L’arrêt 0163/13 et l’isolement de la République dominicaine sur la scène internationale

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L’arrêt 0168/13 de la Cour constitutionnelle de la République dominicaine, de récente création, adopté le 23 septembre 2013, a mis cette république sœur d’Haïti sur le banc des accusés. Cet arrêt inédit, saugrenu, inquiétant, alarmant prétend retirer la nationalité de plus de 250 000 Dominicains et Dominicaines d’origine étrangère dont la grande majorité  sont d’ascendance haïtienne.
Cet arrêt a suscité un tollé à travers le monde. De prime abord, ce sont des personnalités, des organismes de la société civile et des organisations des droits de l’homme en République dominicaine qui se sont rebellés contre cette sentence anhistorique. Ensuite, en Haïti comme à l’étranger, des voix autorisées se sont élevées pour la condamner et la mettre dans la poubelle de l’histoire. En effet, un grand nombre d’institutions et de gouvernements de la planète se sont prononcés contre son application. Par ailleurs, des organisations régionales et internationales, dont la CARICOM, la Commission interaméricaine des droits de l’homme, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, l’ont condamné sans réserve.
1. La violation du droit de la nationalité
Il y a plusieurs raisons qui poussent les États, les organismes des droits de l’homme et les organisations internationales et les constitutionnalistes bien pensants à rejeter le fameux arrêt 0168/13. Il viole, entre autres, un principe sacro-saint du droit, à savoir la non-rétroactivité de la loi. De plus, il viole les principes fondamentaux du droit de la nationalité inscrits dans la Constitution de la République dominicaine, ainsi que les normes du droit international portant sur la nationalité, les droits inaliénables des migrants et les droits de l’homme en général.
Les multiples condamnations de l’arrêt 0168/13 placent la République dominicaine dans une situation très difficile par rapport à la communauté internationale. Ce pays est de plus en plus isolé sur la scène internationale. L’arrêt 0168/13, disons-le, cette décision politique, sous couvert de dispositif constitutionnel, est loin d’apporter les résultats escomptés à l’establishment dominicain. Au contraire, elle lui a apporté plus de problèmes qu’il en croyait. La carte politique de la souveraineté nationale, projetée en avant par les autorités dominicaines pour tenter d’atténuer les pressions et les protestions internationales, n’a pas non plus joué en leur faveur. Comme on le sait, le monde est devenu un village global. De même qu’au nom de la souveraineté nationale on ne peut pas de nos jours emprisonner les citoyens et citoyennes à volonté, fusiller comme on veut, leur ôter la vie ou exécuter sans jugement pour adhésion à une quelconque idéologique politique, on ne peut pas enlever tout de go la nationalité et la jouissance qui en ressort à un groupe de personnes sur la base de la couleur de leur peau ni de leur origine ethnique. Certes, les États sont souverains dans leur choix de définir les conditions d’attribution de la nationalité, mais le droit international impose aux États, on dirait, certaines limites à cette souveraine faculté. C’est-à-dire, une fois qu’un État ait défini en toute indépendance les règles de la nationalité sur son territoire, il est tenu de les appliquer à tous dans les mêmes conditions d’égalité et sans discrimination. Ainsi, le droit de la nationalité est devenu un droit fondamental régi par le droit interne et également par les principes du droit international. C’est pourquoi on fait injonction aux États de respecter les normes internationales, les traités et les conventions auxquels ils souscrivent de bonne foi, par exemple sur l’importante question du droit de la nationalité et au sujet d’autres questions impliquant la vie et le bien-être du genre humain.
On comprend que toute violation du droit de la nationalité qui pourrait entraîner l’apatridie d’un groupe de personnes, comme c’est le cas pour l’arrêt controversé TC 0168/13, interpelle la communauté internationale. Bon nombre de pays du continent, dont les États-Unis d’Amérique, ont exprimé leur « préoccupation » face à la décision et ont suggéré aux autorités dominicaines de revenir sur leur décision. Par ailleurs, la réunion du Conseil permanent de l’OEA du début de novembre à Washington DC avait permis à certains États membres de cette organisation de faire part de leur déception. D’autres États, sans utiliser la langue de bois des diplomates, ont assimilé l’arrêt TC 0168/13 à une violation des droits de l’homme. En pareille circonstance, une telle violation entraîne des conséquences pour l’État qui enfreint les lois internes et les normes internationales établies sur la matière. L’isolement international est considéré comme la première étape que peut encourir  l’État reconnu fautif.
2) L’isolement de la République dominicaine
L’arrêt litigieux 0168/13 a déjà entraîné un certain isolement de la République dominicaine sur la scène internationale. On peut considérer cet isolement à deux niveaux : sur le plan politique et dans la sphère économique.
2.1. L’isolement politique.-
Sur le plan politique, la République dominicaine est en train de perdre une opportunité d’avoir l’une des personnalités les plus en vue dans l’histoire récente, après le professeur Juan Bosch et le leader socialiste le Dr José Francisco Peña Gomez, d’occuper un poste  de prestige sur la scène des Amériques. Jusqu’à l’adoption de l’arrêt 0168/13, Dr Leonel Fernandez était considéré comme une figure du monde politique latino-américain et caribéen qui pouvait aisément occuper le poste très convoité de Secrétaire général de l’OEA (Organisation des États américains). Chef d’État dominicain pragmatique, élu à trois reprises, polyglotte, avocat de profession, professeur d’université, intellectuel de belle eau, ce bel échantillon a su bien combiner intellectualisme et activités politiques au plus haut niveau. Avec ces qualités, il avait toutes les chances de devenir le  secrétaire général de l’organisation hémisphérique. Aujourd’hui toutes ses chances se sont évaporées dans la nébuleuse de l’arrêt de la discorde ethnique. On reproche surtout à l’ancien président d’avoir apporté trop de soutien à cet arrêt; il alla jusqu’à en faire une affaire personnelle. Dès lors, je ne vois pas comment les États membres de la CARICOM, qui forme une entité solidaire et influente au sein de l’OEA (surtout après la sortie du Premier ministre de Saint-Vincent-et-les Grenadines,le Dr Ralph Gonsalves, qui  a porté la question au sein du Conseil permanent de l’OEA au début du mois de novembre dernier, et la correspondance du Premier ministre de Trinidad et Tobago, Mme Kamla Persad-Bissessar, au président dominicain,  Danilo Medina, lui suggérant de rejeter l’arrêt incriminé), vont adhérer à une possible candidature de M. Fernandez. Il faut dire en passant que cette candidature non officielle commençait déjà à faire son petit bonhomme de chemin dans les chancelleries du continent.
De tout ceci on déduira que la République dominicaine est en train de perdre des espaces d’influence et d’orientation sur la scène régionale et même internationale, à cause de cet arrêt réprobateur. Toutefois, M. Fernandez peut se résigner à se replier sur la scène politique dominicaine et continuer de jouer sa partition. Il continuera ainsi de diriger des hommes et des femmes s’il retourne à la présidence dominicaine ou encore derrière les rideaux, et influencer les choses, mais il le fera à partir de sa base arrière de Santo Domingo, non pas sur l’échiquier mondial de Washington DC, qui a été ses vœux les plus chers. On lit de nos jours des articles de journaux, publiés aux États-Unis d’Amérique, qui ne sont pas tendres à son égard. On commente de plus en plus qu’il sera de moins en moins invité à des réunions régionales et internationales sur l’évolution et le devenir des Amériques. Ces différentes réactions nous font réfléchir sur l’ascension fulgurante de M. Fernández sur la scène politique régionale entre 1992-1994 et son auréole de demi-teinte d’aujourd’hui. C’était en 1994, lors du premier Sommet des Amériques tenu à Miami, que le président Bill Clinton présentait son homologue dominicain, sous de chauds applaudissements, comme le futur leader du continent américain. Après une décennie d’intenses activités politiques, on peut dire que ce leader a brillé dans certains domaines et trébuché sur d’autres.
On notera, par ailleurs, sur cette question précise de la dénationalisation de Dominicains et Dominicaines, que la République dominicaine n’est pas bien lotie non plus auprès de ses sœurs hispanophones. A cet égard, on peut rappeler la déclaration du 23 décembre dernier du président Nicolas Maduro, qui eut à déclarer : « Quiconque se met en face d’Haïti se met en face du peuple vénézuélien. » Ce qui est un soutien de taille à Haïti dans ses négociations avec la république sœur de l’île d’Haïti. C’est aussi un message clair contre le racisme, les préjugés et la discrimination.
De même, on ne peut pas passer sous silence la déclaration du 1er janvier 2014 du président Raúl Castro faite à l’occasion de la célébration du 55e anniversaire de la Révolution socialiste dans ce pays. Le chef d’État cubain déclara : « Cuba n’abandonnera pas Haïti ni son gouvernement, ils peuvent toujours compter sur sa modeste collaboration.» L’allusion à la crise d’identité et d’insécurité juridique des Dominicains et Dominicaines d’ascendance haïtienne déchus de leur nationalité générée par l’arrêt 0168/13 de la Cour constitutionnelle de la République dominicaine est on ne peut plus explicite.
Au fond, ce qui motive ces dirigeants à faire de telles déclarations, que tout un chacun le sache : après l’amère expérience de l’Afrique du Sud et surtout après le travail colossal de Nelson Mandela qui a démontré que plusieurs groupes ethniques peuvent vivre en paix et en harmonie sans guerroyer, le monde ne veut plus accepter un autre système d’apartheid légal dans aucun pays. En ce qui nous concerne, on veut maintenir l’Amérique libre de tout système d’apartheid. Toute persistance à vouloir instaurer ou établir un tel régime dans un pays quelconque du continent des Amériques entraînera des conséquences, tel l’isolement politique dont nous avons esquissé quelques contours un peu plus haut.
2.2. L’isolement économique.- L’isolement politique amène avec le temps l’isolement économique- comme on l’a enregistré dans le cas de l’apartheid en Afrique du Sud. Déjà on a noté que l’industrie touristique en République dominicaine, le moteur actuel de l’économie dominicaine, commence à être affectée ; pas encore en grande proportion mais l’image du pays en souffre. Un peu partout, par exemple au sein des communautés migrantes aux États-Unis d’Amérique et à Porto Rico, il y a des protestations contre l’arrêt de la dénationalisation. De plus, il y a des manifestations dans des aéroports (Canada par exemple) pour dénoncer l’arrêt anticonstitutionnel adopté par la Cour constitutionnelle  à l’encontre surtout des Noirs, des migrants haïtiens et leurs descendants nés en République dominicaine. Aussi, on a noté que des voix se lèvent de plus en plus pour demander le boycott international du marché touristique de la République dominicaine. Tout ceci à cause de l’arrêt scandaleux du 23 septembre 2013.
3. De la révocabilité de l’arrêt controversé
On n’est pas obligé d’arriver à ce stade. Les autorités de la République dominicaine ont la capacité de stopper un boycott international contre leur pays. Elles ont toujours démontré, comme au temps des élections présidentielles, qu’elles ont le sens du compromis. En cette occasion si critique devant l’histoire, elles sont conviées à démontrer une fois de plus leur sens élevé du compromis et de faire preuve d’intelligence politique. On espère tous qu’elles rejettent l’arrêt de la discorde juridique, celui qui fait naître aujourd’hui toutes les peines et toutes les douleurs au peuple dominicain et qui fait regarder ce beau pays des Caraïbes avec un œil interrogateur. L’establishment de la République dominicaine peut se ressaisir, on y croit. On s’attend même à une bonne nouvelle, venant de Santo Domingo, au cours des prochains jours, des prochaines semaines. Un boycott des activités touristiques en République dominicaine touchera toutes les branches de son économie. Comme Haïti, ce pays a besoin de plus en plus d’investissements pour stabiliser le marché et l’économie et moderniser la vie nationale. Loin s’en faut, une baisse d’investissements en terre dominicaine aura des répercussions, par exemple, sur la main-d’œuvre haïtienne et d’origine haïtienne et, par ricochet, sur les relations commerciales entre les deux pays. Il est un devoir pour nous tous de ne pas laisser la République dominicaine sombrer dans l’isolement international. En ce sens, nous avons intérêt à encourager les autorités dominicaines à respecter les principes de l’État de droit et la reconnaissance des droits inaliénables à toute personne de porter un nom et des prénoms peu importe leur résonnance phonétique et d’avoir une nationalité dans la réalité des faits. Les lois en vigueur au sein des États formant la communauté internationale empêchent à un État quelconque d’enlever la nationalité à un groupe de nationaux, citoyens et citoyennes, peu importe leur ethnie d’origine et la couleur de leur peau. L’État de droit, la démocratie ne riment pas ou ne doivent pas rimer avec la discrimination.
Au moment où les membres de la Commission haitïano-dominicaine de haut niveau sont en pourparlers sur un grand nombre de questions fondamentales, il est à espérer que la République dominicaine renonce à cet arrêt qui affecte la bonne renommée du pays de Gregorio Lúperon, d’Ulises Heureaux, de Máximo Gómez, de Juan Bosch, de José Francisco Peña Gómez et de Juan Luis Guerra. Ce sera une décision politique réaliste et raisonnable, ce sera également un geste de bonne volonté qui marquera à jamais les annales de la diplomatie.
C’est un mythe de croire que l’arrêt 0168/13, cette sentence aussi illégale qu’anticonstitutionnelle de la Cour constitutionnelle, est irrévocable. On a déjà vu des Cours de cassation dans plusieurs pays et la Cour suprême des États-Unis d’Amérique revenir sur leur décision face à l’évidence qu’elles se sont trompées sur un point particulier de droit. C’est le cas de la Cour constitutionnelle, qui, d’ailleurs, n’est pas la plus haute cour de justice en République dominicaine, qui s’est trompée sur toute la ligne. On peut ajouter pour plaider son innocence qu’elle s’était trompée de bonne foi. Encore, on peut dire que son égarement vient de sa jeunesse. En effet, cette Cour constitutionnelle n’a que trois ans d’existence.
Sur le plan strict du droit, on doit rappeler que l’arrêt TC 0168/13 viole la Constitution dominicaine et les lois ordinaires, ainsi que les principes du droit international. De plus, la Cour constitutionnelle a jugé un cas d’espèce pour lequel elle n’était pas compétente. Du point de vue constitutionnel, comme l’a souligné en lettres indélébiles le vote dissident de l’un des deux juges de la Cour constitutionnelle, en l’occurrence Me Katia Miguelina Jimenez Martinez, l’affaire Julia Deguis (qui a été le prétexte choisi pour légiférer tant sur la migration et les politiques migratoires que sur la descendance haïtienne en République dominicaine) contre la Junte Centrale électorale relève du Tribunal supérieur administratif, non de la Cour constitutionnelle. Donc le fait même que la Cour constitutionnelle soit incompétente pour décider sur une affaire d’essence administrative, c’est-à-dire qui ne relève pas de son ressort, constitue déjà une porte ouverte pour prononcer l’invalidité de la sentence, qui a déjà fait couler beaucoup d’encre. En d’autres termes, il y a matière suffisante pour déclarer la nullité juridique de l’arrêt 0168/13. Se défaire de cet arrêt encombrant, c’est renforcer l’Etat de droit et la démocratie.
C’est à cette décision de sagesse que je convie les autorités dominicaines, à l’intérieur et à l’extérieur du pouvoir. Ainsi, elles libéreront leur pays d’un possible boycott international. D’autre part, la République dominicaine ne sera plus perçue par la communauté internationale comme un État qui favorise l’apartheid légal contre une minorité ethnique, un groupe social visible qui faisait progresser la société dominicaine dans divers domaines. Au final, cette décision intelligente permettra à l’État dominicain d’améliorer ses relations diplomatiques et commerciales avec Haïti, le voisin le plus proche. On est tous appelés à entendre la voix de la raison pour changer et dominer son destin !
Par Watson Denis, Ph.D.(((((( watsondenis@yahoo.com Professeur d’histoire de la Caraïbe et de relations internationales à l’Université d‘Etat d’Haïti (UEH)
Le Nouvelliste | Publié le : 17 janvier 2014
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