Pourquoi tant d’histoires ?

par Teddy Thomas

Il existe une chose contre laquelle Dieu Lui-même, dans sa toute-puissance, ne peut rien : c’est le passé. Il existe pourtant une catégorie d’hommes et de femmes qui peuvent changer le passé : ce sont les historiens. On a dit que l’Histoire appartient à ceux qui la racontent. Certains ont ajouté qu’elle est écrite par ceux qui gagnent les guerres. Et, selon un proverbe africain, tant que les lions n’auront pas leurs propres historiens, les histoires de chasse continueront de glorifier le chasseur. Quelqu’un d’autre, un philosophe mathématicien, déclarait que toutes les vérités sont des demi-vérités (Alfred North Whitehead). Il peut donc y avoir en même temps plusieurs histoires au sujet d’une même affaire. Une vérité peut être aussi examinée tant par ce qu’elle nous apprend que par ce qu’elle pourrait passer sous silence.

La morale de tout cela ? Interrogeons avec prudence ce qu’on nous présente comme données historiques. Il est certes bon de lire, consulter, rechercher et retenir, mais comment être sûr de ce qu’ont dit ou écrit les autres ? Beaucoup de ferrés en histoire le sont devenus pour avoir cru « sur lecture », en faisant un acte de foi ; comme nous devons le faire en lisant la Bible.

Parler d’Histoire avec un grand H, c’est parler de ce qui s’est passé depuis trop longtemps pour qu’un contemporain puisse en dire : « C’est vrai. J’étais là et j’ai tout vu. Je peux en témoigner. » Quand celui qui écrit ou parle peut affirmer qu’il a vu de ses propres yeux, à moins d’une longévité plutôt rare assortie d’une mémoire très fidèle, c’est que le fait est trop récent pour déjà appartenir à l’Histoire ; ce n’est que nouvelles ou simple récit, ou cette personne vous raconte des histoires (petit h), parfois à dormir debout.

Pour ce qui est du « savoir », je préfère écouter Descartes, quand il parle de son doute méthodique. Un beau matin, cet homme, reconnu par beaucoup comme le père de la philosophie moderne, décida de faire table rase de tout ce qu’il avait appris. Diplômé des meilleures écoles françaises, il affichait un souverain mépris pour l’enseignement scolaire. Il affirmait que l’enseignement dispensé dans les écoles était souvent déformé par la confusion dans laquelle les professeurs peuvent eux-mêmes se trouver et que l’élève gagnerait à se laisser guider par sa raison. Descartes décida d’écarter toute idée reçue jusqu’alors et de se mettre à penser par lui-même. Ainsi naquit son cogito : « Je pense, donc je suis ».

Plus tard, un écrivain anticonformiste renchérissait : « Ce qui nous cause souvent des difficultés, ce n’est pas ce que nous ignorons, mais ce que nous croyons savoir avec certitude, mais qui n’est pas vrai. » (Mark Twain). Il serait peut-être encombrant de devoir toujours commencer un argument historique par « Si nous acceptons comme vrai que… D’après ce qu’avancent certains historiens… etc. ». Toutefois, nous devrions en faire des sous-entendus à ne jamais perdre de vue.

Si l’Histoire m’intéresse, c’est avant tout pour ce qu’elle peut contenir d’enseignement face au présent et à l’avenir. Non que je veuille minimiser l’importance de lire, consulter, rechercher et retenir, mais, au-delà de l’Histoire même, je m’intéresse surtout aux leçons qu’on peut en tirer. Pourquoi certains événements acceptés pour vrais se sont-ils produits en un temps et en un lieu donnés ? Comment ont-ils été possibles ? Que peut-on faire maintenant ou à l’avenir pour les reproduire ou les éviter, selon le cas ? De tout ce que nous avons appris du passé, qu’est-ce qui peut encore nous servir ? De même que la biologie, l’Histoire ne reconnaît pas de génération spontanée. Si nous acceptons le postulat que tout fait a une cause, les faits d’aujourd’hui trouvent en partie leur cause dans ceux d’hier ou d’avant-hier, et bien avant il y a eu toutes ces années, voire ces décennies et ces siècles… Ces faits ont eu des antécédents, même si le passé a pu être parfois modifié par ceux qui le racontent. Il faut aussi reconnaître qu’on recueille maintenant ce qu’on a semé plus tôt, ou qu’on assiste aux conséquences de ce qu’on a manqué de faire. N’a-t-on pas entendu parler d’une certaine philosophie de l’Histoire ?

Chez nous, en Haïti, comment expliquer ce qui nous arrive ou pourquoi nous semblons régresser au lieu de progresser ? Chaque gouvernement rejette la faute sur son prédécesseur. Il serait peut-être temps de remonter de fil en aiguille, plus loin que les dictatures civiles et militaires, les macoutes, les dirigeants noiristes et mulâtristes, la première Occupation américaine, l’époque des baïonnettes, l’assassinat de Dessalines… pour arriver à l’origine de nos problèmes. Sommes-nous partis dans une mauvaise direction ? Avons-nous, sur notre parcours, collectivement intériorisé des habitudes de pensée et de comportement autodestructrices, qui nous opposent les uns aux autres pour nous empêcher d’avancer ? Pouvons-nous progresser ensemble, sans chercher à nous faire barrage entre nous ? Comment peut-on changer de cap, et vers quelle destination mettre à nouveau le cap ? Quelles doivent être les étapes intermédiaires ? Et par-dessus tout cela, pourquoi penser que nous serions intrinsèquement incapables de renverser les tendances et de surmonter nos problèmes ? Si vous avez la réponse à cette dernière question, j’aimerais bien vous entendre.

Quand il s’agit d’écrire ou de dire l’Histoire, chacun y va de sa perception, de ce qu’il ou elle a cru retenir, et parfois même de ses intérêts personnels ou de ses intérêts de classe ou de caste, en espérant que d’autres croiront dur comme fer à son histoire. Sa version des faits est parfois embellie ou défigurée quand elle est reçue à travers le prisme des autres. Essayez, pour vous en convaincre, de mettre une rumeur en circulation et d’aller l’attendre la semaine suivante à l’autre bout de la rue. Vous n’en croirez pas vos oreilles ! Imaginez-vous aussi comment elle sera transformée dans un an, dix ans ou vingt-cinq, si cette rumeur est reçue par la porte arrière de la petite histoire ou fait son entrée dans l’Histoire, sous la plume d’un « grand » historien.

Pour ce qui est de la crédibilité accordée aux données historiques, elle peut varier d’un individu à l’autre aussi bien que d’une situation à l’autre. Comment saurait-il en être autrement, alors que les versions les plus contradictoires courent parfois les rues ? Nous tendons tous à nous montrer conservateurs et à prendre pour vrai ce qu’on a « toujours » entendu ou lu. Il semble qu’il est humain de croire plus volontiers à la version d’un fait entendue mille fois qu’à celle, parfois plus proche de la vérité, qu’on entend pour la première fois. Certains lecteurs vont jusqu’à décerner des brevets de crédibilité aux historiens de leur choix et rejeter sans appel ce que disent les autres. On a, par exemple, entendu une remise en question de l’authenticité de l’assassinat du Pont-Rouge. Quelqu’un m’a même montré du doigt la maison où Dessalines aurait été assassiné à Port-au-Prince avant que ses restes ne fussent transportés au lieu dit historique. Cette mise en scène aurait eu pour but de brouiller les pistes. Quant à l’identité des assassins et des complices, la liste semble encore incomplète. On pourrait dire, dans certains cas, que l’Histoire peut mener tout droit à une Tour de Babel, qui nous renvoie à Descartes : confusion chez les professeurs.

Il est nécessaire de regarder notre glorieux passé sous une perspective réaliste et humaine, et de nous rappeler que nos héros étaient, comme nous, des êtres humains. En reconnaissant leurs erreurs sans rien enlever à leur mérite, nous éviterons de faire d’eux des demi-dieux au courage inimitable et à la perfection immaculée. Nous nous rendrons ainsi un grand service, en nous considérant capables de faire ce qui nous est aujourd’hui nécessaire, tout comme ils ont fait ce qui était nécessaire en leur temps. On a trop répété que les Haïtiens d’aujourd’hui ne sont pas comme ceux d’autrefois, ce qui n’est qu’un faux constat et une assertion démoralisante, comme s’il était aujourd’hui futile de croire en un avenir meilleur pour notre pays. Les Haïtiens d’autrefois étaient, par nature, comme les Haïtiens d’aujourd’hui et de demain, avec leur potentiel de grandeur et de faiblesses. Nous n’avons pas été coulés dans un différent moule, comme des véhicules qu’on fabrique par séries en usine. Nous sommes les descendants des combattants emblématiques de l’antiesclavagisme. Nous pouvons être encore à l’avant-garde de l’autosuffisance et d’une autre forme de progrès social, en acceptant l’effort et les sacrifices qui pourront entraîner le nécessaire changement de circonstances.

L’être humain est un produit de son milieu et, à son tour, il l’influence. Comment le milieu façonne-t-il l’individu chez nous ? Depuis que je vis à l’étranger, j’ai rencontré des Haïtiens de différentes générations dont le sort serait scellé s’ils étaient restés en Haïti. J’ai souvent constaté avec satisfaction combien ces personnes avaient pu progresser à plusieurs points de vue et mieux s’épanouir parce qu’elles avaient changé de milieu. Et cela, malgré les difficultés d’adaptation de toutes sortes, tels le climat, la langue, les coutumes, la séparation d’avec leur famille, la nostalgie, etc. Il est vrai que certaines facilités leur sont offertes en terre étrangère, mais alors même que ces individus se trouvent placés en face des opportunités, ils savent devoir les saisir par leurs propres efforts. Autrement dit, le fruit est à portée de vue, mais il faut grimper l’arbre pour l’atteindre. Les structures sont en place, et personne n’est obligé de dépendre du bon vouloir d’un monsieur X ou d’une madame Y réputés pour leur âme charitable. La présomption est que chacun est capable de quelque chose. Chacun est censé pouvoir se développer dans le domaine de son choix, à condition de suivre la voie choisie avec assiduité et cohérence. Des enquêtes ont révélé qu’aux États-Unis, pas moins de 80 pour cent de ceux qui possèdent 5 millions de dollars ou plus sont issus de la classe moyenne ou d’une famille pauvre. Malgré les inégalités économiques qui persistent dans le système, le citoyen ou l’immigré moyen sent et comprend, grâce à l’attitude et aux attentes du milieu, qu’il est porteur d’un potentiel qu’il peut, dans une large mesure, actualiser.

Malheureusement, tel n’est pas le cas dans notre pays pour la majorité de nos concitoyens, malgré les fortunes impressionnantes et le mode de vie dispendieux d’une minorité privilégiée. Plutôt que d’offrir la solidarité sociale qui aide chacun à grimper la pente, notre milieu tend à décourager l’effort et à étouffer les potentialités humaines. Avant de parler de pauvreté, nous ferions bien de parler d’inégalités et de mauvaise répartition des richesses. Il faut ajouter que la pauvreté de notre milieu est non seulement matérielle, mais aussi morale et spirituelle (pas au sens religieux du terme). On la dirait même entretenue par l’attitude ombrageuse de ceux qui ne veulent pas voir avancer les autres, de peur de se sentir égalés ou dépassés. Il est plus facile d’être roi quand on est borgne parmi des aveugles. L’oppression à multiples visages agit comme une hydre qui dévore le potentiel humain du plus grand nombre, par crainte de devoir un jour lui reconnaître le droit au plus grand bien.

C’est en modifiant la façon de penser, de se comporter et de traiter les nôtres que nous obtiendrons la cohésion sociale nécessaire au progrès collectif. Ces modifications se traduiront par le remplacement de la logique de contradiction, de négation ou de ralentissement de l’Autre par une logique d’affirmation et d’accélération réciproque qui entraîne la synergie collective profitable à tous. En attendant ces changements, reconnaissons le mérite de ceux et celles qui, maintenant expatriés, contribuent de façon substantielle à la survie économique du milieu qui les a produits, par leurs transferts de devises occasionnels ou réguliers aux parents et amis restés au pays. Saluons aussi l’engagement d’autres Haïtiens qui entreprennent ou participent à des actions caritatives dont bénéficient nombre de nécessiteux chez nous. Toutefois, lorsque nous accepterons collectivement de changer dans notre pays la donne sociale, économique et politique, nous redécouvrirons parmi nos contemporains et dans les générations à venir les mêmes valeurs humaines qui ont autrefois fait des nôtres un exemple pour les Noirs du monde.

Rien n’est plus important que l’idée qu’on se fait de soi-même, de son peuple, de sa culture ou de sa collectivité. Pour prendre un exemple dans la religion, on voit bien chaque semaine des millions de chrétiens, juifs, musulmans, et j’en passe, se réunir dans leur lieu de culte pour la messe ou pour entendre le sermon de leur prêtre, pasteur ou imam. Ils savent bien qu’en même temps, d’autres personnes mettent en question nombre de leurs croyances, tels l’historicité de Jésus, les préceptes de l’islam, l’enseignement du bouddhisme ou l’existence de Dieu. N’étant pas plus idiots que vous et moi, ils doivent bien, dans l’intimité de leur pensée, réfléchir aux mêmes questions. Je pourrais citer par dizaines ces illustres croyants dont l’intelligence ou les capacités ne sauraient être mises en doute. Nommons, sans ordre de priorité, Martin Luther King, Isaac Newton, John F. Kennedy, Mahomet, François Makandal, le dalaï-lama, etc. Ces personnes ont quand même trouvé une bonne raison de persévérer dans leur foi malgré les réfutations intellectuelles largement exprimées par d’autres.

Je tends à voir dans leur comportement non seulement les effets d’une éducation religieuse qu’ils ont reçue comme la plupart d’entre nous, mais aussi un choix, devenus adultes, de maintenir leur adhésion à une communauté regroupée autour d’une personnalité ou d’une idée qui serve de point focal à une action ou à un comportement collectifs. Si certains d’entre eux croient vraiment y trouver le salut de leur âme, c’est à travers l’effet de leur religion sur leurs actes quotidiens. Leur choix serait le plus souvent motivé par la volonté d’assurer une certaine unité de pensée, voire se doter d’un atout majeur, qui est la cohésion du groupe. Ceux qui préfèrent l’athéisme ou l’agnosticisme doivent aussi avoir de bonnes raisons pour justifier leur choix.

Les exemples vivants (ou de personnes ayant vécu) sont d’un autre pouvoir, dit un vers cornélien. Pour nous, Haïtiens, les figures emblématiques que sont nos ancêtres sont déjà présentes dans notre Histoire, qui peut constituer une richesse unique et un facteur de motivation. Point n’est besoin d’invoquer tous les saints pour fouetter notre ferveur patriotique : l’Histoire nous a fourni nos propres martyrs. Nous devons, certes, laver notre linge sale afin d’éviter la répétition de certains égarements, sans pour autant déshabiller nos icônes.

Certains faits réputés historiques me semblent moins importants que d’autres. Peu importe, par exemple, la couleur de la chemise de Dessalines le jour de la victoire, ou que nos combattants aient entonné la Marseillaise pendant l’action, comme on le dit parfois. Ce sont des détails que je laisserai volontiers aux fines bouches. L’essentiel est que nos aïeux se sont vaillamment battus, et que nombre d’entre eux sont morts pour nous… À ceux qui essaient de jouer aux mieux informés ou d’évacuer le sujet en ramenant au centre du débat des arguments collatéraux, je répondrai encore par la question : « Qu’en savez-vous vraiment ? » Pour avoir lu ou glané des informations comme tant d’autres, nul ne peut garantir l’authenticité historique de ses arguments, ni prétendre que ses références sont les meilleures. En fait, aucun de nous n’était présent quand ces choses se passaient. Rejoignons donc Descartes dans le doute méthodique et relativisons ce que nous croyons savoir. L’erreur est du domaine de tous et les historiens peuvent parfois se tromper, ou nous tromper. Le plus important, en fin de compte, ce ne sont pas les données historiques en soi, mais, comme pour la culture, c’est ce qui en reste quand on a oublié : c’est la réflexion qu’elles ont entraînée et l’attitude qui en a résulté, c’est la force de conviction et le courage dans l’action qu’elles auront inspirés. Voilà une philosophie que nous pouvons dégager de ce lointain passé qui a marqué notre mémoire collective.

Cessons donc de nous raconter des histoires et recommençons, comme jadis, à faire notre Histoire. « J’agis, donc je suis » pourront dire ces futurs héros et héroïnes d’Haïti qui remettront le pays dans le chemin de la dignité et de l’autosuffisance. Sont-ils déjà prêts ? Mon voeu est que cette échéance ne se fasse pas encore attendre très longtemps.

Teddy Thomas
Août 2008
Adresse courriel: teddythomas@msn.com