Trouillot fustige le règne de l’individualité

Pierre Raymond Dumas, photo de Pikliz.com..Editorialiste et Ecrivain

L’écrivain Lyonel Trouillot a réédité, en 2017, un travail de réflexion sur la citoyenneté sous le titre de « Haiti, (re) penser la citoyenneté ». Ecrit à la demande de son ami Jean Lhérisson, cet essai de 147 pages, publié dans un contexte politique explosif en 2001 aux éditions HSI (Haiti Solidarité Internationale), dans la collection « Pour l’État de droit en Haiti », vient d’être repris par l’Atelier Jeudi Soir, avec une introduction de l’écrivain lui-même pour replacer ce pamphlet – c’en est un au fond – dans son contexte. Retour sur cet ouvrage-phare – 5 000 exemplaires vendus en un temps record, lors de sa sortie (c’est du moins exceptionnel en Haïti) – qui rassemble toute une série de fragments de discussions solides sur la citoyenneté, notamment sur le règne de l’individualité. Boudé par la presse et les universitaires, il s’attaquait à tous les sujets qui fâchent. Seul le sociologue Michel Acacia l’avait recensé avec ferveur.

Considéré comme un géant (ne riez pas !) des lettres haïtiennes, Lyonel Trouillot qui fonctionne à l’exécration croit, aujourd’hui, que cela devient plus qu’une évidence qu’ici siège le règne des individualités monstrueuses. Un culte de la personne si fort que tout passe en arrière-plan, néantisant toutes les valeurs citoyennes, tous les principes majeurs qui devraient régir la société. Et cet élan d’individualité, selon lui, n’est dû, en majeure partie, qu’à l’absence de « sphère commune de citoyenneté ». Cette notion d’individualité monstrueuse, Lyonel Trouillot qui a su passer au scanner tous les maux d’Haïti l’exprime en ces termes : « Le statut est la finalité en ce qu’il apporte sur le plan social, et tous les moyens sont bons pour l’obtenir. Du plagiat en littérature au crime en politique ». Lyonel Trouillot, dans un style fulgurant et unique, poursuit pour asseoir sa pensée en proposant maintes définitions de cette individualité monstrueuse : « un poète sans poème », « un parlementaire sans mandants », « un premier communiant qui veut être élu pape », « un premier recueil qui veut le prix Nobel », « c’est le leader qui part avec la trésorerie du parti ou de l’association » … Tout cela avec pour modèle, et ceci à tous les fronts : la réussite. En évitant sciemment les chemins balisés du fatalisme, il parvient à dire, sans détour, des choses essentielles, dérangeantes mais salvatrices.

Dans cette dénonciation de l’individualité monstrueuse, l’Église, elle non plus, n’est pas exempte de critique foudroyante. « Ils veulent agir sur les lois, la vie privée, le politique et l’économie, dans une logique de guerre contre toute personne et toute pratique ne se réclamant pas de leur culte, secte ou église. » Un tableau accablant de la faillite de la société haïtienne et de cette période de transition interminable qui a fait de ce pays ce qu’il est aujourd’hui. Lui, le professeur, à la distance qui lui permet de voir les choses avec plus de sérénité. Il est le dernier et le plus percutant idéologue de la patrie, de l’identité nationale. Dans cet ouvrage, chef-d’œuvre quasi anthropologique, il mélange à la fois ses expériences de romancier, d’enseignant et comme citoyen engagé dans le social. Ces réflexions sont, écrit-il, plus proches du réel et du sensible que du simplement académique. Miroir, mon beau miroir !

Les expressions concrètes de ce déficit de citoyenneté

Lyonel Trouillot, en plein apartheid, en décrivant ces individualités monstrueuses, évoque « cette incapacité de concevoir le bien, l’empathie, le juste comme moteur de l’action et conduite de vie ». Profondément ancré dans notre ADN, ce déficit de citoyenneté entraîne, selon lui, « la récupération par l’autre de tous les discours pseudo-scientifiques ou théoriques pour légitimer les procédés et procédures de réussite individuelle », puis à un autre niveau, plus avancé, plus macro, « le renforcement de la dépendance (puissance des bailleurs, des ONG, de certains mécénats locaux) », ensuite, le réseautage, l’inféodation, l’adéquation avec les fantasmes qui paralysent et enfin la perversion des discours revendicatifs. Pour Lyonel Trouillot qui s’efforce de diagnostiquer Haïti au bulldozer, en articulant une vision de la perte de la nationalité et du prix à payer pour la renaissance de la patrie haïtienne, l’individu qui excelle dans ce schéma agit de manière négative qui ne laisse aucune réserve quant au dynamisme collectif. Son monde est tel qu’il se sent bien, ne laisse plus de place à l’autre et construit une armure le protégeant de tout verdict de la communauté. Cette individualité « ne connaît pas la retenue ni le principe de la perte. Elle veut tout, prend tout, et nourrit cette avidité du principe de l’origine ». Déjà dans son introduction, il pose quelques questions fondamentales qui semblent pour le moins élémentaires, mais qui fondent l’essentiel de son combat. Comme, par exemple : De quoi Pétion-Ville est-il le nom ? Pourquoi faire porter à des lieux des noms de farouches opposants à Dessalines ? Comment se fait-il que seule une caserne, célèbre pour ses crimes, porte le nom de Dessalines ? Avec force, son propos cru et sans fard navigue entre ses convictions et le ton le plus tonitruant pour servir un discours dépréciatif. Rien moins lucide que sa position.

On comprend alors tout. L’essayiste a beau être sulfureux et se heurter à la paroi de verre du statu quo endo-colonial, cette insolence assumée lui vaudra donc un silence étouffant au niveau de la critique. Ce manifeste – le plus occulté par la critique – constitue un recueil de dénonciations, de pratiques horribles, de rapports (trompeurs) à l’autre. L’autre est aussi au centre de cette néantisation, de cette appropriation abusive du monde. Quel est le sens de l’autre dans ce contexte d’individualité monstrueuse ? « Qu’est-ce que l’autre? », se demande l’auteur qui n’en voit qu’« un instrument ou une contrariété. Rien de plus » (sic). « Haiti, (re) penser la citoyenneté » est construit en deux parties plus un annexe à la fin du texte. La première partie traite du déficit de citoyenneté, la deuxième de sa construction et l’annexe dresse le Portrait de l’imposteur (paru préalablement dans sa rubrique très prisée Bloc-notes du quotidien Le Nouvelliste du 19 juillet 2017). On ne peut pas avoir écrit les pages qu’il a écrites sans avoir été soi-même très loin dans le décryptage du mal de vivre haïtien, du malheur d’être haïtien. En vérité, jamais essai d’outre-tombe – parce qu’il décrit un ensemble de déficits et d’aberrations nationaux aux résonances funèbres – n’a aussi souvent basculé dans la surenchère, dans le pompier.

Du déficit de la citoyenneté

Dans le premier texte qui lance cette partie, il tente de traiter de l’Haïtien, de ce qu’il est et de ce qu’il n’est pas. « Être haïtien, c’est de plus en plus se construire seul, se définir sans ressemblance ni solidarité. D’une certaine façon, être haïtien, c’est ne pas l’être ». L’avocat du bien commun aborde un ensemble de problèmes présentant ce mal-être haïtien. Il étudie le parler quotidien, les stratégies de mise à distance, les « réflexes d’agression ou d’autodéfense », le « mépris des uns et le ressentiment des autres », l’absence d’« égalité citoyenne », l’absence d’éthique et de logique d’ensemble ». Mais c’est précisément ce ton doctrinal qui fait que Lyonel Trouillot est encore plus enrichissant et qu’il nous parle avec une justesse confondante, je veux dire troublante, désespérée. Pour l’écrivain, dans cet état de fait honteux, « aucun n’est lié à l’autre, à l’espace habité dans une relation positive ».

Ensuite, il souligne le « silence des intellectuels ». Dans de telles conditions, il croit que l’intellectuel traditionnel ne se pose pas, ou pas assez, la question du principe d’égalité fixé à l’origine. Bien sûr, il croit en cela qu’ils sont aveugles les penseurs républicains du XIXe siècle vis-à-vis des conditions d’existence de la paysannerie et du peuple des villes, et aussi vis-à-vis des données de la culture populaire. « Ni Delorme ni Janvier ne prennent pas le vodou et le créole au sérieux. Ils contestent ou minimisent l’existence et la portée de l’un comme de l’autre ». Lyonel Trouillot qui est un portraitiste sans concession d’Haïti déplore dans son « théâtre des opérations » le fait que, malgré une mention faite par la critique traditionnelle des « romanciers réalistes », « les conditions des masses populaires sont peu décrites dans la littérature haïtienne ». Les intellectuels ont, selon, lui commencé à parler des barrières sociales que vers les années 1930. Sa description de « l’haïtianité », en filigrane de ses dérives duvaliériste et lavalassienne, ne témoigne pas d’une particulière bienveillance à l’égard du milieu dans lequel les principaux tenants de ces pratiques désastreuses de pouvoir ont évolué, certains y voyant même du « populisme fascitoïde ».

Ce défenseur du pays et des masses fait plus loin une enjambée dans les annales de l’histoire littéraire d’Haïti, passant de Jean Price-Mars à Jacques Roumain, mentionnant le marxisme classique et l’indigénisme, la dictature duvaliériste, le marxisme haïtien. D’une patience affûtée, il questionne tel bien-fondé d’une citoyenneté qui ne garantit rien à l’État et au citoyen, parle du thème de l’intérêt général souvent évité par la « littérature juridico-politique haïtienne », et de sa différence avec la volonté générale. De façon compulsive, il analyse la négation du principe même des droits de l’individu, souligne la découverte dans ce mépris des droits de la personne « une caractéristique culturelle ou une barbarie congénitale », mépris entretenu également par « des appareils et des agents conscients de leur mission, et qui sert « des intérêts déterminés dans la reproduction des rapports de classe et de pouvoir ». A mes yeux, ce qui suscite un tel malaise des milieux conservateurs envers Lyonel Trouillot qui « tend vers ce réformisme révolutionnaire dont parlait Jaurès » (p. 16) est l’incompréhension face à un patriote consciencieux. C’est un radical. Différents autres thèmes sont traités dans ce premier chapitre : l’indépendance qu’il trouve insuffisante à la citoyenneté, l’avenir d’Haïti, la crise d’autorité et d’identité, l’indépendance de 1804, la langue créole, l’État haïtien, à quoi il sert?, Dessalines dans le fonctionnement de la formation sociale haïtienne, les diverses catégories de citoyens. Ennemi de la litote et des bavardages, Lyonel Trouillot parle aussi des nouveaux intégrismes, évoquant ainsi « la domination d’un culte favorisé par des privilèges économiques, une survalorisation culturelle et un ensemble de mesures légales et administratives », tout cela contre les droits du citoyen. Puis, les conditions de travail qu’il juge catastrophiques. Le sens de l’autre, c’est le cœur de sa pensée. Car la grande affaire de sa vie, plus encore que les lettres, c’est le pays. Il y pense constamment, obsessionnellement.

De la construction de la citoyenneté

Totalement libre, Lyonel Trouillot, pour corroborer sa thèse « plus proche du réel et du sensible » que de l’académique, et aussi pour faire concrètement des propositions, avance à la fin de son travail une série de textes avec chacun des thèmes forts comme le dépassement de l’individuel, la reconnaissance du caractère structurel des mécanismes d’exclusion, l’atténuation des inégalités et une assurance de besoins matériels de base à la majorité, la complémentarité des deux langues française et créole, l’initiation d’une école unique pour tous les enfants haïtiens, l’institution de la sanction dans la vie politique, la constitution du patrimoine, la laïcisation de la sphère politique tout en imposant le respect des libertés individuelles. Un tel travail de conscientisation, faut-il le dire, devrait être poursuivi, vulgarisé toutes affaires cessantes. Une véritable mise à nu. Une véritable mise en accusation. Comme pour présenter un exemple type d’individualité monstrueuse, dis-je, il dresse le Portrait de l’imposteur et ce qui constitue son maître, sa progression, son apprentissage et la mise en pratique de sa leçon de conduite et de vie. Un sujet d’actualité. Un sujet de discussion. Sans compter la pointe d’humour qu’on connait de lui et qui fait de son écriture une belle aventure, pleine de surprises. Dans cet extrait du Portrait de l’imposteur, Lyonel Trouillot qui effraie le lecteur moyen (dont je ne suis pas) par le sérieux rageur dont il fait preuve trouve la formule juste, une façon de dire qui pourrait plaire à plus d’un et par sa cohérence, son exemplarité, et par la gravité du discours :

« Ce ne sont pas les maîtres qui manquent, et les fortunes varient comme les temps et les lieux. L’imposteur change avec ses maîtres et adopte le parler, les postures, de tel autre très en vue dans son domaine d’activités. Quand on les voit ensemble, le nouveau maître devant et lui toujours derrière, on a envie de dire : « Tiens, voilà Saint-Roch et son chien. » Mais le chien de la légende était fidèle et généreux. N’est pas bon chien qui veut? »

Par Pierre Raymond Dumas, Le Nouvelliste Haiti.

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