Le choix est large.
Les flammes détruisant le premier étage de Radio Kiskeya.
La photo de la salle d’accouchement d’une maternité publique, le sang à même le sol, un condensé de pénurie et de saleté, comme une promesse de mort avant même la naissance.
Des cadavres dans un quartier populaire. des hommes encagoulés qui tirent à hauteur d’homme.
La façade et l’enseigne d’une école publique dans une ville de province. C’est le nom d’un mensonge. Derrière, il n’y a rien.
Cette folle qui hurle tous les matins et tous les soirs dans une rue passante. Sa rage s’adressant sans doute à des vivants et des fantômes. Comme une pluie de plaies arrosant les passants.
La pluie, en vrai. Ni hyperbole. Ni métaphore. Elle descend et tout ce qui n’est pas fixé au sol risque d’être emporté. C’est valable pour les humains et les ustensiles, les gadgets et les immondices.
Devant les locaux d’un organisme autonome, un pick-up abandonné. Les services concernés n’ont pas pensé à l’enlever. Et les passants, peut-être aussi les employés, remplissent l’arrière de déchets : plastique, haillons… On dirait une installation : fatras sur rue, dedans carcasse.
Une séance parlementaire dont on ne peut même pas dire que la montagne accoucha d’une souris. C’était déjà le vide avant le commencement. Comme un match arrangé auquel, avant même sa tenue, aucun spectateur n’avait eu la bêtise d’accorder sa confiance. Il y a longtemps que la confiance populaire a été enlevée aux institutions et au pouvoir politique. C’est aussi pour cela que, concernant l’incendie de Radio Kiskeya, la rue refuse de croire à la thèse de l’accident. De plus en plus, pour le citoyen ordinaire, ce pouvoir n’est capable que d’une chose, le pire sous toutes ses formes.
Toutes ces images de ce qui tue, de ce qui manque, de ce qui n’est pas fait, de ce qui est mal fait. Tant d’autres encore que j’aurais pu choisir. Un départ forcé. Un retour forcé. Un enfant enchaîné par son père, un fou de Dieu qui manie le cadenas aux ordres du pasteur.
Violence. Bêtise. L’image la plus triste… Il en est tant de tristes.
Mais celle que je retiens, je l’ai choisie parce qu’elle éclaire sur toutes les autres, les explique, les perpétue. Le 19 décembre exactement. Vers les dix heures du matin. Un cortège de dix-huit véhicules descendant le Bois-Verna. Dix-huit, pas moins. Pour faire quoi, ensemble ? Aux frais de qui ?
Mettre une école derrière la façade ? Eteindre un incendie ? Transporter des blessés par balle ? Acheminer le matériel de base à un service de santé ?
Rien de tout cela. Pouvoir. Gaspillage. Jouissance. Quand on regarde comment les gens vivent et meurent ici, rien n’est plus triste que le mauvais usage de la puissance publique.
Extrait du Journal Le Nouvelliste, Haiti.,., Texte de Lyonel Trouillot https://www.lenouvelliste.com/public/index.php/article/196509/limage-la-plus-triste
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