Réflexions citoyennes sur l’économie

 

par Teddy Thomas

« La liberté de tout dire n’a d’ennemis que ceux qui veulent se réserver la liberté de tout faire. » (Jean-Paul Marat)

Lisez à vos risques et périls, car l’auteur de ces réflexions n’est pas un économiste. Je revendique quand même le droit à la parole dans ce domaine d’une inquiétante actualité, comme l’ont récemment révélé les émeutes de la faim, en Haïti et dans d’autres petits pays, puis la crise financière aiguë qui touche, de nos jours, même les pays dits les plus développés. Les grandes places boursières menacent de s’effondrer, des plans de sauvetage de l’économie mondiale sont présentés par des dirigeants d’Europe et des États-Unis. Les huit pays les plus riches ne suffisant plus à rassurer le monde, ils décident maintenant de se mettre à vingt autour d’une table de concertation. On aura beau faire danser des réformes devant nos yeux, les éternels gagnants resteront les richissimes de la planète et nous, citoyens ordinaires, serons encore appelés à payer l’addition.

Dès l’aube de la Révolution industrielle, les spécialistes n’ont cessé de se multiplier et on s’est habitué à leur laisser un droit exclusif à l’opinion et à la parole. Pourtant, sous plusieurs aspects, le monde ne s’en porte pas nécessairement beaucoup mieux. Les guerres du vingtième siècle sont devenues plus meurtrières et, de nos jours, la violence armée surgit encore avec de nouveaux visages en plusieurs points de la planète ; depuis l’an I du vingt-et unième siècle, le monde se remémore chaque année les événements d’un certain 11 septembre auparavant impensable. Les riches continuent d’accumuler des richesses par l’appauvrissement du plus grand nombre, de nouvelles maladies font leur apparition alors que d’anciens fléaux sanitaires comme le paludisme, longtemps crus éradiqués, reviennent à la charge ; les océans se gonflent des eaux rendues par les glaciers polaires à cause du réchauffement planétaire, au point qu’on est en droit de se demander s’il faut vraiment parler de progrès, malgré les avancées dites scientifiques.

Le citoyen libre a pour droit et devoir d’assumer ses responsabilités dans tous les aspects de son existence. Avant d’être avocat, boulanger, colonel, docteur, économiste, facteur, garçon de café, historien, ingénieur, ou quoi que ce soit, on est d’abord un être humain, puis un citoyen. Les existentialistes du siècle dernier le disaient sans ambages : l’existence doit primer l’essence. Et, à ce titre, je ne pense pas devoir rester tranquillement au garde-à-vous pour laisser opiner les technocrates dans des domaines qui me concernent comme tout le monde, de près ou de loin. Dans certaines sociétés des plus inégalitaires, il est de coutume de n’écouter que la voix de ceux dont le nom est assorti d’un titre. Ceux-ci attirent les foules dans les salles de conférence, ou dominent les conversations en petit groupe. Ils ne sont pas de ceux qui gagnent leur vie comme tailleurs, ouvriers, simples employés de bureau, etc., et dont nous bénéficions chaque jour du travail indispensable. Ce sont ceux qui recueillent de juteux honoraires, parce que censés porteurs d’un savoir qui semble de plus en plus s’avérer inutile, car l’état actuel du monde remet de plus en plus en question leur compétence réelle. Ils sont les grands bénéficiaires d’une forme de division sociale du travail qui s’acharne à maintenir toutes sortes d’inégalités, du niveau salarial au droit à la parole. Par-delà les anciennes habitudes et les réticences, il devrait être temps de démocratiser la parole.

Certes, les spécialistes peuvent remplir un rôle important quand il s’agit d’élaborer ou de mettre en oeuvre des projets relevant de leur discipline. Toutefois, le citoyen libre doit pouvoir défendre son droit à réclamer des comptes, voire remettre en question certaines politiques ou décisions prises par les technocrates, le plus souvent au bénéfice des classes dominantes par qui ces derniers sont grassement rémunérés pour leurs services. Et ce droit à l’interrogation retrouve particulièrement sa légitimité lorsque de telles politiques et décisions entraînent des résultats aussi concrets que les famines, les crises de l’immobilier, l’augmentation des impôts, la baisse de notre pouvoir d’achat, etc., face aux rémunérations faramineuses des chefs d’entreprises. Le bonheur des peuples est une chose trop sérieuse pour être laissée aux technocrates… ou aux politiciens, dont les intérêts s’alignent le plus souvent sur ceux des classes dominantes, parce qu’ils sont eux-mêmes des riches ou sont en passe de le devenir.

On nous dit bien souvent, ce qui semble avéré, que la hausse du coût de la vie est causée par l’augmentation de la demande. Celle-ci, à son tour, croît en proportion des revenus et du pouvoir d’achat des mieux lotis, qui exercent sur elle l’impact le plus fort malgré leur nombre minoritaire. Si, par exemple, nous arrivions tous un jour à nous mettre d’accord pour laisser nos voitures en stationnement pendant une ou deux semaines et utiliser le transport commun, l’effet presque immédiat serait une chute du prix du carburant à la pompe. Mais cela ne pourrait jamais rester qu’un voeu pieux, car la hausse des prix est très peu ressentie par ceux qui disposent d’un pouvoir d’achat assez élevé pour poursuivre leur bonhomme de chemin comme si de rien était, ou même aller se promener dans leurs avions privés ou leurs yachts.

L’exemple ci-dessus, choisi dans le contexte de la crise actuelle des prix du carburant, ne doit pourtant pas induire en erreur par son apparente simplicité. Nous devons aussi reconnaître, dans la hausse des prix du carburant, l’intervention d’autres facteurs, telle la décision des pays exportateurs de pétrole (OPEP) d’influencer l’offre en limitant leur production. C’est ce qu’ils viennent de décider le 24 octobre dernier. Ils savent, en le faisant, agir sur l’économie des pays industrialisés, dont, en tête de peloton, les États-Unis d’Amérique qui, à eux seuls, consomment environ vingt-cinq pour cent de la production pétrolière mondiale. Mais là encore, cette consommation disproportionnée tient du pouvoir d’achat de l’Oncle Sam, de loin supérieur à celui des pays qu’il tient sous sa coupe : à l’échelle planétaire, les industriels et financiers américains font figure de grands mangeurs.

Ceux qui possèdent le plus étant, mieux que les autres, en position de s’offrir toutes les fantaisies après avoir amplement satisfait leurs besoins de base, tirent de plus en plus la demande et les prix vers le haut. C’est un phénomène inhérent au capitalisme, mais on ne semble y faire attention qu’en période de crise. On verra facilement un chef d’entreprise gagner jusqu’à cent fois plus que le simple ouvrier alors que, sur le plan humain, ils devraient tous avoir les mêmes besoins. Cela, sans considération des dangers sanitaires inhérents au métier de l’ouvrier, des accidents professionnels plus fréquents à son niveau, ainsi que de la pénibilité et de la monotonie de son métier, face aux avantages en nature dont jouissent les cadres supérieurs en plus de leurs salaires hypertrophiés. Combien de fois entendons ou lisons-nous une remise en question des écarts salariaux dans la presse contrôlée par les riches ? Certains essaieront d’y trouver une justification en disant que les décideurs font prospérer les entreprises et perçoivent une juste rémunération pour leur travail. Mais rappelons-nous aussi que leur carrière est parsemée de privilèges et qu’en fin de compte, ils partent avec de juteuses indemnités ou des retraites dorées, même si leurs décisions ont entraîné des faillites, comme on vient de le constater dans plusieurs pays. Les gros dollars font la loi, pendant que les petites bourses s’amincissent comme une peau de chagrin.

On ne peut, en toute justice, parler de grands mangeurs sans un petit mot de courtoisie pour les dirigeants d’Haïti, où cette expression a pris naissance avec l’avènement du régime actuel (première version). L’acquisition d’un château en Espagne, pardon… à Miami, par l’une des dulcinées du pouvoir a récemment provoqué l’indignation des internautes. La nouvelle nous a frappés comme un coup de poing en plein visage au beau milieu des récentes émeutes de la faim. En dépit des cris de détresse et de protestation qui jaillirent des ventres faméliques lors des émeutes de la faim aux Cayes, aux Gonaîves, à Port-au-Prince et ailleurs, les nouvelles fortunes haïtiennes poussent comme des champignons, tels des îlots d’opulente insouciance au milieu d’un étang de misère.

J’ai dernièrement eu l’occasion de rencontrer un ancien haut responsable haïtien. Nous nous étions connus au lycée et, malgré nos parcours différents dans la vie, nous fûmes contents de nous retrouver face à face après bien plus d’un demi-siècle. La rencontre eut lieu chez des amis communs et l’entretien a tout naturellement glissé vers le passé récent et les perspectives d’avenir de notre pays. Le point fort de la conversation fut le moment où mon ancien camarade de lycée nous montra un tableau illustrant le déclin vertigineux du produit intérieur brut (PIB) d’Haïti au cours des vingt dernières années. Je demandai alors quelles avaient été, de son temps, les principales composantes de notre PIB, dans l’ordre décroissant de leur importance. Sa réponse fut l’agriculture, le tourisme et l’industrie.

Nous savons ce qu’il est advenu de ces trois secteurs. Les deux derniers ne dépendent pas directement de notre bon vouloir. Les touristes reviendront en grand nombre si la situation générale du pays s’améliore, mais le gros de l’industrie de sous-traitance – qui occupait une grande partie de notre main-d’oeuvre ouvrière – s’est déplacé vers des cieux plus cléments. Il nous reste l’agriculture, avec un grand « mais ». C’est que dans notre « culture » à dominante bourgeoise, on n’aime pas beaucoup le travail et encore moins celui de la terre. L’exemple social venant d’en haut, le jeune Haïtien d’aujourd’hui, tous milieux confondus, semble plus volontiers se tourner vers d’autres occupations. « Nagez pour vous sortir de l’eau » aurait un jour recommandé l’actuel président de la République pour déclarer son impuissance devant son peuple ; après la série d’ouragans de la dernière saison, il va falloir nager encore plus longtemps. Voici un président agronome à la tête d’un pays agricole, majoritairement peuplé de paysans dits incultes qui, à la seule force de leurs muscles et munis d’une simple machette, ont pu bon gré mal gré soutenir l’économie d’un pays pendant deux siècles par leur production de denrées de base et d’exportation. La capacité de mobilisation pour le travail collectif vient encore de faire ses preuves lors du nettoyage de quelques quartiers ou villes par les volontaires après le passage des ouragans. Présidées aujourd’hui par un agronome, les masses ne produisent presque rien. Comme leadership, c’est moins que du zéro pointé ! Et l’on viendra encore vous parler de la compétence des technocrates ! Apprendrons-nous jamais ? Que sont devenus les champs du temps passé ? Entre-temps, au pouvoir, on multiplie les voyages à l’étranger, avec la même attitude extravertie et le même penchant pour les produits importés que les élites traditionnelles, perpétuant et même intensifiant la fuite des capitaux. La notion de patriotisme économique a-t-elle encore un sens ?

Comme le dit une chanson populaire, « pas besoin d’un expert en météorologie pour savoir dans quelle direction souffle le vent ». C’est encore du business as usual : les riches s’enrichissent allègrement et les pauvres s’appauvrissent malheureusement. Le fétichisme de l’argent ne semble pas connaître de limite. L’argent à lui seul ne fait pas le bonheur. Mais les grandes pauvretés peuvent constituer à ce dernier un obstacle insurmontable, et tant qu’il y aura de très pauvres, il sera difficile aux très riches de dormir longtemps sur leurs deux oreilles.

Teddy Thomas
Le 25 octobre 2008
Adresse électronique : teddythomas@msn.com