Responsabilité civique et Démocratie

 

par Teddy Thomas
Vous avez peut-être vu sur Internet ou ailleurs ces almanachs ou ces affiches à l’effigie de Barack Obama ayant à côté de lui Martin Luther King, telle une présence tutélaire prête à guider les premiers pas du prochain président. Le symbolisme ne saurait être plus clair : c’est la réalisation du rêve évoqué dans le discours I have a dream prononcé le 28 août 1963 par le célèbre martyr de la cause noire. Ce rebondissement de la lutte des Noirs aux États-Unis a commencé, selon la version la plus répandue, par le refus courageux d’une femme « de couleur » d’aller s’asseoir à l’arrière d’un autobus pour céder sa place à un homme blanc. Ce geste déclencha une suite d’événements qui occasionnèrent l’entrée sur la scène nationale de Martin Luther King, figure emblématique du « Civil Rights Movement » aux États-Unis. Les premières étapes du mouvement furent marquées par de brutales répressions, par des assassinats de militants, des emprisonnements arbitraires, des attaques de chiens lancés contre les manifestants par la police. En toile de fond, le verbe percutant et la logique inattaquable de Malcolm X, qui inspirèrent l’action militante des Panthères Noires …

Les arrière-petits-enfants d’esclaves viennent enfin d’élire, avec leurs concitoyens progressistes ou las du statu quo, un jeune président qui tout au moins leur ressemble, même s’il ne partage pas personnellement l’héritage historique de l’esclavage. Dites-moi que ces avancées auraient eu lieu sans le « Civil Rights Movement », sans les sacrifices, le courage et la persévérance qui ont forcé les oppresseurs à desserrer l’étreinte, et je vous demanderai si vous croyez encore au Père Noël. La démocratie et la liberté n’ont jamais été un simple cadeau des dirigeants et de leurs alliés. Elles se méritent et se gagnent, et leur défense est toujours d’actualité. Les détenteurs d’un pouvoir abusif ne font pas de concessions à moins qu’on ne leur oppose une détermination sans limites à ne plus les laisser faire, ou qu’ils n’y soient contraints par les circonstances. Abraham Lincoln a lui-même avoué qu’il eût préféré, si cela lui avait été possible, « sauver l’Union » (États fédérés du Nord) sans devoir abolir l’esclavage.

Les « Civil Rights » – droits civiques en français, ou droits des citoyens face à l’État ou à leur gouvernement – viennent de franchir aux États-Unis une importante étape en traduisant dans les faits ce qu’on ne croyait possible qu’en théorie. De même que les associations de défense des Noirs n’abandonnèrent pas la lutte après les conquêtes des années 1960 et 1970, des groupes de volontaires qui ont participé à la campagne Obama ont décidé de rester mobilisés après la victoire électorale. Ils se disent prêts à s’impliquer dans plusieurs dossiers, tels l’environnement, l’économie, l’éducation et d’autres, sachant que les droits civiques entraînent des responsabilités civiques. Ce sont les deux côtés de la même médaille, qu’on ne peut dissocier sans reproduire les vieux problèmes. C’est ce que nous, Haïtiens, avons trop vite oublié après nous être signalés dans l’Histoire du monde comme pionniers de la lutte des Noirs. Les exemples foisonnent de grands bouleversements dont on avait espéré de grands progrès sociaux, mais qui ont avorté, permettant aux sceptiques d’ironiser que le propre des révolutions est de ramener au point de départ. En effet, les ayants droit de l’heure, quand ils font table rase des droits des autres et de leurs propres responsabilités, ne réussissent souvent qu’à troquer leurs habits d’anciennes victimes contre ceux de nouveaux oppresseurs.

Commentant mon dernier article sur la victoire électorale d’Obama et ses répercussions possibles dans le reste du monde, l’un de mes correspondants m’a écrit au sujet du sens des responsabilités qui manque trop souvent chez nous, en Haïti : « Un travail très sérieux d’éducation civique est pour Haïti le point de départ de tout programme de développement. Ainsi, chaque citoyen sentira qu’il appartient à une entité (une Nation) dont le sort dépend de son attitude. »

Attitude, ajouterai-je, envers ses concitoyens d’abord. Au cours d’un récent entretien téléphonique avec un ami d’enfance, ce dernier me disait combien il devenait courant de voir réussir nos compatriotes en milieu étranger dans les domaines professionnels, dans les affaires et dans la politique. Nous avons cité des cas actuels particulièrement visibles, entre autres, au Canada, dans l’Illinois, en Suisse (selon une information reçue d’un lecteur le mois dernier), aux États-Unis et même dans l’entourage du président élu Barack Obama. On sait que, pour la plupart, ces individus se sont signalés par leur compétence et leur sérieux. Restés en Haïti, ils ne seraient probablement pas aussi appréciés. Je demandai à mon interlocuteur pourquoi, selon lui, il nous est encore si difficile de rassembler nos bonnes volontés et nos capacités pour les mettre au service de notre pays que nous disons tous aimer. Sa réponse, qui concorde sans doute avec ce que pensent déjà plusieurs d’entre nous, fut que nous nous paralysons les uns les autres à cause d’une mentalité de « crabes », toujours plus prompts que nous sommes à tirer le voisin vers le bas qu’à l’aider à progresser. Les causes de ce comportement relèvent peut-être d’un héritage pathologique et d’une culture d’auto-destruction. Vouloir maintenir l’Autre en arrière vient souvent du besoin morbide de se sentir au-dessus de lui. Besoin qui semble dicté par une peur, celle d’être dépouillé de ses illusions de supériorité vaine et ombrageuse chaque fois que le voisin réalise un pas de plus vers son propre épanouissement, même quand cela pourrait bénéficier aux autres. C’est le besoin de maintenir par rapport au voisin une longueur d’avance, quitte à se limiter en le faisant ; car, pour tirer les autres vers le bas, il faut y rester soi-même.

Attitude, dirai-je aussi, envers les dirigeants. Le correspondant auquel j’ai fait référence plus haut ajoutait dans son courriel : « Nos parents nous ont élevés dans la peur, surtout en période de troubles politiques. Certes, la peur n’est pas l’unique cause de nos malheurs. Le fait que le peuple haïtien ne constitue pas encore une nation et, ce qui est plus grave, que personne n’ait encore fait de cette situation un souci national, exclut tout sentiment de solidarité, de fraternité et même de patriotisme. Chacun de nous porte une part de responsabilité. » Qui dira le contraire ? La responsabilité du progrès social est notre affaire à tous. En politique, l’idéal serait de pouvoir toujours soutenir des dirigeants honnêtes et compétents. En cas de désaccord sur les moyens d’atteindre les mêmes objectifs nationaux, il devrait être possible de s’engager dans une opposition constructive, avec le mieux-être collectif comme unique boussole. Mais, face à un gouvernement inepte, ce même souci patriotique devrait dicter au plus grand nombre la voie de la solidarité dans la résistance, comme on a cru le voir au cours des événements qui ont causé la chute du régime Duvalier. Solidarité toutefois tardive dans ce contexte-là, car quand une poignée de malfrats prend une population en otage, le seul salut de celle-ci est souvent une prise de position massive et rapide, qui est de loin plus payante que l’attentisme généralisé où chacun ne fait qu’espérer qu’il ne sera pas la prochaine victime. Le temps joue en faveur de ces malfrats, qu’ils soient au pouvoir comme ce fut le cas pour les macoutes, qu’ils soient tolérés par le pouvoir, comme cela semble souvent le cas pour les kidnappeurs haïtiens d’aujourd’hui. La passivité de la population donne à ces oppresseurs le loisir de consolider leurs forces et de faire augmenter la terreur collective qui laisse aux malhonnêtes la liberté d’agir où et quand ils le décident. La recherche de la tranquillité à court terme et à tout prix s’est avérée trop souvent de mauvaise stratégie. Dans certains cas, c’est l’action qui paie alors que l’inaction se paie.

Attitude, dirai-je enfin, dans la vie privée. Je me souviens encore que, lycéen, j’entendis un de nos professeurs dire qu’après le bac et même, plus tard, munis d’un diplôme universitaire, il fallait garder à l’esprit que nous serions alors détenteurs de brevets d’ignorance. La raison en était que, malgré les progrès de la science, les connaissances humaines resteraient toujours limitées par rapport à ce qu’il reste à apprendre. L’exemple proposé était celui d’Isaac Newton, génie de son temps à qui nous devons la théorie de la gravitation universelle, le calcul différentiel et intégral, ainsi que d’autres découvertes qui ont plus tard conduit aux explorations spatiales voire aux ordinateurs. Newton se comparait à un garçon debout sur une plage où les vagues lui arrivaient à peine aux chevilles. Il pensait alors qu’en dépit de son grand renom, ses connaissances n’étaient pas plus profondes que l’eau qui lui baignait les pieds, alors que le savoir non encore acquis s’étendait devant lui jusqu’à l’horizon. Newton fit aussi la remarque suivante : « Si j’ai vu plus loin, c’est parce que j’étais assis sur les épaules de géants. » Leçon d’humilité dont on ferait bien de se souvenir. Prenons quelques secondes de réflexion pour penser, sans sourire, à ceux qui, chez nous, se croient si haut placés par leur intellect qu’ils se considèrent, par rapport au commun des mortels, presque comme une espèce à part…

L’image du pionnier porté par des géants du passé fut reprise à son propre compte par Obama, selon le journaliste David Remnick du magazine The New Yorker, durant une allocution prononcée à Selma en présence d’ex-lieutenants de Martin Luther King : « I am standing on your shoulders ». Le monde se porte mieux lorsque des hommes et des femmes en position d’agir se rappellent qu’ils doivent en partie aux autres ce qu’ils possèdent. Ils peuvent ainsi comprendre qu’ils ont également une dette citoyenne envers leur collectivité et ses membres.

En attendant de trouver les remèdes qui permettront de guérir nos plaies, il sera parfois nécessaire d’y remuer un peu le couteau afin de nous rappeler leur urgente gravité, quitte à égratigner certaines susceptibilités. Le pire qui puisse nous arriver serait d’oublier notre part de responsabilités quant à ce qui nous arrive et de nous enliser dans la dangereuse autocomplaisance qui fait porter aux autres toute la responsabilité de nos problèmes. Nous pouvons tous participer au progrès social, que ce soit par l’engagement associatif, par notre comportement professionnel, par l’exemple que nous offrons dans notre façon d’agir ou par les valeurs que nous transmettons aux futures générations.

Bons voeux de Nouvel An aux lectrices et lecteurs. Que l’année 2009 soit meilleure que les précédentes.
Teddy Thomas
Janvier 2009
Adresse électronique : teddythomas@msn.com