Cet été 1964

Dans le cadre du mois de la femme

 

Cet été 1964

Au bord de la route

 

L’été battait déja son plein et il était plus que temps pour nous de rentrer aux Cayes. Notre séjour à Port-au-Prince avait duré près d’un mois de plus que prévu et nous ne nous sentions encore nullement préssées de retourner au bercail. Après maintes raisons évoquées, le dernier prétexte était que nous attendions la proclamation des résultats du bac.

 

Aux Cayes, la poste ne fonctionait presque plus. Pas de facteur. Il fallait se rendre au bureau postal en calculant l’arrivée du courier aérien à partir du moment de l’arrivée de l’avion survolant la ville. Lorsque paraissait le véhicule transportant le courier, c’était presque la cohue. On devait être présent alors que l’employé, brandissant un pli, appellait le destinataire. Sinon, gare aux espions de Papa Doc. Toute lettre, une fois ouverte, risquait fort  de disparaître. Il en était de même du courier terrestre dont on ne pouvait cependant deviner l’heure d’arrivée, vu l’état des routes. On s’en passait donc, autant que possible.

 

Tout cela faisait notre affaire. Il suffisait simplement de faire parvenir, par des concitadins, des messages à nos parents, pour les tenir au courant des prolongements répétés de notre séjour.  Mon amie et moi étions décidées à rester à Port-au-Prince jusqu’à la limite de nos ressources. Choyées par nos hôtes respectifs, nous n’avions vraiment aucune raison de repartir trop vite.

 

Je me tenais alors chez une amie de ma famille, célibataire, qui vivait avec une tante âgée. Dès mon arrivé, elle me fit rencontrer des jeunes du quartier et m’amena aussi visiter des émigrés cayens du voisinage. Un voisin, lui aussi de souche cayenne, me fit rencontrer des camarades d’études, tous aussi anxieux que moi de deviner les questions auxquelles nous aurions à faire face aux épreuves du bac.

 

Me souvenant à peine de ces journées d’examen, j’ai surtout à l’esprit cette impression de soulagement teinté d’incertitude éprouvée à leur conclusion. Après des mois d’études, c’était enfin la liberté. Mon amie qui, comme moi, était venue des Cayes, habitait à quelques blocs de ma famille d’accueil. Occupée chacune de notre côté à revoir d’anciennes connaissances et à en faire d’autres, on se voyait de temps à autre, échangeant nouvelles et potins d’adolescentes, planifiant ressources et stratégies, d’autant qu’il nétait pas question de faire appel en la matière à nos familles ou à nos hôtes.

 

Un flot constant de parents et d’amis visitait la maison où je me trouvais et on me promena un peu partout. Un après-midi, alors que nous étions en voiture, j’appris que nous étions en route pour aller voir quelqu’un. Grande fut ma surprise de rencontrer dans son maquis un opposant au régime, lui aussi ami de ma famille. A cette époque, on savait se taire et je sus garder le secret. Le maquisard d’alors reprit plus tard sa vie normale et finit paisiblement ses jours, dans son lit.

 

Nos ressources s’étant épuisées, ce fut aussi pour nous le temps de repartir pour les Cayes. Autant que je me rappelle, il ne nous restait plus à toutes deux que cinquante centimes. N’en soufflant mot à quiconque et pourvues des sandwiches et friandises traditionnellement offerts alors en la circonstance, on se rendit à la station d’autobus pour le retour à la maison.

 

Au milieu du tohu-bohu habituel, le chauffeur accepta de se faire payer par nos parents à notre arrivée à destination. On s’installa donc, aussi bien que possible et près de l’avant, dans l’autobus déja bondé. Je me souviens que nous avions une barre chocolatée qui, dans la chaleur, se mit à fondre, et que nous nous amusames à engloutir rapidement à même l’emballage pour ne pas nous salir.

 

C’est alors qu’un bébé se mit à crier un peu, vers l’arrière de l’autobus. Cela ne dura pas longtemps et l’on se mit en route. Se répétant plus longement et de façon intermittente, les cris commencèrent à agacer les passagers qui se mirent à mumurer, puis à rouspéter. “Madanm, fè pitit la pe !” lançait quelqu’un de temps à autre.

 

Couverte de sachets, je ne pus que me soulever à peine, essayant de me tourner vers l’arrière pour voir ce qui se passait. J’aperçus à peine deux femmes assises côte à côte, l’une jeune, essayant de calmer le bébé, l’autre d’âge mûr et paraissant vouloir l’aider. Tout aussi bien agacées par le vacarme, mon amie et moi échangions en privé nos commentaires, sans pour autant nous joindre aux protestataires. Pour nous, les bébés étaient de petits êtres qu’il valait mieux tenir à distance. Accueillis joyeusement dans ma nombreuse famille après les couches stoïques et silencieuses de ma mère, ils se transformaient vite en petits tyrans, hurlant sans cesse et accaparant l’attention des adultes.

 

Alors que le bébé continuait de crier pendant le voyage, les passagers semblèrent se résigner à la situation et les choses se calmèrent en quelque sorte. En plus des arrêts habituels pour la restauration, l’achat de spécialités locales et les cas d’urgences relatifs à de pressants besoins physiologiques parfois fortement exprimés (Chofè, rete ! m ap …), l’état exécrable des routes ralentit considérablement les progrès du bus. On entendit de moins en moins le bébé. Il devint aussi évident qu’on allait devoir dormir en route et c’est ainsi qu’on s’arrêta à Vieux-Bourg d’Aquin, alors qu’il faisait déja nuit.

 

L’une de nos compagnes de classe, originaire de la ville, et qui s’était mariée très jeune y habitait. On s’informa de son adresse et l’autobus nous déposa chez elle pour y passer la nuit. Déja mère d’un petit garçon, elle était encore près d’accoucher et tenait aussi un commerce. Son mari en voyage, elle fut d’une hospitalité parfaite et pensa nous faire rencontrer sa soeur que nous avions connue, elle aussi, à l’école.

 

Tôt le lendemain, la soeur de notre hôtesse partit avec nous rencontrer ses copains. A ce que je me rappelle, ils organisaient ensemble une soirée dansante. Dans la chaleur de la discussion, on oublia un peu l’heure, et nous dûmes nous précipiter afin de ne pas râter l’autobus. A notre arrivée, celui-ci n’était pas au lieu convenu.

 

Des passants nous informèrent alors que le bébé, mort au cours de la nuit, avait été enterré un peu plus loin au bord de la route et que le véhicule s’apprêtait à repartir. Prenant hâtivement congé de la jeunesse locale et nos jambes à notre cou, mon amie et moi aperçumes l’autobus qui commençait à s’éloigner dans un nuage de poussière. On courut et cria à tue-tête en agitant les bras. Du toit de l’autobus, le bèfchenn finit, semble-t-il, par nous remarquer. Le bus ralentit et s’arrêta.

 

Couvertes de poussière et hors d’haleine, nous reprîmes nos places alors que repartait le véhicule. Un peu plus tard, j’entendis les passagers murmurer “Timoun lan te malad …”. Je me soulevai un peu de mon siège, me tournant vers l’arrière pour observer la jeune mère. Avec moins de sachets sur les jambes, je pus mieux la voir, et aujourd’hui encore, je me souviens de ses yeux fermés et de sa tête appuyée sur l’épaule de sa compagne.

 

Et depuis, je n’ai cessé d’écouter en moi le silence retentissant de cette mère, forcée un jour, par manque de moyens, d’abandonner son enfant au bord de la route.

 

Tout manman, se manman !

 

Marie-Thérèse Labossière Thomas

7 mars 2008

thesydescayes@yahoo.com

 

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