Au-delà des classes et des castes

Au-delà des classes et des castes

 

Le premier article, paru en mai dernier sur le thème des classes et des castes, a été accueilli avec tant d’enthousiasme que j’ai pensé lui donner un suivi avec ce deuxième volet. Je remercie tout d’abord les directeurs de publications qui ont accepté de lui faire une place dans leurs colonnes de journaux ou leur site internet. Merci également aux lecteurs qui m’ont écrit pour me faire part de leur intérêt et surtout à ceux qui ont fait lire le texte à des personnes de leur entourage ou l’ont retransmis à d’autres internautes.

 

Tout en me disant que le sujet méritait qu’on en parle, j’avais tout d’abord marqué un temps d’hésitation avant de l’aborder. Je m’étais dit, en premier lieu, que le thème lui-même était quelque peu délicat et que des lecteurs pourraient trouver certaines vérités dérangeantes. En second lieu, je me suis interrogé sur l’actualité du sujet, mais j’ai fini par me dire qu’en dépit de ma longue absence du pays, quelques-uns des aspects fondamentaux des relations sociales n’avaient sans doute pas beaucoup évolué en Haïti. J’ai été vite rassuré, sur ce point, par un courriel reçu d’un jeune de trente ans, vivant encore en Haïti ; il appuyait mes conclusions en précisant qu’il avait « eu la chance de fréquenter toutes les couches de notre société ». Quelqu’un d’autre m’a toutefois reproché d’avoir sous-estimé la valeur du marxisme en disant que ses théories étaient difficilement applicables en Haïti ; j’en prends acte et j’y reviendrai. Lecteurs et lectrices qui résidez en Haïti et ailleurs, universitaires américains qui m’avez écrit pour demander des éclaircissements ou exprimer votre amitié pour mon pays, je vous dis à tous que je suis heureux de m’asseoir en votre compagnie autour de cette table de discussion, où l’échange des idées fera peut-être un jour jaillir la lumière.

 

Les lecteurs les plus enthousiastes m’ont dit qu’ils souhaitaient lire davantage sur le thème des classes et des castes, en me demandant d’approfondir l’analyse. Sans prétendre à moi seul « vider la question », pour reprendre l’expression de l’un d’eux, je proposerai cette fois, en guise d’illustration, une anecdote que j’ai personnellement vécue. Il s’agit d’un incident dont j’ai été témoin comme officier de marine. Ayant reçu ma commission de sous-lieutenant juste avant l’âge de vingt ans, j’ai passé les neuf premières années de ma vie d’adulte dans l’armée d’Haïti, où j’ai eu l’occasion d’observer plusieurs aspects de la vie haïtienne. J’ai toujours considéré l’armée comme un microcosme de notre société, parce que, malgré la formation militaire, les officiers et soldats agissaient surtout en fonction des idées et des conceptions reçues dans leur famille ou leur milieu d’origine ; l’une des explications de ce phénomène serait, à mon avis, que les militaires haïtiens, formés dans la majorité comme soldats d’infanterie ou comme marins, aviateurs ou techniciens, étaient le plus souvent appelés à un rôle d’agent de « l’ordre public », auquel ils n’avaient pas vraiment été préparés, bien que la plupart de nos Constitutions aient stipulé que la Garde ou l’Armée d’Haïti était la principale, sinon la seule force de police du pays. En dehors des casernes, le militaire s’acquittait donc souvent de sa tâche selon les circonstances, de façon plutôt routinière, voire improvisée, en laissant a fortiori transparaître les normes et les valeurs de la société haïtienne, avec ce qu’elle comporte de bon et de mauvais. Je demanderai donc au lecteur de tenir compte de ces explications préliminaires, afin de saisir la pertinence de l’anecdote ci-dessous en ce qui concerne la problématique des classes et des castes.

 

Lors de l’invasion d’un groupe d’exilés en 1964 dans la presqu’île du Sud, un contingent de fusiliers marins fut dépêché en renfort sur les lieux. J’étais alors en poste aux Garde-Côtes d’Haïti. Revenu de mission, l’un de ces hommes, racontant l’aventure à ses camarades, dit à mon entendement : « Mwen te tande rebèl vin jete Divalye, lè m rive, mwen wè se yon bann nèg wouj. Mwen louvri zam sou yo. » (J’avais appris que des rebelles étaient venus renverser Duvalier, mais, à mon arrivée, j’ai vu qu’ils étaient des mulâtres. J’ai donc fait le coup de feu.) Il s’agissait d’un enrôlé que je connaissais depuis mon arrivée aux GCd’H, et que j’appellerai ci-après par ses initiales G.P. Soldat de métier, il éprouvait une grande aversion pour les Tontons Macoutes et, lorsqu’il se sentait en confiance, ne manquait pas de dire ce qu’il pensait du régime.

 

G.P. s’était rendu compte que Duvalier, bien que noir et se faisant passer pour défenseur des masses, n’avait, outre la couleur, rien de commun avec lui. Ce chef d’État s’enrichissait au pouvoir avec ses acolytes, dont des officiers de haut rang tout à sa dévotion, sans jamais améliorer le salaire ou les conditions de travail des enrôlés ou des gagne-petit comme lui (notion de classe). Pourtant, G.P. n’était pas non plus prêt à accepter l’accolade de ceux en qui il voyait des cadets d’une aristocratie mulâtre déchue (notion de caste) récemment recyclés dans le camp de la libération. J’ai donc tout de suite compris, en entendant les propos de G.P., que ce n’était pas par loyauté envers le nouveau riche Duvalier ni par discipline militaire qu’il avait fait le coup de feu, mais à cause de sa méfiance viscérale vis-à-vis de ces attaquants qui appartenaient à l’autre caste.

 

Vous l’avez sans doute déjà deviné : G.P. voulait aussi dire autre chose. Heureusement, à ce moment-là, les murs n’avaient pas d’oreilles et l’incident ne fut pas rapporté à Duvalier, qui, méfiant de nature et habitué à lire entre les lignes, aurait tout de suite saisi le double sens du propos. Je m’imagine l’ombrageux Chef suprême et effectif des Forces Armées d’Haïti, interrogeant ce fusilier marin, lui demander de sa voix nasillarde : « Kouman, ou pa t ap louvri zam tout jan ? » (Comment, n’auriez-vous pas fait le coup de feu de toute façon ?). Mon malheureux confrère aurait alors mieux fait de trouver la bonne réponse pour rassurer le dictateur, sous peine de passer un très mauvais quart d’heure.

 

Peut-on envisager un scénario où ce fusilier marin n’aurait pas fait le coup de feu, ou aurait retourné son arme ? Pour avoir personnellement connu cet homme, et ayant moi-même été militaire de carrière, je répondrai par l’affirmative.

 

Dans l’histoire de plusieurs pays, on a parfois vu arriver un moment décisif où, au cours de l’action, le militaire se sent mandaté par le peuple pour désobéir au gouvernement. Ce fut le cas des Cosaques, lors de la révolution d’octobre 1917 en Russie ; ce fut le cas lors du départ de Paul Magloire en 1956, quand les officiers de son état-major lui montrèrent le chemin de l’exil, face à la prise de position ferme et sans équivoque de tous les secteurs politiques du pays ; ce fut encore le cas de soldats de l’armée cubaine qui, en 1957,  rallièrent le mouvement issu de la Sierra Maestra ; ce fut le cas lors du soulèvement des forces armées vénézuéliennes au milieu de la grogne populaire, entraînant le renversement du général-président Pérez Jiménez en 1958, suivi de l’instauration d’un régime démocratique ;  ce fut le cas lors de la Révolution des oeillets en avril 1974 au Portugal ; et lors de l’effondrement de plusieurs régimes staliniens en Europe de l’Est, etc.

 

Le moment décisif où l’armée bascule peut être celui où, devant une résistance collective inébranlable, un régime corrompu ne peut plus prétendre sévir contre une poignée de fauteurs de troubles agissant sans légitimité et sans l’appui de la population. C’est le moment où la nation, dans sa quasi-unanimité, décide de résister quoi qu’il en coûte à un gouvernement devenu l’ennemi public. C’est le moment où, selon un principe hégélien, une fois franchi un certain seuil quantitatif, il se produit soudain un changement qualitatif. Dans ce cas de figure, ledit changement qualitatif met en présence deux camps : d’un côté, une nation unie dans sa volonté de changement et, de l’autre, le gouvernement désormais dépouillé de toute légitimité. Malheureusement, le maître du Palais national depuis 1957 était trop bon disciple de Machiavel et s’était trop bien appliqué à toujours prévenir de pareilles conjonctures sous son gouvernement. Expert dans l’art de diviser les forces adverses, réelles ou imaginaires, il savait comme personne manipuler à son avantage les principales composantes du paysage politique.

 

Le jour J arrivé, l’officier de l’armée eût été mis en face de son serment d’allégeance qui commence par ces mots : « Je jure et promets fidélité à la République d’Haïti. Je jure de la servir et de la défendre contre tous ses ennemis quels qu’ils puissent être [italiques de l’auteur]. »… Je suis sûr qu’en la circonstance, G.P, ainsi que d’autres soldats et officiers que j’ai connus, aurions (permettez-moi cet accroc à la grammaire, mais vous m’avez compris) fait le coup de feu dans l’autre sens, car l’institution militaire, bien qu’instrument circonstanciel du duvaliérisme, en a toujours été une cible conceptuelle et l’une des principales victimes. Ce jour J n’est arrivé que des années plus tard, Jean-Claude ayant hérité du trône sans avoir hérité de l’astuce politique de François. Entretemps, il y eut beaucoup d’autres victimes… comme il y en a encore aujourd’hui après qu’on ait laissé Aristide et l’Américain démanteler l’Armée d’Haïti, et que chimères et kidnappeurs tiennent le haut du pavé. Une leçon à tirer des expériences vécues au cours des dernières années, en Haïti comme en Irak, c’est qu’une mauvaise armée vaut parfois mieux que pas d’armée.

 

Chez nous, la petite histoire raconte qu’à la veille du 7 février 1986, Jean-Claude Duvalier ordonna au Général Henri Namphy d’ouvrir le feu sur les foules à hauteur d’homme. Namphy de s’écrier alors, dans le bégaiement qu’on lui connaît : « Kouman? Apa ti gason an fou! » (Il est donc fou, ce bonhomme ?). La suite, on la connaît. Duvalier dut s’enfuir tandis que l’homme des rues criait « Vive l’Armée » et rebaptisait affectueusement Namphy du nom de « Chouchou ». Malheureusement, l’euphorie devait seulement vivre l’espace d’un matin, car le pouvoir change son homme…

 

Les explications ci-dessus étaient nécessaires à l’interprétation correcte des propos du fusilier marin G.P., propos qui relevaient, après tout, de l’environnement psychologique du militaire professionnel (c’est-à-dire non macoute) dans le contexte d’une dictature. Toutefois, en ce qui concerne le conflit de castes, ce cas n’était pas unique. L’auteur des « Vêpres Jérémiennes » relate, par ailleurs, un incident similaire au sujet de l’un de ces jeunes jérémiens débarqués dans le Sud en 1964. Ce rebelle, recherchant du soutien dans la population, s’entendit répondre par un prêtre noir qu’il avait connu autrefois : « Que venez-vous chercher ici, X ? Quelle sorte de révolution nous apportez-vous ? Je ne vous reçois pas, etc. ». La suite, on la connaît…

 

Les lecteurs qui m’ont écrit ont unanimement souhaité une amélioration de la situation sociale. Tous ont dit reconnaître l’existence du problème, ainsi que ses conséquences tout au long de notre Histoire. Pourtant, au fil des ans, les relations sociales semblent s’être tant soit peu améliorées. Il existe, certes, plus de chômage, mais on ne peut guère parler de discrimination à l’embauche, comme ce fut le cas autrefois, surtout après la Première Occupation américaine, jusqu’au gouvernement Paul Magloire, où cette discrimination s’exerçait encore de manière plus subtile. Pendant toutes ces années, des familles haïtiennes condamnées au chômage croupirent dans une misère « noire ». On raconte qu’une personnalité étrangère, de passage en Haïti, fut invitée à une réception offerte au Palais national par Elie Lescot. Promenant son regard dans la salle remplie de hauts fonctionnaires, cet invité d’honneur aurait demandé : « Mais, où est donc la République noire ? ».

 

On peut dire, de nos jours, que le préjugé de caste a perdu du terrain sur le plan institutionnel. Sur le plan individuel, il semble devenir de moins en moins acceptable et le jeune mulâtre ne dit plus aussi facilement au jeune noir « Tu es mon frère, mais tu ne seras pas mon beau-frère. » Pour rendre à César ce qui lui est dû, j’avouerai que les trois décennies de duvaliérisme y ont peut-être été pour quelque chose. Pourtant, les vieux réflexes peuvent avoir la vie dure. On verra, par exemple, surgir les mêmes signes de polarisation à l’occasion de crises politiques ou sociales, quand on attribuera aux « noirs » la seule responsabilité de la mauvaise gouvernance du pays depuis 1946. D’autre part, on associe, dans certains cas, le phénomène récent du kidnapping et particulièrement la cruauté gratuite envers les victimes (dont des enfants) à une haine sociale non avouée. Le mal ne serait donc pas encore éradiqué.

 

Bien qu’il soit difficile de préconiser des formules toutes faites, il me semblerait qu’une prise de conscience réelle et un effort soutenu, à la fois sur le plan individuel et institutionnel, pourraient nous rapprocher d’une solution durable. Il y a un peu plus de deux cents ans, l’Histoire nous enseignait qu’ensemble nous pouvons réaliser de grandes choses. Au-delà des conflits entre affranchis et esclaves, entre noirs et mulâtres, et entre riches et pauvres, nous savons pertinemment, depuis le miracle de l’Indépendance, que le meilleur remède contre la division a été pour nous dans l’action collective salutaire. À l’heure actuelle, aucune menace extérieure n’est clairement brandie contre nous, mais la plus grande ennemie de notre souveraineté pourrait être notre propre incapacité à progresser ensemble et par nous-mêmes, alors que ce ne sont pas les besoins qui manquent. Les initiatives devraient être, elles aussi, au rendez-vous avec le double but de répondre à ces besoins et de nous rapprocher entre Haïtiens dans un effort collectif capable, comme au temps de nos ancêtres, de cimenter le corps social.

 

Voici, seulement à titre d’exemple, quelques activités qui pourraient faire l’objet d’initiatives privées ou gouvernementales dans différents domaines ; plusieurs de ces projets existent déjà sur le papier, ou sont en cours d’exécution, du moins à petite échelle ; il s’agirait alors de faire tâche d’huile en les multipliant ou en les amplifiant : construction de logements sociaux sur des terrains acquis à l’aide de cotisations personnelles ou mis à disposition par l’État ; brigades d’alphabétisation, composées de salariés et de volontaires, déployées dans les villes et dans les coins reculés du pays ; travaux agricoles, comprenant le reboisement et la récupération de terres abîmées par l’érosion ; construction de routes ; constitution d’un ou plusieurs fonds de soutien pour aider les initiatives en Haïti, fonds qui seraient en grande partie financés par une contribution régulière des Haïtiens de la Diaspora ; constitution de groupes de défense pour assurer la police citoyenne et aider à l’éradication du banditisme ; enfin, tout ce qui peut, pourquoi ne pas le dire, aider à un large projet de sauvetage national.

 

Sur le plan individuel, nous devrions tous garder à l’esprit qu’en unissant nos efforts dans l’action, nous ne faisons pas que venir matériellement au secours de notre patrie moribonde, mais que nous sommes en train de nous reconstruire une identité collective plus saine et plus cohérente. Nous devrions avec fierté nous assumer comme Haïtiens et comme Noirs, comme le déclarait déjà notre première Constitution. Je vis depuis des années aux États-Unis, où la solidarité entre nos frères de race est remarquable. Elle commence à se manifester par un simple bonjour dans les rues entre les « brothers » et « sisters » , sans qu’ils n’aient besoin de se connaître, pour aller jusqu’à une solide cohésion politique voire électorale, en passant, au besoin, par un sursaut spontané quand il s’agit de s’opposer en masse aux abus de la police. Les noirs américains, quelle que soit leur teinte épidermique, assument collectivement leur négritude. Ils ne tolèrent pas qu’on les distingue selon leur degré de métissage, ce qu’ils considèrent comme dangereux et cause potentielle de division et d’affaiblissement. Il existe entre eux des différences de statut économique (classes), dues avant tout à ce qu’ils appellent l’éducation, grâce à laquelle ils arrivent à gagner plus ou moins bien leur vie. Mais ils se revendiquent à l’unanimité comme des descendants d’esclaves, et ce n’est qu’occasionnellement, de façon accidentelle et secondaire, que vous apprendrez d’un tel qu’il est arrière-petit-fils d’un maître blanc. Malcolm X, leader des années 60 bien connu aux États-Unis et à travers le Tiers-Monde, disait détester chacune des gouttes de sang blanc qui coulaient dans ses veines, héritage d’un maître qui avait violé sa grand-mère.

 

Chez nous, au contraire, une fois l’oppresseur blanc chassé, les élites se sont évertuées à le remplacer, non seulement dans le domaine économique, mais aussi dans le domaine culturel. C’est à qui imitait le mieux l’ancien colon, lui ressemblait par les traits ou la chevelure, parlait comme lui, affichait ses « belles » manières, et toute cette kyrielle d’attitudes bovarystes. Pour sortir de la logique des castes, nous devons pouvoir tous assumer notre négritude et tourner le regard sans fausse honte vers l’ancêtre africain qui existe dans l’arbre généalogique de chacun de nous. L’un des effets secondaires désirables sera de faire sortir de l’apartheid culturel nos beautés noires, malheureusement ravalées à imiter les blanches pour se sentir valorisées dans leur propre milieu. En cultivant en nous de nouvelles attitudes nous arriverons, une fois l’action collective mise en route, à nous libérer de cette notion de supériorité de caste basée sur la naissance, à l’origine de comportements narcissiques parfois si irritants.

 

Teddy Thomas

Juin 2008

teddythomas@msn.com

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