ARGENTINE• Je suis né en 76… Et en 83.

Argentine

 Passation de pouvoir entre le dernier dictateur militaire Reynaldo Bignone, et Raúl Alfonsín, le 10 décembre 1983. Bignone a été condamné à la prison à perpétuité pour crimes contre l’humanité. – ©Telam/AFP.
L’Argentine fête cette semaine les trente ans du retour de la démocratie. L’occasion pour ce blogueur de conter les jours qui ont entouré les élections de 1983, alors que son père était un proche de celui qui allait devenir président.

Les deux dates qui ont le plus fortement marqué mon enfance ont également marqué le pays au fer rouge. Je suis né une première fois en 1976 [début de la dictature militaire], et une deuxième fois en 1983, avec l’accession à la démocratie. Cette année-là, mon père rejoignit le comité de campagne de l’UCR [Union civique radicale, le parti qui allait remporter la victoire] et les milliers de personnes qui travaillèrent d’arrache-pied à l’élection de Raúl Alfonsín.Je n’avais pas encore sept ans. Ma maison se transforma littéralement en QG de campagne. Il y avait toutes sortes d’objets aux couleurs de l’UCR et d’Alfonsín, comme des autocollants avec le célèbre ovale ciel et blanc et le sigle RA. Une idée géniale, ce RA. C’était les initiales de Raúl Alfonsín, mais aussi de la République argentine. “Ahora Alfonsín” [Maintenant Alfonsín] en lettres rouges. Mes sœurs portaient un béret blanc avec un pompon rouge.Ma maison se remplissait de gens que l’on voyait ensuite à la télévision. Un soir, Alfonsín est venu. Je m’en souviens très bien. Il portait un costume gris et s’est assis dans le salon, entouré de personnes qui s’étaient approprié le fauteuil que j’utilisais pour regarder la télévision. “Dis bonjour !” m’a ordonné mon père, comme chaque fois qu’il y avait des adultes. J’ai fait une bise à chacun. Lorsque je suis arrivé à Alfonsín, il m’a pincé la joue et m’a dit : “Tu es roux comme ton père.” C’était le seul qui avait un geste ou un mot de plus lorsqu’il nous saluait.
J’expédiais les bulletins de mon salonLe salon se remplit de bulletins de vote de trois couleurs : bleu ciel, jaune et blanc. Mes sœurs, ma mère, mes tantes, d’autres personnes (il y avait toujours beaucoup de monde) et moi devions les mettre dans des enveloppes blanches. Nous devions être une main-d’œuvre très économique car nous en avons fait des milliers en quelques jours. Les enveloppes refermées étaient rangées dans des boîtes qu’on emportait. Plus tard, j’ai compris que ces enveloppes étaient envoyées chez les gens et que ceux-ci mettaient les bulletins qu’elles contenaient dans les urnes. Il fallait faire cela pour éviter la fraude, au cas où il n’y ait pas de bulletins ou que les choses ne se passent pas bien. Aucune erreur ne pouvait être commise. Les élections étaient fragiles. On avait l’impression que c’était “maintenant ou jamais”. Heureusement, c’est Alfonsín qui a gagné.Nous sommes allés au meeting de la victoire, au pied de l’Obélisque, sur l’avenue 9 de Julio. Toute l’avenue était remplie de gens avec des accessoires rouges et blancs, des autocollants, tout ce que j’avais vu dans des cartons chez moi. L’après-midi, (le chanteur argentin) Jairo est venu et nous avons tous entonné : Nous n’auroooons pas peuuuuuur, plus jamais. Je veux que mon pays soit heureuuuuuux…” Alfonsín a fait son apparition à la nuit tombée. Les gens étaient comme fous, mais moi je ne le voyais pas parce que les drapeaux le cachaient et, j’imagine, parce que je n’étais pas assez grand. Là-bas au loin, Alfonsín parlait. Plus tard, j’ai appris qu’il prononçait un discours historique.Mais je m’ennuyais souverainement. J’allais et venais, je jouais avec d’autres enfants, d’autres fils de radicaux. Je me souviens très bien qu’Alfonsín, l’homme à qui j’avais dit bonjour dans mon salon, demandait sans cesse “un médecin par ici, s’il vous plaît !” parce que les gens s’évanouissaient à cause de la chaleur. J’insistais pour que ma mère me laisse aller en bas, avec mes sœurs plus âgées et les gens qui chantaient et dansaient. Mais j’étais trop petit, je n’en ai pas eu le droit.

Sur l’estrade du vainqueur
Le meilleur moment de la soirée a été lorsque l’événement s’est terminé. Mon père m’a emmené sur l’estrade par un escalier de fer et de tubes interminables. Je me suis mis là où, une demi-heure plus tôt, Alfonsín avait donné son discours. Je me souviens des micros au-dessus de ma tête, je ne voyais rien parce que je ne dépassais pas la hauteur des protections qui entouraient le pupitre. Des mains m’ont attrapé par-derrière et m’ont soulevé. Et là j’ai vu la place, les gens qui étaient encore là, les lumières de la ville, les affiches au néon. C’était impressionnant, fantastique, énorme. Je n’oublierai jamais cette image. J’avais l’impression d’être au millième étage.

Des milliers de personnes ressentaient la même chose. La démocratie revenait. Le pays, les rues, les gens… La fête était partout et semblait sans fin. Il y avait de la musique sur les places et les gens dansaient. Alfonsín avait remporté les élections et les militaires s’en allaient enfin. Du haut de mes sept ans, je ne comprenais pas grand-chose de plus, mais c’était assez pour me rendre compte qu’une époque de terreur s’achevait. Aujourd’hui, trente ans plus tard, c’est encore un grand motif de fête.

Courrier International.,  http://www.courrierinternational.com/article/2013/12/12/je-suis-ne-en-76-et-en-83
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