J’expédiais les bulletins de mon salonLe salon se remplit de bulletins de vote de trois couleurs : bleu ciel, jaune et blanc. Mes sœurs, ma mère, mes tantes, d’autres personnes (il y avait toujours beaucoup de monde) et moi devions les mettre dans des enveloppes blanches. Nous devions être une main-d’œuvre très économique car nous en avons fait des milliers en quelques jours. Les enveloppes refermées étaient rangées dans des boîtes qu’on emportait. Plus tard, j’ai compris que ces enveloppes étaient envoyées chez les gens et que ceux-ci mettaient les bulletins qu’elles contenaient dans les urnes. Il fallait faire cela pour éviter la fraude, au cas où il n’y ait pas de bulletins ou que les choses ne se passent pas bien. Aucune erreur ne pouvait être commise. Les élections étaient fragiles. On avait l’impression que c’était “maintenant ou jamais”. Heureusement, c’est Alfonsín qui a gagné.Nous sommes allés au meeting de la victoire, au pied de l’Obélisque, sur l’avenue 9 de Julio. Toute l’avenue était remplie de gens avec des accessoires rouges et blancs, des autocollants, tout ce que j’avais vu dans des cartons chez moi. L’après-midi, (le chanteur argentin) Jairo est venu et nous avons tous entonné : “Nous n’auroooons pas peuuuuuur, plus jamais. Je veux que mon pays soit heureuuuuuux…” Alfonsín a fait son apparition à la nuit tombée. Les gens étaient comme fous, mais moi je ne le voyais pas parce que les drapeaux le cachaient et, j’imagine, parce que je n’étais pas assez grand. Là-bas au loin, Alfonsín parlait. Plus tard, j’ai appris qu’il prononçait un discours historique.Mais je m’ennuyais souverainement. J’allais et venais, je jouais avec d’autres enfants, d’autres fils de radicaux. Je me souviens très bien qu’Alfonsín, l’homme à qui j’avais dit bonjour dans mon salon, demandait sans cesse “un médecin par ici, s’il vous plaît !” parce que les gens s’évanouissaient à cause de la chaleur. J’insistais pour que ma mère me laisse aller en bas, avec mes sœurs plus âgées et les gens qui chantaient et dansaient. Mais j’étais trop petit, je n’en ai pas eu le droit.
Sur l’estrade du vainqueur
Le meilleur moment de la soirée a été lorsque l’événement s’est terminé. Mon père m’a emmené sur l’estrade par un escalier de fer et de tubes interminables. Je me suis mis là où, une demi-heure plus tôt, Alfonsín avait donné son discours. Je me souviens des micros au-dessus de ma tête, je ne voyais rien parce que je ne dépassais pas la hauteur des protections qui entouraient le pupitre. Des mains m’ont attrapé par-derrière et m’ont soulevé. Et là j’ai vu la place, les gens qui étaient encore là, les lumières de la ville, les affiches au néon. C’était impressionnant, fantastique, énorme. Je n’oublierai jamais cette image. J’avais l’impression d’être au millième étage.
Des milliers de personnes ressentaient la même chose. La démocratie revenait. Le pays, les rues, les gens… La fête était partout et semblait sans fin. Il y avait de la musique sur les places et les gens dansaient. Alfonsín avait remporté les élections et les militaires s’en allaient enfin. Du haut de mes sept ans, je ne comprenais pas grand-chose de plus, mais c’était assez pour me rendre compte qu’une époque de terreur s’achevait. Aujourd’hui, trente ans plus tard, c’est encore un grand motif de fête.