Claude Ribbe est un historien, un romancier hors pair bien que très controversé par sa manière de penser et ses perspectives historiques. Français, il aborde l’implication de son pays dans l’histoire esclavagiste à travers des personnages qui en ont marqué le cours. Par son travail, Claude Ribbe a tiré de l’oubli de grandes figures issues d’un passé qu’ on tente d’abolir et d’oublier ; que ce soit dans son roman « L’expédition » où il met en exergue le passage de Pauline Bonaparte Leclerc au Cap dit Français, ou que ce soit dans « Le crime de Napoléon » où il traite la question de l’esclavage et de la colonisation en tant que crime contre l’humanité, ou celui de « Le chevalier de Saint-Georges », guadeloupéen, où il réhabilite l’homme dans ses actions patriotiques. Dans ses ouvrages, Claude Ribbe ne ménage pas ses compatriotes. Il scrute et analyse leurs actions en appuyant ses vérités sur des recherches minutieuses renforcées par des dates vérifiables. Est-ce parce qu’il est métissé comme ses héros qu’il les défend sur le point de vue racial ? Est-ce parce que, comme eux, il a souffert d’une sorte d’exclusion sociale à un moment donné de son histoire ? D’origine guadeloupéenne par son père, se sent-il la responsabilité de réhabiliter ceux, des colonies, qui ont façonné d’une manière comme d’une autre la politique française ?
Ce sont ces questions et tant d’autres qui ont, certainement, soulevé tous les débats et d’âpres polémiques dont les œuvres de Claude Ribbe font encore l’objet. Pourtant, cela ne leur enlève pas moins le vif succès qu’ils connaissent. D’ailleurs, c’est toujours dans l’esprit de réhabilitation des héros de l’Histoire de France, que Claude Ribbe présente « Le Diable noir, ou la biographie du général Alexandre Dumas, père de l’écrivain ».
Si beaucoup d’Haïtiens s’enorgueillissent de l’origine haïtienne du grand écrivain Alexandre Dumas, auteur des « Trois Mousquetaires », du « Comte de Monte-Cristo », de « La Reine Margot », pour ne citer que ceux-là, son avènement sur le sol français reste encore flou dans l’esprit de plus d’un. Claude Ribbe, qui s’est confié la tâche de remonter le temps et de partir sur les traces du père de l’écrivain, le général Alexandre Dumas, a entrepris un travail de titan remontant les aiguilles du temps depuis la naissance de celui qu’on appelle « Le Diable noir ».
Avant d’être connu sous le nom d’Alexandre Dumas, ce dernier se prénomme Thomas-Alexandre. Il est le quatrième enfant né des fruits de l’union d’une esclave, Césette, et du colon Alexandre-Antoine Davy de La Pailleterie, qui se cachait dans l’île, à Jérémie, sous le nom d’emprunt d’Antoine Delisle. A la suite de la mort des autres frères de La Pailleterie, Antoine devient unique héritier. Sans hésiter, il partit prendre possession de son héritage et, pour payer sa traversée, vendit son fils Thomas-Alexandre au capitaine Langlois. Quelques mois plus tard, de La Pailleterie rachetait son fils qui s’embarquait, de manière clandestine, en direction de la France. A son arrivée sur le sol français, alors qu’il s’appelait tour à tour, « Thomas Rétoré », ensuite, « Thomas dit Dumas-Davy » puis « Thomas Dumas-Davy » sous les ordres de son père, il poursuivit son instruction. Thomas-Alexandre devient un vaillant jeune homme, un escrimeur chevronné. Après maints déboires, il s’engage comme simple cavalier dans le régiment des Dragons de la Reine. Le recruteur ignore alors « que cette décision de routine allait non seulement sceller le destin de l’Américain, mais aussi contribuer à écrire une page particulièrement attachante de l’histoire de France.1 » Là, sur la scène militaire qui sera le tremplin de sa solide réputation, « il avait littéralement subjugué l’assistance à cause de sa couleur de peau qui n’était pas ordinaire 2 ». Ses actes de bravoure, son esprit d’initiative, sa loyauté et son intelligence lui ouvrent les portes d’une carrière où il connaît une ascension fulgurante. Il gravit les échelons au gré de ses impétueuses attaques.
En mission à Villers-Cotterêts, il rencontre sa future femme, Marie-Louise-Elisabeth Labouret. A ce stade, il prend définitivement le nom de Thomas-Alexandre Dumas Davy de La Pailleterie. Et « derrière Dumas […] se cachait un […] écrivain auquel la postérité réserverait une place immense, un romancier qui entrerait, deux cents ans après sa mort, au Panthéon de la République. Et bien au-delà des frontières et des honneurs, il serait le prosateur français le plus populaire, le plus lu au monde 3 » : le grand écrivain, Alexandre Dumas, qui a accaparé la scène tout autant littéraire que cinématographique.
Devenu général, Dumas entraîne ses hommes à travers une Europe alors divisée et déchirée et, tout en défendant son pays, montre un fort penchant pour la question des droits de l’homme. Poursuivant les ennemis de son pays jusqu’aux confins les plus reculés des montagnes de l’Europe, les terrorisant par son ardeur à combattre, il devient pour eux le « Schwartz Teufel », l’invincible Diable noir. Malgré tout, durant les campagnes militaires, il refuse d’ordonner ou de commettre des exactions contre les vaincus. « Il honore le malheur et partage son pain avec l’habitant ruiné par le fléau de la guerre 4. » D’un naturel généreux, conscient de ses droits et de ses devoirs, surnommé par plus d’un « Monsieur de l’Humanité », il trouve une excuse pour ne pas se rendre à Saint-Domingue afin d’aider à endiguer la révolte des esclaves qui fait rage sur l’île. Napoléon, ambitieux, intrigant et raciste, voit dans ces actes de bravoure et ces prises de position, une sérieuse concurrence et une menace pour son ascension militaire. De plus, « le Premier consul ne semblait pas fâché que le « puissant mulâtre » qui avait osé lui tenir tête dépérisse dans un cul-de-basse-fosse », quand Dumas fut emprisonné à Tarente. Aussi ne fit il « rien pour le chercher ni pour le trouver, encore moins pour le libérer5.» Hostile au général Dumas, il le prive de « toute récompense et même du misérable arriéré de solde qui lui était dû 6», ne le reçoit pas dans l’ordre de la Légion d’honneur auquel il devait être reçu de « plein droit ». Pour s’assurer que l’aura de gloire dont Dumas était paré ne lui fit pas de l’ombre, Napoléon prend des mesures sévères envers « les militaires de couleur », visant tout particulièrement Dumas, afin de l’éloigner de la scène militaire et sociale.
« Le général Dumas, que le sort des combats avait respecté, périt dans la misère et le chagrin, sans aucune décoration ni récompense militaire, victime de la haine implacable de Bonaparte et de sa propre sensibilité 7. »
Ainsi, Haïti a donné à la France trois générations de Dumas qui ont été « une lueur sans laquelle [elle] serait un pays différent 8 ». « Descendant d’Africain, le premier ancien esclave à parvenir à un commandement aussi important dans une armée occidentale 9 », le général Alexandre Dumas, fort de ses talents exceptionnels a forcé l’admiration, le respect tant de ses compatriotes civils que militaires. Aujourd’hui encore, la belle France lui doit, entre autres, la création des Chasseurs Alpins, un corps armé devant défendre les limites des frontières montagnardes.
Aussi, le fils, l’écrivain, n’ignorant pas son origine, se sachant issu d’« un homme de couleur », comme on disait, « l’amour et l’admiration immenses qu’il portait à son géniteur […] l’amènent à immortaliser un nom qui, en fait, n’était qu’un pseudonyme, un masque, un nom de guerre lancé comme un défi au recruteur des Dragons de la Reine 10. » En s’inspirant des hauts faits d’arme de son père, de son altruisme, de sa générosité et de son sens de la loyauté, l’auteur en a revêtu un de ses héros, D’Artagnan. Arthos, Porthos et Aramis, ces invincibles et preux chevaliers sont en fait les compagnons de longue date, des amis que la carrière militaire, les revirements et les dessous politiques n’ont pas pu séparer, et ce, jusqu’à la mort.
Si le roman « Les Trois mousquetaires » a valu à l’écrivain Alexandre Dumas d’entrer au Panthéon, c’est que pendant longtemps, nul n’a vu le moindre rapport entre l’œuvre et le général Dumas. Selon Claude Ribbe, « si l’auteur des Trois Mousquetaires avait dit tout haut que son père était un esclave à demi-nègre, sans doute sa carrière eût-elle pris une tout autre tournure 11. »
En 1895, « Le Diable noir » a été interprété sur scène par Frédéric Febvre, « la coqueluche du second empire » et ami de l’écrivain. Febvre savait « qu’il incarnait une légende […] qui rattachait encore Haïti, l’ancienne colonie, à cette France qui lui suçait le sang depuis deux siècles [et à qui] ils avaient dû se résigner à payer une faramineuse rançon destinée à rembourser les anciens colons de la perte de leur cheptel humain12. »
Aussi, « au moment où une certaine France, refusant de reconnaître que ce qu’elle appelle « la diversité » est inscrite au cœur même de son passé, s’interroge sur ses valeurs, au moment où ressurgissent, à la faveur d’une amnésie générale, des préjugés d’un autre âge, c’est cette histoire du « Diable noir », aussi simple, aussi extraordinaire qu’un roman d’Alexandre Dumas, qu’il convenait, à la faveur de documents inédits justifiant un nouveau livre, de dévoiler une bonne fois pour toutes.13 »
Rachel Vorbe
1. Le Diable noir, Claude Ribbe, Ed. Alphée-Jean-Paul Bertrand, 2009, p.62 l.4 2. Ib. P. 64 l .10 3. Ib. P. 137 l.13 4. Ib. P. 195 l.6 5. Ib P.13 l. 13 6. Ib. P. 204 l.4 7. p.10 l.7 8. Ib. P.10 l. 4 9. Ib p. 108 l. 11 10. Ib. P.11 l. 7 11. Ib p. 12 l.8 12. Ib. p.8 l.11-22 13. Ib p.18 l. 20
Rachel Vorbe rachelvorbe@yahoo.com
Biographie du général Alexandre Dumas, père de l’écrivain par Claude Ribbe
Source: Le Nouvelliste, Haiti