Mystérieux Occident

Mystérieux Occident

 

À Jean-Claude Fignolé

C’était bien la première fois depuis que j’avais repris les affaires familiales en main, une vieille fabrique d’alcool couverte de dettes, que je recevais une aussi grosse commande. Cela avait peut-être été de la folie d’abandonner un job bien rémunéré à la Banque Nationale pour venir m’enterrer dans un coin aussi reculé, presque en dehors de toute civili- lisation, mais mon ras-le-bol de la capitale m’avait poussé à cette extrémité.
L’entreprise avait certainement connu de belles heures dans le passé, du temps de mon grand-père, mais ce n’était plus le cas et ceci depuis belle lu- rette. La Décosar & fils faisait face aujourd’hui à toutes sortes de problèmes financiers qui, non ré- solus dans l’immédiat, nous entraîneraient droit vers la faillite.
La banqueroute nous pendait donc au nez. Et cette commande de cent barils d’alcool était provi- dentielle. C’était la raison pour laquelle j’avais de- mandé à mes ouvriers de faire des heures supplé- mentaires, en ce début du mois de mai, et ceci, malgré la grande fatigue que je lisais sur leur vi- sage.
Si je réussissais ce pari de livrer cette commande d’alcool dans les quarante-huit heures à ce grand fabriquant de rhum de la capitale, j’allais être payé rubis sur l’ongle et cet argent allait nous permettre d’éponger toutes nos dettes. L’usine serait sauvée et avec elle, les habitants de cette petite bourgade où étaient nés mes grands-parents maternels.
Un salaire décent, c’est ce que je voulais offrir à ces villageois afin qu’ils n’aient aucun souci du lendemain.
L’usine travaillait donc, ce jour-là, à plein régi- me, dans une ambiance de surexcitation générale. Mes employés, conscients de l’enjeu, ne rechi- gnaient pas à la tâche.
Tout semblait aller pour le mieux quand sou- dain…
Les machines s’arrêtèrent de tourner dans un confus murmure de protestation tandis que les lu- mières s’éteignaient les unes après les autres.
Je restai assis à mon bureau, subitement plongé dans l’obscurité, abasourdi et maudissant la mal- chance qui semblait s’acharner sur cette petite loca- lité de la Grand’Anse.
Je savais que mon premier réflexe aurait dû être celui de rejoindre mes ouvriers afin de les rassurer ; maintenir le moral des troupes, quoi ! Mais, je n’a- vais même plus ce courage-là. Cette panne de cou- rant allait nous être fatale !
Les coudes sur mon bureau et la tête entre les mains, je me demandais ce que j’allais bien pouvoir dire ou faire pour empêcher le désespoir de gagner du terrain dans les cœurs de mes valeureux travail- leurs. Sans cette usine, ceux-ci seraient obligés certainement de prendre le large (dans le vrai sens du terme) et risquer leur vie en traversant l’océan pour se rendre sur les côtes de la Floride ou encore ils partiraient pour la capitale grossir le nombre des habitants qui croupissent dans la misère, dans d’af- freux bidonvilles.
Je connaissais la nature de cette panne ! Inutile de me leurrer. Le vieux Delco, tout essoufflé après des années de bons et loyaux services, avait certainement rendu l’âme, à en croire le bruit de ferraille que j’avais entendu juste avant qu’il ne s’arrête. Face à cette catastrophe que je redoutais depuis plusieurs jours déjà, puisque que j’entendais racler et tousser le vieux moteur, je ne pouvais rien. Le malheur était arrivé bien évidemment, comme tout malheur qui se respecte, au plus mauvais mo- ment.
Je baignais encore dans mes sombres pensées quand j’entendis frapper à la porte.
Et voilà! Il fallait bien faire face à la situation.
Henriette Robinson, la vieille secrétaire (trente ans de service, c’est toute une vie !), balaya mon bureau du faisceau lumineux de sa lampe de poche et me découvrit piteusement assis dans le noir. J’étais abattu, complètement abattu !
– Ah, Monsieur Fils-Aimé, vous êtes là ! s’excla- ma-t-elle de sa voix un peu chevrotante. Paul, le mécanicien de l’usine, vous cherche partout comme un fou. Il a pu identifier la source du problème et il veut vous montrer la pièce défectueuse…
– Dites-lui… que… je le rejoins dans une minute à l’entrée de l’usine, l’interrompis-je. Au moins, nous bénéficierons de la lumière du jour, ce sera bien moins déprimant pour nous.
Madame Robinson partie, je n’eus que quarante secondes pour chercher les mots les plus appropriés pour faire comprendre à mon personnel que l’espoir de pouvoir redonner un souffle nouveau à l’entre- prise venait tout juste d’expirer. Ah, que c’était dur ! Je voyais déjà leur mine défaite et je me sen- tais terriblement déprimé face à mon impuissance de pouvoir redresser la situation. J’avais joué et j’avais perdu ! Il faut croire que le destin de la vieille usine familiale n’avait jamais été autre que d’être fermée après la mort de son fondateur, le sieur Démosthènes Décosar, plongeant ainsi des fa- milles entières dans le désespoir.

♦ ♦ ♦
Paul m’attendait au lieu dit, entouré des ouvriers qui se passaient et repassaient la pièce défectueuse comme si le fait pour eux de la regarder avec une attention accrue ou de la palper pouvait lui redonner une seconde vie, un second souffle.
– Voilà la cause de notre malheur, me dit-il, la mine soucieuse. C’est le carburateur de la généra- trice. Il n’en pouvait plus et nous a fait ses adieux. Nous l’avons tellement tripoté par le passé que main tenant il n’y a plus moyen de faire grand-chose.
Je poussai un soupir de découragement à fendre l’âme en pensant qu’avec un peu de chance la panne aurait bien attendu demain.
Je pris le carburateur des mains de Paul et le tournai et le retournai dans tous les sens moi aussi pour essayer de comprendre non son mécanisme, mais celui de la vie et plus précisément du destin.
– C’est fichu ! finis-je par lâcher après de lon- gues minutes de silence. Pour en acheter un autre, il faudrait se rendre à la grande ville, à Jérémie. Mais, à cause de la saison pluvieuse, les routes sont tota- lement défoncées. Cela prendra à la vieille Land Rover pour nous y emmener, si elle ne nous lâche pas en route, elle aussi, au moins sept heures et autant pour en revenir. Donc, quatorze heures de route en y ajoutant les deux ou trois heures de répa- ration de la génératrice, cela fera plus de dix-sept heures de retard. Et, M. Francis avait été formel :
« Une minute et de retard et vous perdez la par- tie ! avait-il averti dès le départ, car je ne peux per- dre de temps. Mon rhum doit être prêt pour l’expor- tation sans quoi moi aussi je perds un important contrat signé avec une compagnie étrangère. »
Dix-sept heures de retard ? Une perte sèche pour tout le monde.
Autour de moi la mine abattue de mes hommes faisait pitié.
– Êtes-vous certain, Monsieur Fils-Aimé, qu’il n’y a aucun moyen de demander à M. Francis un nouveau délai ? questionna Paul, qui gardait encore un espoir de pouvoir sauver la situation.
– Non, cher ami, tous nos délais sont maintenant épuisés. Si la distillerie devait ne compter que sur nous, elle aussi crierait faillite. M. Francis a des deadlines à respecter, il ne va certainement pas mettre sa crédibilité en jeu pour nous faire plaisir. Il a beau être un ami, il a beau vouloir m’aider, en tout il y a une limite. C’en est fait de nous ! La Cham-blain & Co, notre principal concurrent, va nous damer le pion, et ceci, de la belle manière ! Mes- sieurs, je suis réellement désolé, ajoutai-je la mine déconfite, notre belle aventure s’arrête là !
– Monsieur Fils-Aimé, intervint Cyprien, mon chauffeur, un pli soucieux lui barrant le front, peut-être que je pourrais faire de mon mieux pour couvrir le trajet en cinq heures plutôt qu’en sept.
– Non, non et non, ce serait trop dangereux. Je risque d’avoir des morts sur les bras et ça, j’aime- rais bien pouvoir m’en passer. Et puis, économiser seulement deux heures servirait à quoi ?
– Si nous avions un hélicoptère, cria quelqu’un bravant le ridicule.
L’hilarité fut générale.
– Bien sûr, pourquoi pas un avion à réaction pendant qu’on y est ? rétorquai-je un sourire iro- nique sur les lèvres, quand on n’a pas ces jours-ci de quoi nous payer une mule et que la paye du mois dernier est toujours en souffrance.
J’avais à peine terminé ma phrase qu’un petit-vieux presque égrotant, dénommé Sylvain, se leva et dit, le plus sérieusement du monde :
– Patron, en tout cas cela ne vous coûtera rien du tout de demander à Occident de vous rendre ce ser- vice lui, il peut faire mieux que l’hélicoptère !
Son drôle de verbiage, à mon grand étonnement, souleva un tonnerre d’applaudissements ; tandis que moi j’étais totalement abasourdi.
Sur le coup, je me dis que celui-là avait peut-être reçu un coup sur la tête ou était déjà sénile. Je me reprochais même de ne l’avoir pas compris depuis le moment où j’avais pris la direction de l’entre- prise. L’avoir gardé dans les rangs de nos salariés tenait de la folie. Vu son grand âge (il paraissait avoir au moins soixante-dix ans), il aurait dû être à la retraite depuis de nombreuses années.
Alors que nous évoquions des moyens de loco- motion hyper sophistiqués, lui parlait du garçon de courses, répondant au nom pompeux de Occident Permanent, affecté à l’achat des provisions alimen- taires pour la préparation du lunch du personnel de la compagnie. Lesdits achats couvraient un péri- mètre ne dépassant pas les limites de notre petit quartier qui ne comprenait qu’une rue principale longue d’à peine un demi-kilomètre.
J’éclatai de rire bruyamment devant le comique de la situation. Mais, curieusement, le reste de l’as- sistance ne suivit pas mon exemple.
– Ah, Sylvain, dis-je, en essayant de reprendre mon sérieux, je crois que vous êtes très fatigué et avez besoin de repos, beaucoup de repos ! À votre âge, il n’est peut-être pas recommandé de faire des heures supplémentaires. Il vaudrait mieux que vous rentriez chez vous. Quelques semaines de vacances ne vous feront certainement pas de mal.
Par respect pour ses cheveux blancs et craignant de froisser sa susceptibilité, j’avais évité d’emplo- yer le mot retraite.
À mon grand étonnement, il ne cilla pas. Et c’est d’une voix calme et assurée qu’il répéta :
– C’est vrai, Monsieur Fils-Aimé, aussi incro- yable que cela paraisse, Occident peut vous rendre ce service s’il le veut bien, et ceci, en dix minutes !
Je m’esclaffai de nouveau.
– Ne riez pas, voyons, ceci est loin d’être une plaisanterie ! protesta-t-il.
Un murmure d’approbation s’éleva de la petite assemblée.
Je balayai l’assistance d’un regard stupéfait en m’attardant sur Madame Robinson, qui avait été, jusqu’ici, la personne la plus rationnelle que je con- naisse et qui ne semblait pas s’émouvoir de tels pro- pos.
J’avais peine à croire que des gens que je tenais en haute estime pouvaient prêter foi à de telles sor- nettes.
J’émis un petit rire nerveux pour cacher ma gêne.
– Sylvain, mon vieux, si tout cela est une plai- santerie, je la trouve grotesque !
– Non, Monsieur Fils-Aimé, jamais je ne me serais permis de me moquer de vous. Vous êtes mon patron et j’ai pour vous un profond respect. Ce que je vous ai dit est très sérieux. Moi, Sylvain Hostile, du haut de mes soixante-douze ans, je vous répète que le sieur Occident Permanent, garçon de courses de son état, peut vous faire cette commission en dix minutes bien comptées, si ce n’est moins.
Face à une telle assurance, je perdis mon sourire. Sur mon visage on ne pouvait lire que de la cons- ternation.
Du regard, j’interrogeai l’assistance.
– Oui, tout cela est bien vrai ! Me sembla-t-il lire dans toutes ces paires d’yeux braqués sur moi.
Un silence de mort plana soudain. Le souffle court et la respiration haletante, je posai de nouveau mon regard sur Sylvain, guettant le doute que je ne tarderais pas à percevoir.
Hélas, rien n’y fit !
J’avalai péniblement ma salive tandis que les muscles de ma mâchoire tressautaient de nervosité. Une telle assurance de la part de mon personnel avait de quoi me déstabiliser. Je ne savais plus que penser et bien malgré moi, en dehors de toute ratio- nalité, un espoir fou naissait. Et si Sylvain disait vrai ! Puis, la seconde suivante, l’homme pragma- tique que j’étais assassina très vite cette pensée délirante.
– Allons, messieurs, allons, il ne faut pas exa- gérer. Le canular n’a que trop durer ! m’entendis-je prononcer alors que mon cœur cognait sourdement dans ma poitrine. Ce n’est nullement le moment de perdre de vue la réalité…
– Sylvain à raison, Patron, lâcha soudain Paul qui avait gardé un silence prudent depuis quelques minutes. Occident est capable de vous rendre ce ser- vice. Je… je crois… qu’il est mystique. Il a le don d’ubiquité. Il peut parcourir des distances incro- yables en quelques secondes. Nous l’avons déjà vu à l’œuvre. Tenez, pas plus tard que la semaine der- nière, il a sauvé la fille de Madame Simonize. Celle-ci avait une fièvre carabinée, et le médecin avait averti que si on ne lui administrait pas un médicament dans les dix minutes, il ne répondrait plus du cas. Et ce remède, on ne pouvait le trouver qu’à Jérémie, la grande ville. Eh bien, Occident a réalisé la prouesse de rapporter celui-ci en moins de six minutes, sauvant ainsi la petite d’une mort cer- taine.
Un tonnerre d’applaudissements éclata.
– Mais comment est-ce possible ? explosai-je. Vous êtes tous devenus fous ! Personne ne peut réaliser pareille chose. Faire en dix minutes, sans moyen de locomotion, ce qu’une Jeep ferait en qua- torze heures ! Voyons, Paul, je vous croyais plus sensé que les autres, mais il semble que je me suis lourdement trompé sur votre compte.
– Eh bien, Monsieur Fils-aimé, il ne tient qu’à vous que de vérifier tout de suite mes dires. Il suffit de faire venir Occident, et il vous confirmera lui-même les faits.
Un murmure d’approbation secoua la foule.
Vaincu par les arguments de Paul, je demandai de m’amener le fameux Occident.
Ledit Occident arriva, tout penaud, bousculé par deux de ses camarades qui le forçaient littéralement à avancer vers moi. Vraiment, ne payait pas de mine ! Il tripotait nerveusement son vieux chapeau de paille qui, très certainement habitué à ce genre de traitement, se retrouvait tout à fait informe.
Cet homme, je le connaissais depuis ma plus ten- dre enfance, mais soudain ce fut comme si je le voyais pour la première fois.
Il me sourit de ses dents noircies par le tabac et le café.
Je le regardai longuement sans pouvoir formuler ma question tant une telle chose me paraissait incro- yable.
Sylvain tapa légèrement des mains pour m’in- citer à agir. Le temps pressait. Les minutes fuyaient à vive allure et si je voulais encore sauver l’usine, il était préférable que je me dépêche.
– Bon, dis-je résigné, Occident, il nous faut… il nous faut…
Les mots refusaient de franchir le seuil de mes lèvres.
Autour de moi, un murmure d’impatience s’éle- va.
Je me jetai à l’eau.
– Voilà, Occident…
Je me raclai la gorge et affermis ma voix.
– Occident… il nous faut nous rendre à… Jéré- mie afin de nous procurer un carburateur neuf pour le Delco… En combien… de temps pourrais-tu… (Je pouffai de rire, conscient de toute l’absurdité d’une telle question) nous rendre ce service ou plutôt… combien de temps… te faudrait-il pour te rendre là-bas ?
Si jusque-là j’avais cru à une farce, eh bien, j’eus tout de suite la preuve du contraire. Le plus sérieusement du monde, Occident me regarda droit dans les yeux et déclara :
– Seulement dix minutes, Patron, l’aller-retour !
Mon ahurissement, en entendant ces mots, était quelque chose d’inénarrable. Car, jusqu’à la der- nière seconde, j’avais cru qu’il allait m’avouer que son présumé don d’ubiquité n’était que pure légende.
– Vous n’êtes pas en train de vous moquer de moi par hasard ? insistai-je, toujours incrédule.
– Non, Monsieur Fils-Aimé, je ne me serais jamais permis de faire une chose pareille. Donnez-moi l’ancienne pièce et l’argent de la neuve, que j’achèterai au magasin de Monsieur Drouin, et dans dix minutes je serai de retour.
Un lourd silence, troublé seulement par le chant de quelques oiseaux totalement étrangers à notre petit drame, plana sur l’assistance.
Puis, subitement, je pris une décision. Sans quitter Occident des yeux, je claquai des doigts et ouvrit la main en direction de Madame Robinson qui assistait à la scène comme fascinée. Elle sur- sauta et comprit tout de suite ce que j’attendais d’elle. Elle s’en alla au pas de course.
Elle revint quelques secondes plus tard, mon chéquier en main, toujours avec la même vélocité.
Il y avait comme de l’électricité dans l’air !
J’émis, exprès, un chèque à l’ordre du sieur Arthur Drouin pour pouvoir vérifier par la suite que tout ceci n’était pas du bluff (pour ne pas me faire flouer, je détestais l’idée qu’on me prenne pour un imbécile) car j’allais demander à ma banque de bien vouloir m’expédier le document endossé par ledit commerçant.
Je remis à Occident le chèque et lui tendit le sac de toile dans lequel Paul avait fourré la pièce usée en lui spécifiant qu’il fallait absolument qu’il re- vienne avec une facture ou un reçu portant l’en-tête du fournisseur.
Sans se départir de son calme et de son assu- rance, Occident, main en visière, me fit un petit sa- lut, comme un soldat à son supérieur, vérifia le con- tenu du sac puis, prestement, se dirigea vers le plus grand arbre de la cour.
Hypnotisés, nous le suivîmes, collés à ses bas- ques, tel un essaim d’abeilles bourdonnantes.
Occident se mit face à l’arbre, ferma les yeux, fit une courte prière et tout à coup : Paffffff !!!! il ne resta plus que ses chaussures sur place.
La chose la plus incroyable du monde s’était produite, là, sous mes yeux !
Disparu, Occident avait disparu ! Mais, comment avait-il pu réaliser ce tour de force ?
D’émotions, je tremblai de tous les membres de mon corps.
Autour de moi, un tonnerre d’applaudissements éclata tandis que fusaient des sifflements admiratifs.
Ce spectacle abasourdissant avait vraiment eu lieu. Ma stupéfaction était à son paroxysme. Jamais je n’aurais cru, de toute ma vie, pouvoir assister à un tel phénomène. Vraiment, Haïti était un pays plein de mystères.
Inutile de dire que les dix minutes qui suivirent, cet instant unique, furent les plus longues de toute mon existence.
Taraudé par une angoisse nouvelle, car main- tenant j’appréhendais l’échec de cette incroyable mission, mes yeux faisaient un va-et-vient incessant entre les chaussures du « magique » Occident et le cadran de ma montre.
Le suspens était effroyable et la tension, presque palpable, à son plus haut niveau. Madame Ro- binson, qui s’était laissée prendre au jeu, se tordait les mains à se faire mal. Sur son front perlaient de fines gouttes de sueur.
Sylvain et Paul, de leur côté, étaient confiants et sur leur physionomie régnait le calme de leurs certi- tudes. Un calme que je leur enviais et qui témoi- gnait d’une certaine habitude de ce genre d’évène- ment.
Neuf minutes et demie plus tard, un vent se leva brusquement et des feuilles tourbillonnèrent au-dessus des chaussures d’Occident. Et, soudain, je constatai éberlué que la vieille paire de chaussures se remplissait de son « propriétaire ». C’est bien l’effet que cela me faisait de voir apparaître les pieds, les jambes, le tronc et bientôt l’homme lui-même en son entier.
Les ouvriers poussèrent des cris hystériques, des hourras de victoire et portèrent Occident en triom- phe tandis que Madame Robinson, telle une chiffe molle, s’affaissait sur le sol en terre battue, terrassée par une syncope fort compréhensible.
Deux hommes se précipitèrent à son secours et voulurent la porter à l’infirmerie. Mais, elle revint subitement à elle et refusa de quitter les lieux d’un fait si spectaculaire. C’était clair qu’elle ne voulait rien perdre de la suite.
Quand les pieds d’Occident purent enfin toucher terre, il me tendit, hilare, d’abord la facture portant l’en-tête du magasin dont je vérifiai tout de suite l’authenticité et ensuite, la nouvelle pièce luisante comme un sou neuf.
Je m’emparai de cette dernière, les mains se- couées de trémulations. Puis, pris d’euphorie, je la brandis au-dessus de ma tête, tel un trophée, sous les applaudissements frénétiques de la foule en liesse.
Madame Robinson pleurait de joie.
Je me signai par trois fois pour rendre grâce au Ciel, tant j’étais heureux, que tout cela n’ait pas été que galéjades.
Aussi incroyable que cela paraisse nous n’avions pas eu peur du phénomène lui-même. Ce que nous avions craint le plus c’était surtout l’échec de cette surprenante mission.
Par ce prodigieux tour de magie, Occident venait de sauver non seulement l’usine, mais surtout la vie de tous les habitants de notre petite bourgade qui n’avaient d’autres sources de revenus que celles que leur fournissait cette vieille entreprise.
Je félicitai chaleureusement Occident et lui of- fris, immédiatement, un bonus et une substantielle augmentation.
Quand je lui demandai le secret de son extraor- dinaire don, il me répondit simplement que c’était quelque chose d’héréditaire, car son grand-père et son père avaient réalisé des choses bien plus spec- taculaires.
La réponse était très évasive, mais je n’insistai pas, trop content pour le moment de la tournure des évènements, me promettant de revenir un jour sur le sujet quand j’aurais résolu tous les problèmes de la Décosar & fils.
Je doute fort que cet homme, ce mystérieux Oc- cident, veuille bien me livrer son secret. Mais, je pense que cela ne me coûtera rien au moins d’es- sayer d’en savoir plus sur un phénomène bien de chez nous. Je me rendais compte brusquement que ma longue vie de citadin m’avait tenu en dehors de tout le mysticisme qui prévalait dans nos villes de province.
Quand je racontai toute cette histoire à ma fem- me en rentrant chez moi, tard dans la nuit, après avoir livré la commande à Monsieur Francis, elle prit peur, poussa de hauts cris et me pria de me méfier de cet homme qui était un « continent » tota- lement inconnu et peut-être même le diable en personne !
Je convins avec elle qu’un individu comme ce- lui-là ne courait pas les rues. Mais, s’il était vrai- ment un diable, c’en était un de souriant que, au moins, personne ne craignait, un qui savait faire des heureux sans rien demander en retour, un que cha- cun de nous aimerait rencontrer une fois dans sa vie.
Haïti est une terre qui recèle tant de mystères !

Miami, Floride, le 14 septembre 2006