reprĂ©sentants de la « sociĂ©tĂ© civile » qui nous demandaient de les  aider Ă  faire partir Aristide  et assuraient qu’ils Ă©taient prĂȘts Ă  prendre la relĂšve. Quand la France lĂącha Aristide,  les AmĂ©ricains le  firent partir. Le prĂȘtre  despote trouva refuge, dans une sorte de farce dont seule l’histoire a le secret, dans le pays de Nelson Mandela ! Mais la  dite « sociĂ©tĂ© civile » ne prit pas la relĂšve et laissa venir  au pouvoir RenĂ© PrĂ©val, le plus mĂ©diocre des prĂ©sidents. RĂ©gis reçu une engueulade du gouvernement français et il la reporta contre  moi. Mais cela bien sĂ»r n’altĂ©ra pas notre amitiĂ©.  J’avais toujours encouragĂ© Michel Duvivier Pierre-Louis Ă  exercer des responsabilitĂ©s politiques. Elle  accepta d’ĂȘtre  premier ministre de PrĂ©val mais au bout de quelques mois, dĂ©couragĂ©e, elle dĂ©missionna. Depuis cette date, je me suis  un peu Ă©loignĂ© des affaires haĂŻtiennes. Quand de surcroit, j’ai appris que Jean-Claude Duvalier Ă©tait rentrĂ© en HaĂŻti suivi de prĂšs par Jean-Bertrand Aristide, comme si de  rien n’était, j’ai  dĂ©sespĂ©rĂ© d’HaĂŻti. Jean-Claude Bajeux, ce militant infatigable  des droits de l’homme, dĂ©clara alors  qu’il ne pouvait pas respirer le mĂȘme air que Duvalier, et peu de temps aprĂšs, il se laissa mourir.  C’était en l’annĂ©e 2011.

 

Depuis le 2 janvier 2014,  Sylvie, la  veuve tout aussi infatigable de Jean-Claude Bajeux, ne cesse de me tĂ©lĂ©phoner m’exprimant son immense colĂšre contre le retour de Duvalier et me demandant de participer Ă  l’organisation d’un soutien international. Je comprends sa colĂšre et sans doute sa solitude. Comment admettre qu’aprĂšs cette catastrophe dans l’histoire d’une HaĂŻti indĂ©pendante qu’a Ă©tĂ© le duvaliĂ©risme, aprĂšs tant de morts et de sacrifices, tant de luttes aussi contre ce systĂšme ignoble qui conduit des millions d’HaĂŻtiens,  ces « nĂšgres cabossĂ©s » Ă  courir  « plein vent »  dans toute la diaspora, comme  le clame la chanteuse haĂŻtiano-cubaine Martha Jean-Claude ; comment accepter qu’aujourd’hui, Ă  la fĂȘte de l’indĂ©pendance le prĂ©sident Martely ose se prĂ©senter officiellement accoquinĂ© de deux anciens dictateurs, Prosper Avril  et Jean-Claude Duvalier, lesquels n’ont jamais Ă©tĂ© Ă©lus  et ont occupĂ© le pouvoir illĂ©galement ? Comment tolĂ©rer  la prĂ©sence Ă  cette cĂ©rĂ©monie officielle, qui insulte l’histoire d’HaĂŻti, d’un Jean-Claude Duvalier qui a menĂ© grand train de vie sur le dos du peuple haĂŻtien, avec un mariage ayant coĂ»tĂ© 3 millions de dollars en 1980, qui a accru sa richesse en s’impliquant dans le trafic de drogue et en pratiquant le trafic d’organes sur les haĂŻtiens morts alors  que le pays est le plus pauvre du continent amĂ©ricain, qui est en ce moment inculpĂ© devant la justice haĂŻtienne pour crime contre l’humanitĂ© et dilapidation Ă  grande Ă©chelle des fonds publics ? Il s’est exilĂ© en effet avec une fortune estimĂ©e Ă  900 millions de dollars extraite des caisses de l’Etat HaĂŻtien, soit une somme supĂ©rieure Ă  l’époque Ă  la dette externe du pays. On estime aussi que la famille Duvalier aurait dĂ©tournĂ© Ă  son profit 80% de l’aide Ă©conomique versĂ©e Ă  HaĂŻti. Et c’est Ă  ce Jean-Claude Duvalier que le prĂ©sident Michel Martelly accorde aujourd’hui une pension payĂ©e par les  contribuables haĂŻtiens !

 

En outre a-t-on oubliĂ© que c’est Prosper Avril qui fut le commanditaire  de  l’horrible  massacre du 29 novembre 1987 Ă  la ruelle Vaillant de Port-au-Prince ? Je m’en souviens. Sait-on que Martelly lui-mĂȘme est soupçonnĂ©, selon la rumeur populaire,  d’avoir Ă©tĂ© aux cĂŽtĂ©s du sanguinaire Michel François  durant le massacre de la population d’un bidonville de Port-au-Prince lors du sanglant coup d’Etat de 1991 ? Michel François est toujours prĂ©sent en HaĂŻti et le prĂ©sident Martelly a confiĂ© une fonction gouvernementale Ă  son Ă©pouse. Un sociologue parisien qui participait Ă  une mission internationale en HaĂŻti m’a dit que lors d’une rĂ©union avec les dignitaires du rĂ©gime putschiste, il a demandĂ© Ă  Michel François qui il Ă©tait. Celui-ci lui a rĂ©pondu : « Mon  djob est le djob-cercueil». De cela, je me  souviens aussi. Nous en parlions longuement Ă  Chemins Critiques. Et que penser de ce juge, ayant inculpĂ© la femme et le fils de Martelly pour corruption, qui fut convoquĂ© Ă  une rĂ©union par le gouvernement et qui juste au sortir de cette rĂ©union mourut d’une crise cardiaque ? C’est Ă  vomir ! Une horreur ! HaĂŻti, premiĂšre rĂ©publique noire, mĂ©rite-t-elle un tel  destin ? Comment la sociĂ©tĂ© haĂŻtienne peut-elle accepter une telle situation ?  Cela nous interroge tous, et en particulier nous, peuples de la CaraĂŻbe et de l’AmĂ©rique Latine.


Ma tĂȘte vacille, vous dis-je, Je n’en peux plus ! Et j’ai mĂȘme l’impression que mon chat se met Ă  trembler tout en maintenant sa posture fĂ©line en une suspension interrogative. Pourtant en ce moment seule la  colĂšre de Sylvie me  tient encore debout. Mais que faire ? Sempiternelle question ! Je pense que les  HaĂŻtiens doivent se mettre Ă  agir d’abord avant de trouver un soutien international. Sylvie est d’accord.   Car en acceptant sans broncher le retour de Duvalier, les Ă©lites haĂŻtiennes (intellectuelles, politiques, administratives) sont en partie responsables de cette situation. Il ne s’agit pas de mettre toujours tout sur le compte de l’étranger ! La vie et la mort de Jean-Claude Bajeux auraient dĂ» les interpeller. Le cas de l’Argentine  est exemplaire. Les Argentins se sont battus pour que les crimes de la dictature ne demeurent pas impunis, ce que n’avait pas fait l’ex-prĂ©sident Alfonsin. On a cru qu’en faisant partir Jean-Claude Duvalier en 1986, on en avait fini avec le duvaliĂ©risme. Or, prĂšs de trente ans aprĂšs, le duvaliĂ©risme est toujours lĂ . C’est qu’il n’était pas parti. Il a survĂ©cu dans les esprits et les institutions, sous Prosper Avril comme sous Arisitide. Il n’y a eu en HaĂŻti aucune pratique publique du devoir de mĂ©moire. Les jeunes ignorent tout de cette histoire. A Buenos Aires, le centre de torture Comti a Ă©tĂ© transformĂ© en centre culturel du Souvenir. J’y ai vu cette annĂ©e une manifestation culturelle, une reprĂ©sentation thĂ©Ăątrale spectaculaire, en mĂ©moire de ce qui s’était  passĂ© Ă  Ezeiza : le massacre de milliers de manifestants venus accueillir Peron Ă  son retour d’exil. Des centaines de jeunes se prĂ©cipitaient Ă  cette manifestation culturelle. Rien de tel  en HaĂŻti. Pourquoi ? Cette dĂ©ficience dans le rapport au passĂ© qui marque  la subjectivitĂ© politique collective produit le  retour du mĂȘme. Aujourd’hui, en affirmant officiellement et publiquement sa continuitĂ© avec le duvalĂ©risme et la dictature, Michel Martely laisse dĂ©jĂ  prĂ©sager la suite : corruption accrue, intimidations, rĂ©pression, destruction des institutions et de l’esprit mĂȘme des lois. L’institution judiciaire sera la premiĂšre visĂ©e. En vĂ©ritĂ©, deux forces politiques vont dĂ©sormais s’affronter : les duvaliĂ©ristes et les aristidiens, chacune voulant affirmer son pouvoir hĂ©gĂ©monique dans la sociĂ©tĂ©. Mais oĂč donc sont passĂ©s les autres partis politiques ? Qu’en est-il  de la sociĂ©tĂ© civile ?

Une sociĂ©tĂ© civile ne peut ĂȘtre une assemblĂ©e de notables. Le grand mouvement populaire qui a conduit Ă  la  chute de Duvalier en 1986 n’est pas venu de la classe moyenne. Certes, il y a toujours eu un soutien actif Ă  l’extĂ©rieur mais qui ne faisait pas vraiment bouger les choses. Le mouvement de 1986 a Ă©tĂ© le fait de l’émergence d’une sociĂ©tĂ© civile populaire avec la rĂ©volte de jeunes (notamment journalistes) et les assemblĂ©es organisĂ©es par les Ti LĂ©gliz. Les prĂȘtes des quartiers populaires et des campagnes ayant bien souvent jouĂ© le rĂŽle d’intellectuels organiques. C’est sur ces mouvements populaires que s’est appuyĂ© Jean-Bertrand Aristide pour accĂ©der au pouvoir en produisant tous les errements que l’on sait.

 

Nous Ă©trangers et amis d’HaĂŻti de ma gĂ©nĂ©ration, nous commençons Ă  ĂȘtre fatiguĂ©s. DĂ©jĂ  nous marchons sur « les pas prĂ©cipitĂ©s du soir » pour reprendre la formule de Saint-John Perse. Tel est notre grand soir qui s’annonce. HaĂŻti risque de s’enfoncer dans un nouveau chaos mais le problĂšme consiste en ce que c’est le monde actuel qui s’enfonce dans le chaos. Edouard Glissant a eu raison de penser le Tout-monde en termes positifs mais sans doute n’a-t-il pas vu que le monde Ă©tait en voie de « dĂ©-mondĂ©anisation » avec les puissants de plus en plus puissants  et la masse des exclus de plus en plus grande et qui souvent se trompe de combat ou d’ennemis. Glissant n’a pas su penser le devenir-chaos du  monde  actuel.  Que faire ? Il serait bon que les plus jeunes prennent de nos mains fragiles ou tremblotantes le flambeau de la lutte contre toutes les formes d’injustice ou de domination.

 

Cela dit, je continue Ă  marcher, sans grand dĂ©sespoir, et je constate qu’HaĂŻti m’habite de nouveau, comme la totalitĂ© du monde d’ailleurs, et je veux aider ceux qui en ce moment en HaĂŻti organisent la riposte. Mais il me faut trouver des forces. Il me faut m’élever au-dessus de la rage et du dĂ©sespoir. Plus haut, c’est-Ă -dire dans un lieu plus originaire mais oĂč le logos risque de se figer dans le mutisme de la pierre (pour parler comme  Anthony Phelps) et  oĂč l’esprit  des  tĂ©nĂšbres peut vouloir me gouverner. Un lieu au-delĂ  de toute religion et de toute philosophie et avant mĂȘme l’institution de toute loi  et du politique. Un lieu impolitique, en quelque sorte, mais qui peut ĂȘtre fondateur. Ho la ! Me  direz-vous, qu’est-ce que cette rĂ©gression archaĂŻque ? Et bien sĂ»r vous pensez Ă  Freud. Mais il me  semble

–du moins est-ce un humble avis- que ce dernier, dans Totem et tabou, rate quelque chose que pourtant il cherche si on en  croit son extrĂȘme  prudence en ce domaine. Mais je n’ai pas de repĂšres. Les ĂȘtres naturels, comme mon chat, ne peuvent  rien pour moi, n’en dĂ©plaise aux partisans de l’écologie radicale qui pensent que la nature peut nous servir d’exemple. Quant au ciel, comme l’écrit Jean-Marie Le ClĂ©zio dans Le chercheur d’or : « Il y a tant de signes dans le ciel ! ». Ce qui signifie  que le ciel est comme une auberge espagnole. Chacun y trouve ce qu’il y amĂšne. Ni la nature ni le ciel ne sont ici d’un quelconque secours. Car c’est une histoire d’homme parmi les hommes et je veux, sans nature et sans ciel, monter Ă  une hauteur d’homme, toute fragile  qu’elle soit. Freud dit que c’est la  culpabilitĂ© qui a fait que les hommes, honteux d’avoir tuĂ© le pĂšre, ont instaurĂ© les tabous et les lois et il a du mal  Ă  comprendre que ceux qu’il appelle les « primitifs » aient accordĂ© tant d’importance Ă  Ă©carter les  dĂ©mons. Et le pĂšre de la psychanalyse rĂ©duit l’impĂ©ratif catĂ©gorique kantien Ă  un tabou. Mais ce qu’il ne prĂ©cise pas c’est que ce sentiment de culpabilitĂ© semble  prĂ©cĂ©der le meurtre du pĂšre, comme un devoir d’humanitĂ© originaire.

Ainsi, je veux remonter Ă  l’origine mĂȘme de ce sentiment de  culpabilitĂ© et de cette peur du dĂ©mon avant tout institution d’une loi. Car ce que les  dits primitifs avaient compris, c’est que le dĂ©moniaque est un possible de l’homme. C’est-Ă -dire que l’inhumain est un propre de l’homme. Autrement dit, l’humanitĂ© dans  l’homme n’est pas  comme la tigritude dans le  tigre ou la  chatitude dans  le chat. Notre humanitĂ© n’est pas un ĂȘtre, c’est toujours un devoir-ĂȘtre. Duvalier pĂšre a utilisĂ© la nĂ©gritude cĂ©sairienne pour Ă©laborer sa thĂ©orie fasciste du « noirisme » mais ceux qui ont bien lu CĂ©saire comprennent que la nĂ©gritude n’est pas dans les Noirs comme une essence ou une substance. Nous ne pouvons ĂȘtre hommes qu’en repoussant l’inhumain qui nous habite. Telle est la condition apriorique ou catĂ©gorique de notre existence humaine, avant mĂȘme l’institution de toute loi et avant aussi les diversitĂ©s culturelles dans lesquelles s’inscrivent spĂ©cifiquement les rapports conscient/inconscient. Pour nous, modernes, ce devoir d’humanitĂ© s’exprime dans les Droits de  l’homme, qui ne sont pas du droit positif mais tout simplement une exigence d’humanitĂ©. A partir de lĂ , c’est Ă  ce  niveau qu’il faut penser, dans cette dimension d’universalitĂ©, une vraie fraternitĂ© entre les hommes laquelle, on le sent bien, ne peut se rĂ©duire Ă  une solidaritĂ© archaĂŻque autour du meurtre d’on ne sait quel pĂšre originaire. C’est Ă  partir de lĂ  que je rends hommage Ă  un frĂšre, Jean-Claude Bajeux qui n’est plus, c’est Ă  partir de lĂ  que notre devoir d’humanitĂ© nous commande, tous, au-delĂ  de nos diffĂ©rences nationales, de marcher encore -dans leur lutte contre les dĂ©mons qui sont aussi ceux du monde- avec nos frĂšres  d’un pays, HaĂŻti, oĂč tant de fois l’humanitĂ© de l’homme a Ă©tĂ© Ă©crasĂ©e. Et c’est ce  qui fait que je peux retourner dans  l’arĂšne politique et soutenir rĂ©solument les onze organisations de la sociĂ©tĂ© civile haĂŻtienne ayant dĂ©cidĂ© de rĂ©agir, c’est ce qui fait que je peux encore tenir  debout, avec un peu d’espoir, jusqu’à ce qu’un dernier voyage me conduise au royaume des ombres  Ă©ternelles  d’oĂč nous sommes tous sortis.  Il se peut qu’à mon dernier repas je ne voie  pas le bord de la mer  mais il est Ă  parier  que, ce jour-lĂ ,  mon chat manifestera une totale indiffĂ©rence.


 Et on peut le comprendre.

Jacky Dahomay

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