Vodou, Logique et Sorcellerie

 

par Teddy Thomas

Après deux articles sur le vodou (graphie créole choisie par l’auteur), je pensais avoir dit tout ce qui était de ma compétence sur le sujet. Ayant eu comme seules références mes observations générales, qui ont fait l’objet du premier volet, puis les quelques incidents vécus en différents endroits et relatés dans le deuxième, je m’étais borné à offrir sur le vodou une perspective purement citoyenne en le prenant sous un angle historique et social, et en formulant une certaine vision de ses possibilités d’avenir. Les réactions des lecteurs m’ont révélé que l’opinion exprimée dans ces articles rencontrait en grande partie la leur, quant au rôle de cette religion populaire dans notre histoire et notre identité nationale. Toutefois, des critiques du vodou m’ont aussi fait part d’importantes réserves fondées sur des expériences personnelles si traumatisantes qu’il est évidemment difficile d’attendre de ces personnes une grande objectivité. Que ces lecteurs et lectrices soient assurés de ma compréhension et de ma sympathie. Cependant, à lire leurs témoignages, les problèmes qu’ils ont rencontrés paraissent relever plutôt de la sorcellerie, que j’avais qualifiée de criminalité occulte pour la distinguer de la religion vodou proprement dite. Je ne serais pas revenu sur le sujet, si ce n’était pour répondre à un défi lancé par quelques-uns de ces lecteurs : prouver que le vodou n’est pas de la sorcellerie. Ceci m’a semblé valoir un complément d’analyse, qui pourrait également intéresser d’autres lecteurs. C’est ainsi que je me suis résolu à intervenir une fois de plus sur ce dossier, dans ce qui pourrait être considéré comme un troisième volet. Cette fois, je ferai appel à quelques règles élémentaires de logique, en demandant aux lecteurs de s’armer de patience pour lire au-delà des prochains paragraphes.

Curieux défi, que de prouver que quelque chose « n’est pas ». N’a-t-on pas plutôt l’habitude de prouver la réalité de ce qu’on affirme ? Face aux questions concernant l’existence de Dieu, par exemple, de célèbres théologiens dont Saint Anselme et Thomas d’Aquin, ainsi que des philosophes tels que Descartes et Pascal ont assumé le fardeau de la preuve et se sont mis à l’oeuvre pour prouver l’existence de Dieu. Ils n’ont pas demandé aux athées de prouver eux-mêmes que Dieu n’existait pas. Comment donc demander de prouver ce que le vodou n’est « pas » ?

Il est toutefois possible dans certaines conditions, comme on le verra ci-après, de prouver ce que quelque chose « n’est pas » ? On peut parfois le faire en prouvant le contraire de cette chose, un peu comme nous avions appris en géométrie à démontrer un théorème par l’absurde. Prenons, par exemple, le cas d’une enquête judiciaire ou d’un procès où un individu est accusé d’avoir tué quelqu’un d’un coup de poignard. Il suffit à l’accusé ou à son avocat de prouver qu’au moment du meurtre, l’accusé se trouvait dans un autre endroit. C’est l’alibi parfait, qui sert alors de défense absolutoire en raison de la contradiction entre les deux états : présence de l’accusé au point A, entraînant l’impossibilité de sa présence au point B au moment même de l’acte. Dans cet exemple, l’élément clé permettant de prouver qu’une condition n’est pas remplie en prouvant simplement la réalité de son contraire est l’exclusion réciproque des deux possibilités : on ne peut matériellement se trouver en deux endroits au même moment.

Faute de pouvoir établir cette exclusion réciproque, il n’est guère possible de prouver ce qu’une chose n’est pas par la simple preuve de son contraire. Comme nous l’avons précédemment reconnu, certains pratiquants du vodou s’adonnent aussi à la sorcellerie. On ne peut cependant avancer valablement que tous les vodouisants sont des sorciers, ni que tous les sorciers sont des vodouisants. On associe généralement le vodou à Haïti et à l’Afrique, mais, en matière de sorcellerie, rappelons-nous aussi les « messes noires », le Petit Albert, la chasse aux sorciers en Europe aux XIVe et XVIIIe siècles et le culte de Satan pratiqué par des jeunes aux États-Unis. Tout cela, loin de toute sphère d’existence du vodou. Quand il s’agit donc d’une situation où le chevauchement ou la coexistence sont possibles entre deux domaines, cas du vodou et de la sorcellerie, il est impossible de prouver nettement que l’un « n’est pas » l’autre. La sorcellerie pouvant exister en dehors du vodou (voir les exemples cités plus haut), tout aussi bien qu’elle peut en partie cohabiter avec lui, il n’est donc pas possible de prouver nettement que l’un « n’est pas » l’autre, puisque certaines personnes peuvent en effet pratiquer les deux, ce qui heureusement n’est pas toujours le cas.

Prenons une autre illustration. Imaginez-vous deux cercles ayant à peu près le même diamètre dessinés sur une feuille de papier. Le premier cercle renferme tous les éléments d’un groupe A qui, dans ce cas de figure, représenterait le vodou. Un deuxième cercle, contenant tous les éléments d’un groupe B, représente la sorcellerie. Il s’agit d’une méthode de comparaison très simple utilisée en logique dite booléenne. Si les deux cercles se coupent (chevauchement, similitudes ou zones de coïncidence entre les éléments qu’ils contiennent), il n’est évidemment PAS possible d’avancer que l’un n’a rien à voir avec l’autre, puisqu’en certains points ils sont pareils. Vodou et sorcellerie ont chacun leur existence propre, bien qu’ils se rencontrent à travers certains de leurs pratiquants. En revanche, si les deux cercles ne se coupent pas (exclusion ou incompatibilité totale entre les éléments contenus par A et B), on peut dire carrément que l’un « n’est pas » l’autre parce qu’il n’y a rien de commun entre ce qu’ils contiennent. C’est le cas de l’accusé cité dans l’exemple plus haut : une fois prouvée sa présence à un moment donné en un point A, force est de conclure qu’il n’a pas pu se trouver au même moment au point B et n’a pas pu commettre le crime. Il doit être acquitté. La règle à dégager de tout cela est que si deux entités contiennent des éléments communs ou similaires, il est possible de les définir chacune séparément, mais très difficile, voire impossible, de les définir en opposition l’une à l’autre. Il n’est ainsi ni juste ni logique, en l’état actuel des choses, d’exiger des preuves que le vodou n’est pas de la sorcellerie.

Pour avoir personnellement observé et même être intervenu dans des situations s’apparentant au vodou ou à la sorcellerie, je peux dire encore une fois que le vodou, tel que pratiqué en Haïti, m’a laissé l’impression d’une religion parce que, comme le catholicisme, le judaïsme et l’islam, il présente « un caractère spirituel prenant d’abord pour objet la relation de l’être humain avec des forces qu’il pense, à tort ou à raison, détenir le pouvoir d’influencer sa destinée, et qui seraient même à l’origine de son existence, pour ne pas dire qu’elles détiendraient les clefs de son destin après la mort. » (Ma définition dans le premier article). Quant à ce qu’est la sorcellerie, j’emprunterai la définition anthropologique du Larousse : « Ensemble de rites destinés à guérir, à nuire ou à faire mourir, propres à une société donnée. » Dans le vodou, donc, les adeptes croient entrer en communion avec les esprits ou « lwa », avec leurs proches décédés, ou avec le Grand Maître (sèvi). Par contre, dans la sorcellerie, on essaie d’atteindre un autre être humain pour l’influencer ou lui faire du mal (wanga).

Il devrait être possible de préserver le vodou tout en réprimant les actes criminels (sorcellerie) commis dans son ombre ou avec les connaissances détenues par des vodouisants. Il faudrait, pour cela, une intervention systématique de l’État, consistant à mettre en oeuvre des moyens judiciaires, policiers, financiers, éducatifs et publicitaires. Ce serait comme éloigner les deux cercles sorcellerie et vodou, dans l’image évoquée plus haut.

Dans mes précédents articles, j’ai exprimé l’opinion que notre pays pourrait bénéficier de l’officialisation de la religion vodou. L’épuration et l’officialisation du vodou devraient pouvoir nous fournir une plateforme culturelle nous permettant de renouer, sans honte et sans tabou, avec un élément de base de notre identité collective issue de la première révolution d’esclaves qui, dans la foulée de la cérémonie vodou du Bois Caïman, aboutit à la fondation d’un nouvel État. Il ne s’agirait pas de demander à tous de renoncer à leur religion pour embrasser le vodou, mais d’établir un espace de rencontre patriotique et spirituelle entre les différentes confessions, avec une place spéciale réservée au vodou comme religion nationale, de même que les Te Deum officiels sont traditionnellement chantés dans des églises catholiques. L’implication des non-vodouisants pourrait être aussi limitée que lorsqu’il s’agit pour n’importe lequel d’entre nous d’assister ou mieux, de participer, à une cérémonie religieuse dans une église qui n’est pas la sienne, tels un baptême, un mariage, une première communion ou des funérailles.

Ce rapprochement oecuménique permettrait à notre religion populaire, consacrée religion nationale, de remplir un rôle plus digne et plus utile, comparable à celui de la langue créole qui, autrefois combattue, a fini par trouver sa place à côté du français comme langue officielle d’Haïti. On ne manquera pas de remarquer que depuis l’intronisation du créole, beaucoup de nos analphabètes ont traversé cette passerelle qu’est leur langue maternelle pour accéder plus facilement aux outils indispensables que sont la lecture et l’écriture. Dans un phénomène parallèle, où l’on peut voir une remarquable corrélation plutôt qu’une pure coïncidence, un plus large segment de notre population s’est aussi mis à écrire en français, langue que de nombreux Haïtiens avaient apprise à l’école sans pour autant en faire usage, par crainte de s’attirer les railleries d’un groupe minoritaire qui s’était approprié le français comme son apanage. Se sentant dès lors moins assiégés grâce à la libération de la parole due au respect de leur langue maternelle, ces compatriotes ont envahi le domaine de l’expression écrite et parlée, intervenant désormais en créole et en français devant les caméras de télévision, ainsi que dans la presse haïtienne et étrangère. On pourrait ainsi dire que l’adoption du créole a produit un double effet positif en déliant les « langues » dans les deux acceptions du terme, entraînant une utilisation plus large du créole et du français. Si l’officialisation du créole a pu opérer cette importante évolution, que ne pourrait-on attendre d’un vodou assaini, devenu un instrument de communication et un puissant levier psychologique ? Cet élan psychologique jouerait un rôle de catalyseur en fortifiant notre détermination et l’esprit de sacrifice personnel qui devra nous animer pour un sauvetage durable de la nation. Dans l’effort collectif, ce conditionnement psychique pourrait s’avérer déterminant quant à la réalisation d’objectifs plus concrets relevant d’autres domaines, comme l’économie, l’éducation, la santé, etc.

L’Histoire (encore elle) nous apprend que nombre d’esclaves déportés d’Afrique vers la colonie de Saint-Domingue et le reste de l’Amérique provenaient de l’actuel Bénin, autrefois connu sous le nom de Dahomey. L’un des principaux ports utilisés par les esclavagistes était la ville de Ouidah. Sur la plage de Ouidah, où l’on embarquait les esclaves, existe actuellement un monument érigé à la Place des Enchères, où se réalisaient les échanges de « bois d’ébène » contre de la marchandise européenne de pacotille. Ce monument est orné aujourd’hui d’une plaque portant l’inscription suivante : « En ce lieu se trouvait l’arbre de l’oubli. Les esclaves mâles devaient tourner autour de lui neuf fois, les femmes sept fois. Ces tours étant accomplis, les esclaves étaient censés devenir amnésiques. Ils oubliaient complètement leur passé, leurs origines et leur identité culturelle pour devenir des êtres sans aucune volonté de réagir ou de se rebeller. » On ne dit pas assez que le commerce d’esclaves eut lieu grâce à la complicité des élites africaines de l’époque. Cet oubli forcé, imposé à nos ancêtres et entretenu par nos élites actuelles, peut être réparé.

Avec le récent succès électoral aux États-Unis, l’heure des possibilités et des nouveaux espoirs semble avoir sonné. Saurons-nous aussi, par nos propres moyens et nos propres ressources, rompre avec les vieilles habitudes de pensée et de comportement pour relancer Haïti et dire un jour « Oui, nous l’avons fait » (Yes… we… did) ?

Teddy Thomas
Septembre 2008
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