Gwo Non Touye Ti Chen*
par Teddy Thomas
[*Dicton créole s’appliquant aux personnes qui essaient de faire impression par leur nom ou leur titre. Traduction littérale : « Les grands noms tuent les petits chiens. »]
Les années 1960 et 1970 ont été celles de la contestation aux États-Unis. Un jour, en plein centre-ville de Washington, j’ai rencontré un militant Black Muslim qui vendait les journaux de son organisation. Malgré le ton anodin de notre entretien, cet activiste m’a laissé matière à réflexion. Après une de ces poignées de main compliquées de l’époque, qui me donnaient chaque fois du fil à retordre, nous en étions aux présentations et déclinions nos noms respectifs quand cet homme me lança en anglais : « Écoute, mon frère, Thomas n’est pas ton nom. C’est le nom d’esclave (your slave name) qu’on t’a imposé et tu devrais le répudier pour te choisir un nom africain, parce que tu n’as jamais su ton vrai nom. » Rires des deux côtés et séparation. Il m’a fallu quelques minutes pour me remettre du choc. J’ai immédiatement pensé au culte du patronyme pratiqué dans certaines familles bourgeoises en Haïti et ailleurs. Patronyme le plus souvent hérité d’anciens colons ou affranchis esclavagistes, dont on ne devrait point s’enorgueillir. Culte du nom datant des sociétés féodales d’autrefois, qui entretenaient les inégalités de toutes sortes. Tout compte fait, je n’ai pas changé de nom après cette rencontre, mais depuis mon dialogue avec ce jeune militant, je comprends mieux les motifs de Malcom X.
Pourquoi cet incident m’a-t-il aussitôt fait penser à ce trait de la société haïtienne ? C’est qu’à la même époque où nos cousins des États-Unis s’interrogeaient sur l’origine de leur patronyme, le culte du nom perdait également du souffle en Haïti. Depuis la fondation de notre République noire, le culte du nom avait été pratiqué par ce qu’on appelait les « grandes familles » du pays. Il est certes naturel de s’intéresser à sa généalogie et la solidarité familiale est l’une des caractéristiques les plus distinctives de la nature humaine. Toutefois, dans certains milieux haïtiens, le culte du nom prenait l’allure d’une obsession, devenant ainsi, dans une société déjà affaiblie par ses divisions de classes, de castes et de couleur, un motif supplémentaire de polarisation et de vaines rivalités. Il s’observait de façon plus notoire chez ceux dont les ancêtres avaient remplacé les colons, pour devenir eux-mêmes les grands propriétaires terriens en vertu de leur filiation avec les anciens maîtres. Dans la droite ligne de l’esprit colonial, on avait fini par créer dans la capitale et les grandes villes de province un équivalent informel d’un Who’s Who (Bottin mondain) où le patronyme devait figurer pour qu’on soit vu comme étant de la bonne société. Quant aux descendants d’anciens esclaves refoulés sur les plantations ou dans les bidonvilles, et préoccupés à se procurer les moyens de survie, ils avaient mieux à faire que de se soucier d’un patronyme.
D’ailleurs, un grand nombre de familles paysannes, majoritaires dans le pays depuis notre Indépendance, s’organisent autrement que sur le modèle père, mère et enfant(s) – dit famille nucléaire – en vigueur dans la civilisation occidentale ou judéo-chrétienne. Ce sont des familles élargies qui vivent dans les lakou (petites agglomérations), au milieu des manman pitit (concubines), un peu à l’africaine (entendez Afrique non européanisée). Le nom du fils est souvent le prénom du père, ce qui a pour effet d’évacuer la filiation patronymique. Après tout, quel intérêt pour ceux qui sont les descendants des anciens combattants de l’Indépendance déshérités, ceux dont les ancêtres étaient restés en Afrique, selon le mot de Dessalines qui fut assassiné pour avoir osé parler en leur nom ? La famille nucléaire restant plutôt l’apanage des minorités des villes. Le paterfamilias citadin se fera d’ailleurs appeler maître, patron, ou monsieur par ceux qui travaillent ses terres et le considèrent comme un gwo moun.
De plus, dans les villes, presque tout le monde aime à se présenter officiellement comme propriétaire, ce dont attestent les actes d’état civil que j’ai souvent sous les yeux dans mon travail. On sait que de nombreux citadins se déclarent propriétaires sans l’être en réalité. Rappelons, au passage, que la qualité de propriétaire, vue comme un surcroît de prestige, est imposée constitutionnellement comme préalable à la candidature aux principales fonctions électives dans notre pays… Telle est notre démocratie.
Paradoxalement, plus les fortunes s’amenuisaient, plus la fierté du nom devenait de rigueur dans ces familles. Il fallait à tout prix préserver les apparences même quand la substance avait disparu, rien que pour conserver le statut social et sauver l’honneur. J’ai très bien connu une dame dont le père décédé avait laissé une propriété de campagne en partage à ses nombreux fils et filles. Chacun héritait d’une parcelle dont on espérait tirer, comme rendement trimestriel, pas plus qu’une douzaine de noix de coco et d’épis de maïs et quelques régimes de bananes. Cette dame s’entendit présenter en ces termes les condoléances d’un monsieur distingué qui connaissait la famille : « Votre père a donc fait de vous une riche héritière ? » Pensant à son maigre héritage, elle répondit sur le même ton, avec un grain d’humour mêlé de fierté : « Mon père m’a laissée riche de son nom. » Ainsi se transmettaient les valeurs à travers les générations.
Soudain arrivèrent la fin des années cinquante et le début des années soixante, avec les péripéties dont on se souvient. Un clou chassant un autre, la morgue des grandes familles disparut sous la pression des nouveaux détenteurs du pouvoir politique, impatients de se faire accepter par ceux qui les avaient traditionnellement tenus à l’écart. La haute société dut alors mettre des bémols à la fierté du nom, de même qu’à ses prétentions de supériorité, pour entrer dans le rang tout en expatriant, quand c’était possible, ses adolescents en fin d’études secondaires afin des les soustraire du milieu. Les chefs d’État précédents n’avaient pas été démocratiquement élus, mais le nouveau vainqueur était, cette fois, un Noir qui parlait comme un noir, et l’establishment ne se sentait pas à l’aise. Il avait battu, aux élections officielles encadrées comme d’habitude par l’armée, un grand mulâtre de l’aristocratie. Entre ces deux messieurs de la gent présidentiable, Déjoie l’agronome et Duvalier le médecin, les marginalisés de toujours avaient encore une fois joué le rôle traditionnel de troupeau électoral et de dindons de la farce. Il suffit cependant que la tension politique s’apaise quelques années plus tard, pour que les anciennes habitudes fissent leur réapparition. Le milieu et la fin des années 70 virent le retour en grand nombre de ceux qui avaient fui les bouleversements sociaux des deux décennies précédentes.
On connaît l’importance du patronyme autant dans les relations mondaines que dans la politique et les affaires. Jusqu’à la deuxième moitié du siècle dernier, le nom de famille, sauf quand on le rencontrait « hors classe », faisait souvent jouir d’une présomption favorable de grande culture, car la haute société haïtienne s’était quasiment réservé le monopole de l’instruction, de l’écriture et de l’utilisation de la langue française. Dans la classe possédante, la défense du patrimoine passe, de plus, par le culte farouche du nom ; c’est que la famille tient à ce que les biens restent aux mains des héritiers du même nom. Outre son importance en matière de préséance mondaine et de droits successoraux, le nom joue parfois un rôle déterminant dans des affaires de coeur. Cherchez la femme. On a ainsi connu de nombreux cas de puissants de l’heure, qui se vengèrent tragiquement de familles leur ayant refusé l’épouse de leur rêve en raison de leur origine trop humble, sans considération de ce qu’ils pensaient être leur valeur intrinsèque. Certains de ces hommes n’oublièrent jamais l’humiliant rejet qui avait frustré leurs ambitions matrimoniales. Les exemples de ce genre abondent dans la petite histoire, qui recèle parfois l’explication réelle de faits à première vue inexplicables. Et, de nos jours, dans le contexte de violence sexuelle endémique, ce n’est pas sans raison que les familles bourgeoises s’inquiètent du sort particulier qui pourrait être fait à leurs femmes ou leurs filles, aux mains des ravisseurs de la Cité Soleil.
Il est évident que si chacun s’applique à imprégner sa petite famille de l’idée qu’elle est la meilleure ou qu’elle est toujours dans son bon droit contre les autres, on arrive bientôt à une société affaiblie par ses propres conflits. Pour autant que le mérite d’une personne s’évalue dans ses actes, le patronyme ne devrait véhiculer à lui seul ni honte ni gloire. Le préjugé du nom, s’ajoutant à la sauce des préjugés de couleur, de classe, de caste et autres, apporte un ingrédient de plus à la recette du dysfonctionnement social. Le manque de cohésion nationale, allié au bovarysme culturel et économique résultant de l’absence d’une identité collective cohérente et saine, constitue précisément l’une des causes de la suite d’échecs qui a été notre histoire de plus de deux siècles, autant dire notre histoire de peuple indépendant. On peut ainsi comprendre comment les grands noms font parfois le malheur d’un petit pays : gwo non konn kraze ti peyi.
Le souffle de la Liberté balaie notre planète avec de plus en plus de force depuis déjà plusieurs siècles. Même si, en principe, l’esclavage n’existe plus sous sa forme ancienne, il reste indiscutable que, sans égalité, certains profitent mieux que d’autres de leur liberté. Le chemin de la Fraternité devra passer par l’Égalité, et nous en sommes encore loin. Tant que l’égalité ne sera devenue la norme inaliénable qui sous-tend les rapports de dignité et de respect entre tous, il sera difficile de vivre durablement en frères. Heureusement, l’Histoire a sa dynamique propre, qui finira par vaincre les résistances et surmonter les obstacles. Ceux qui ne veulent pas de l’égalité s’arment à chaque époque de différents prétextes, privilégiant le domaine qui leur offre un avantage comparatif : ce sera tour à tour l’argent, l’appartenance sociale, le nom de famille, la force militaire ou même l’éducation. Ceux-là oublient à dessein qu’ils ne pourront bénéficier de leurs privilèges que grâce à l’existence et à l’apport des autres, et tant que ces derniers le permettront.
Comme on le dit dans nos campagnes, il faut toujours trois pierres pour équilibrer la chaudière : si yon wòch dife pa la, de pa kenbe chodyè. Liberté, Égalité, Fraternité sont les trois piliers sociaux indispensables à la Paix sur la Terre, selon le voeu de la Déclaration universelle des droits de l’homme, ou mieux, des êtres humains.
Teddy Thomas
Mars 2009
Adresse électronique : teddythomas@msn.com