La première cause de la piquette est simple : l’écart de croissance n’est pas nouveau. Lors des deux décennies précédant la crise financière, l’Amérique avançait déjà 1% plus vite par an en moyenne que les pays de l’euro. Depuis la crise, cet écart est monté à 1,5%. Un chiffre résume la profondeur du gouffre creusé entre les deux continents, convergents jusque dans les années 1980 : la consommation par tête aux Etats-Unis dépasse de… 49% celle de la zone euro (mesure OCDE 2011 en parité de pouvoir d’achat, qui s’approche au plus près du ressenti des consommateurs).
Les explications classiques restent donc valables. L’Amérique est la patrie des technologies de l’information, au cœur de la nouvelle révolution industrielle. C’est aussi le pays de l’entrepreneuriat, à tel point qu’un de ses présidents, George W. Bush, s’était étonné que les Français n’aient pas de mot pour désigner… l’entrepreneur, ignorant visiblement que le terme anglais venait directement du français. C’est enfin un pays en pleine expansion démographique face à un Vieux Continent qui devient encore plus vieux. Pendant les sept années de vaches maigres, la population des Etats-Unis a progressé de près de 6%, soit 19 millions d’habitants supplémentaires, tandis que celle de la zone euro a monté quatre fois moins vite, avec seulement 5 millions d’habitants en plus.
Ces raisons classiques n’expliquent pas pourquoi l’écart se creuse. Il faut éliminer ici une nouvelle explication, une rupture structurelle qui changerait la donne : la performance américaine ne vient pas (ou pas encore) d’un renouveau industriel. Les aventuriers du gaz de schiste font certes baisser le coût de l’énergie aux Etats-Unis. Et, dans certains secteurs, beaucoup d’usines ont fermé pour laisser la place à de nouveaux sites plus modernes, avec moins d’ouvriers moins bien payés. A en croire les experts du Boston Consulting Group, le coût salarial dans l’industrie américaine sera bientôt à peine supérieur au niveau chinois et bien inférieur au coût européen. Si ces changements sont visibles à l’échelon micro, ils ne sont cependant pas encore perceptibles à l’échelon macro. Les exportations américaines progressent certes plus vite que celles de la zone euro, de 1 % par an, mais elles ne pèsent pas assez dans l’économie des Etats-Unis pour survitaminer la croissance.
Des choix opposés
Pour comprendre l’écart qui s’est creusé entre l’Europe et l’Amérique pendant la crise, il faut donc examiner les réactions face à cette crise. Leurs gouvernants ont fait des choix opposés sur les trois volets directement concernés : banques, politique budgétaire et politique monétaire. Sur les banques, il s’agit encore d’une fausse piste. Certes, les Etats-Unis ont mené une thérapie de choc, à la fois rapide et brutale. Des dizaines d’établissements ont fermé, d’autres ont encaissé des pertes massives sur leurs prêts immobiliers. Le secteur bancaire a été largement purgé de ses excès, à l’inverse de ce qui s’est passé dans la zone euro, où les faillites ont été rares. Des banques zombies, incapables de se financer, encombrent le paysage. Les autres ont du mal à se faire confiance les unes aux autres, à se prêter les fonds qui assurent la fluidité de la finance. Mais, ces dernières années, le crédit aux ménages a progressé dans la zone euro tandis qu’il reculait aux Etats-Unis !
Sur la politique budgétaire, l’Amérique a laissé plonger son déficit plus profondément que l’Europe, jusqu’à 10 % du PIB contre 6%. Elle a ensuite réduit ce déficit bien plus vite que les pays de l’euro, sans pour autant casser la reprise économique. Ce n’est pas de là que vient l’essentiel de son avance – même si la zone euro s’est à l’évidence mis des bâtons dans les roues avec la volonté d’un rééquilibrage budgétaire trop précoce et la faiblesse des transferts des pays en bonne santé vers les malades.
La différence majeure vient donc de la politique monétaire. Née sous influence allemande il y a quinze ans, avec la lutte contre l’inflation pour seul objectif, la Banque centrale européenne a toujours agi dos au mur. Se défiant d’Etats jugés peu fiables, elle a acheté de la dette publique pour éviter la catastrophe, pas pour faire baisser des taux d’intérêt à long terme trop élevés. A l’inverse, la Réserve fédérale des Etats-Unis, conçue il y a un siècle à la suite d’une crise de liquidité, chargée aussi de lutter contre le chômage et de maintenir à bas niveau les taux longs, a agi offensivement, en brisant les tabous. Les prix de l’immobilier et des actions sont repartis à la hausse. Confiants dans la valeur de leur patrimoine, les Américains ont recommencé à dépenser. Cet « effet richesse » est beaucoup plus puissant aux Etats-Unis que dans la zone euro. Autrement dit, même si la BCE avait agi comme la Fed, elle n’aurait pas obtenu de tels effets. Au risque de gonfler de nouvelles bulles, l’Amérique a su tracer un chemin dans la crise. Pas la zone euro.
Le Monde
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