par Teddy Thomas
Un correspondant m’a écrit, photos à l’appui, après la lecture de mon dernier article sur les inégalités sociales, pour me faire part de son indignation face à l’incurie des dirigeants haïtiens actuels. Les vues qu’il avait lui-même prises sur la route de Pétionville présentaient un spectacle écologique frappant. Il dit qu’il n’avait « pas de mots pour exprimer [sa] tristesse et [sa] colère… contre ce gouvernement de laisser-aller ». Presque en même temps, un autre lecteur m’a retransmis un courriel reçu d’un visiteur étranger récemment rentré d’Haïti. Ce voyageur déclarait combien il avait été choqué par ce qu’il y avait vu. Paradoxalement, il s’était attendu au spectacle de misère, mais ce qui l’avait vraiment étonné, c’étaient les richesses qui s’étalaient à côté de la pauvreté.
Non loin de nous, en Guadeloupe et en Martinique, les images de ces derniers mois ont mis en avant la colère des descendants d’esclaves, fatigués d’être exploités par les Békés, descendant des anciens maîtres blancs constituant encore les couches les plus fortunées de ces départements d’outre-mer français. Notons qu’en 1848, lors de l’abolition de l’esclavage dans ces îles voisines d’Haïti, la France avait dédommagé les propriétaires pour la perte de leurs esclaves sans octroyer la moindre compensation à ces derniers, laissés comme main-d’oeuvre dont l’exploitation était à continuer. Rappelons aussi qu’en Haïti, après avoir été envoyée au diable par Christophe, la France avait fini par obtenir du gouvernement Boyer qu’il accepte de payer une indemnité de 150 millions de francs. Ce montant était destiné au dédommagement des anciens colons dépossédés par la victoire de l’armée indigène sur les troupes napoléoniennes. Les mouvements indépendantistes en Guadeloupe et en Martinique semblent gagner du terrain et la France s’est, cette fois, empressée de dépêcher, avec les gendarmes, des négociateurs. Les Guadeloupéens se rappellent qu’en 1967, ce sont les balles françaises qui avaient noyé leurs revendications quand une centaine d’entre eux furent mitraillés dans les rues…
Un philosophe du nom de Parménide, précurseur du célèbre Socrate, soutenait que plus les choses changent, plus elles restent les mêmes. L’observation répétée de certains faits courants ou d’événements mondiaux, échelonnée sur plusieurs décennies, me donne parfois l’impression de vivre dans un présent continu. Je ne prétends rien apporter ici de bien nouveau, mais, dans ces lignes, je revisiterai quelques incidents dont les premiers datent de ma lointaine enfance. Ils me sont revenus en mémoire au constat de situations récentes concernant les inégalités économiques et sociales.
Le premier de ces incidents s’est déroulé un soir de Noël quand mon père, ma mère et moi rentrions de la messe de minuit. J’avais alors environ dix ans. Nous venions de traverser le Champ de Mars et longions à pied la Rue Capois lorsque nous rencontrâmes un homme qui balayait les rues. Mon père travaillait comme mécanicien au Service d’Hygiène et de Santé publique, dont le balayeur était aussi un salarié. Les deux hommes se reconnurent et mon père s’arrêta pour échanger le salut et les voeux de Noël. Après nous être séparés du balayeur, je demandai à mon père combien il devait gagner pour faire ce travail à cette heure, la nuit de Noël, pensant en moi-même qu’il aurait sans doute préféré la passer en famille. Il gagnait, dit mon père, le salaire minimum de l’époque, trois gourdes et demie par jour, soit un peu plus de 100 gourdes par mois. Une heure plus tôt, à la sortie de l’église, nous avions aussi rencontré et échangé des voeux avec le directeur du Service d’Hygiène et de Santé Publique, qui regagnait sa voiture avec sa femme et ses enfants. Ayant en tête la réponse obtenue au sujet du balayeur de rue, je posai la même question à mon père sur les appointements de ce haut fonctionnaire rencontré après la messe : trois cent cinquante dollars par mois. Avec le taux de change alors en vigueur (un dollar U.S. équivalant à cinq gourdes haïtiennes), cela représentait 1 750 gourdes, ou plus de dix-sept fois la rémunération du balayeur de rue ! Ces écarts me paraissaient déjà époustouflants, mais pensons un moment à ce qu’on entend dans le monde d’aujourd’hui. Chaque jour révèle, à l’échelle planétaire, de nouveaux excès des milliardaires de la finance et de l’industrie.
La question du garçonnet de dix ans que j’étais lors de cette rencontre-là peut paraître à première vue atypique. Elle s’explique par une prise de conscience antérieure même à ce soir de Noël, due à des circonstances plutôt particulières de mon enfance. Price Mars écrivait vers cette époque que la nation haïtienne était une société à deux vitesses. Pour ce que j’ai pu observer en Haïti, je serais tenté d’ajouter que c’est un pays où se côtoient deux cultures, et je peux dire avoir grandi à cheval sur les deux.
J’ai été fils unique. Ma mère engageait d’habitude, pour la cuisine et l’entretien de la maison que nous occupions alors, des personnes qu’elle disait de confiance. Nous n’avions pas encore la télé et la radio était, en ce temps-là, un passe-temps des plus âgés. Quand je n’étais pas occupé à faire mes devoirs scolaires ou à jouer avec les rares enfants du voisinage, en dehors des moments passés avec mes parents, c’est en compagnie des employé(e)s de maison que je passais le plus clair de mon temps. C’était pour moi comme une famille de substitution et je me souviens particulièrement de deux femmes d’âge mûr qui m’ont, chacune à son tour, affectionné comme une seconde maman. Elles gagnaient un salaire de misère. Bien que le plus souvent nourries et logées, ces employées de maison s’organisaient, entre elles ou avec des collègues du voisinage, en mini-coopératives d’achat pour arriver à se payer un article vestimentaire de prix moyen. Groupées par trois ou quatre, elles recevaient chacune, à tour de rôle, la quasi-totalité de la paie mensuelle des autres partenaires, devant ainsi travailler deux ou trois mois pour réunir assez d’argent pour une paire de chaussures. Elles s’appelaient entre elles des associées. Selon des témoignages d’immigrés africains que j’ai eu l’occasion d’entendre, cette coutume existe encore en Afrique.
J’accompagnais souvent ces femmes au marché quand j’étais en vacances. Le dimanche après-midi, elles m’emmenaient parfois en visite chez leurs parents ou amies vivant dans les bidonvilles du Poste-Marchand, de Fort St-Clair (remplacé plus tard par la Cité du Bicentenaire), Sans-Fil et Saint-Martin. Le soir, on s’asseyait en groupe dans la cour pour se raconter des histoires folkloriques et jouer aux devinettes populaires (tire kont). En fin de semaine, je les rejoignais à la cuisine pour aider à préparer les repas et, quand il faisait beau, on m’apprenait à travailler dans un jardin potager au fond de la cour, à construire des tanbou marengwen (instrument musical de nos campagnes), à jouer au petit tambour rustique, à cirer les parquets, à balayer la cour, à manger du poisson salé reçu de la campagne et à élever des poulets. Les hommes m’amenaient parfois assister aux combats de coqs. Trop jeune pour qu’il me fût permis de miser dans les gadyè (locaux aménagés pour les combats de coqs), je possédais quand même un ou deux coqs kalite dont je m’occupais chaque matin, pendant les vacances, sous le regard attentif et amusé du personnel de maison, avec les soins qui étaient de rigueur pour ces futurs athlètes, et ce, doté du savoir-faire d’un vrai professionnel.
Plus tard, devenu officier, j’ai suivi à titre privé une formation de tire manchèt (forme d’escrime pratiquée dans les campagnes haïtiennes) étalée sur plusieurs mois. Deux instructeurs originaires de l’Artibonite, mais travaillant à Port-au-Prince, venaient chez moi pour les cours particuliers, qui ne manquaient pas d’attirer l’attention des badauds du quartier. Une fois par mois, le maître d’armes voyageait à mes frais de Desdunes, haut lieu du tire manchèt, pour vérifier mes progrès. Étant moi-même instructeur militaire, je comptais adapter et intégrer cet art dans le cursus des recrues à ma charge, pensant ainsi reconduire dans l’armée une partie du savoir-faire de nos valeureux combattants d’autrefois. Ce projet est resté un rêve de jeunesse.
C’est en vivant près de ces Haïtiens d’un autre monde, en apprenant leur mode de vie et en écoutant attentivement les conversations que j’ai pu apprécier leurs qualités, leur acceptation des autres, de la vie et de la nature, l’importance du travail manuel, le rôle central de la mère dans la vie affective (se manman ki fè pitit), ainsi que la primauté de l’être sur le paraître. Je peux encore dire que j’ai découvert chez eux un génie propre, malheureusement inhibé… Leur culture était celle des descendants d’anciens esclaves refoulés vers le pays profond, ceux-là qui ne revendiquent pas les Gaulois comme ancêtres. L’autre culture était celle adoptée par les descendants des anciens affranchis, et il n’est plus nécessaire d’en dire ici grand-chose. Elle offrait en priorité les chances économiques et sociales à ceux qui y étaient nés ou y accédaient. D’où la société à deux vitesses de Price Mars.
Un peu plus de dix ans après cette nuit de Noël, j’ai vécu un autre incident encore plus triste. Enseigne de vaisseau aux Garde-Côtes d’Haïti, j’étais invité à un pique-nique par un de nos collaborateurs, employé civil du Centre d’entraînement, qui habitait à Carrefour à environ quinze minutes de notre base de Bizoton. On se rencontrait ce samedi-là après le travail. J’étais l’un des premiers invités sur les lieux. La fête n’avait pas encore commencé quand j’entendis arriver en trombe un petit groupe de gamins qui m’exhortèrent à les suivre immédiatement. Un enrôlé des Garde-Côtes venait de se pendre à un arbre au pied de la colline. La route n’étant pas carrossable, je leur emboîtai le pas et nous nous précipitâmes en courant sur le lieu du drame. Je reconnus tout de suite l’homme qui gisait par terre, ivre mort, et ne réagissait pas à notre présence. Il avait le noeud coulant autour du cou, mais semblait avoir mal attaché l’autre extrémité de la corde à la branche dont il avait dû tomber. Il respirait encore, avec le regard dans le vide. Je le soulève, le charge sur mes épaules et redescends la pente aussi vite que possible jusqu’à ma voiture stationnée sur la grand-route. Transport d’urgence à l’infirmerie de la base, où l’on m’apprend qu’il n’est plus en danger. Je ramène les gamins qui avaient pris place dans ma voiture et c’est pour eux la fin de l’incident.
De retour au travail le lundi matin, je me rends à l’infirmerie pour avoir des nouvelles. L’homme y est encore en observation, et je l’interroge sur les motifs de son geste. Il s’explique : « J’ai été recevoir ma paie au service du personnel (appelé couramment “la Compagnie”). Après les énièmes déductions pour des articles d’uniforme que j’ai depuis longtemps payés, ils m’ont remis une gourde et vingt centimes. Je n’ai pas pu rentrer à la maison pour faire face à ma femme et à mes enfants. J’ai donc acheté du kleren pour me soûler et une corde pour me pendre. »
J’avais depuis longtemps eu vent de ce problème endémique dans l’armée, mais jamais encore je n’avais été témoin d’un cas aussi réel. Les coupables de ces vols bénéficiaient de la loi du silence, car dans l’armée il est très difficile de porter plainte contre un supérieur. C’est avec raison qu’on accuse François Duvalier d’avoir corrompu l’armée afin de l’affaiblir, se sentant menacé par cette institution. Je pense toutefois qu’une certaine forme de corruption y existait déjà avant Duvalier et aurait continué sans lui. C’était le détournement des fonds destinés à l’entretien des casernes, à la paie des enrôlés et à l’alimentation des prisonniers de droit commun présents à de nombreux postes de l’armée. Schéma aujourd’hui familier, où ceux qui possèdent davantage volent l’argent de ceux qui en ont moins. Exemple d’actualité aux États-Unis : les victimes de saisies immobilières, gravement induites en erreur par les banques américaines.
Ce type de corruption, comme on le sait bien, existait ailleurs dans la fonction publique en Haïti, mais son effet était particulièrement nocif et dangereux dans l’armée. En plus des conséquences économiques et sanitaires pour ceux qui ne pouvaient bénéficier pleinement des maigres ressources qui leur étaient allouées, cette forme de vol entraînait aussi la méfiance et le ressentiment des enrôlés à l’égard des supérieurs en cause, avec un potentiel de vengeance personnelle, voire de mutinerie. Je n’étais plus en Haïti lorsqu’éclata le mouvement dit des « petits soldats ». Bien qu’il fût essentiellement à caractère politique, je ne m’étonnerais pas d’apprendre qu’il se trouvait de ces officiers malhonnêtes parmi ceux qui furent ligotés par les enrôlés pour être livrés pieds et poings liés au Grand Quartier-Général, dont les soldats semblaient réclamer justice. Je dois préciser que la plupart des officiers que j’ai connus condamnaient ces détournements d’argent, même si d’autres s’arrangeaient pour se faire affecter à des postes où ils pourraient s’enrichir par ces moyens illicites. Si l’armée devait être un jour rétablie, une vigilance particulière devrait être exercée en ce sens.
Un jour, je me suis fait rabrouer à l’occasion d’un échange d’idées entre camarades. Nous étions une demi-douzaine d’officiers du même grade en train de converser sur des sujets divers, quand la question de solde fut abordée. J’ai alors évoqué l’injustice que je pensais voir dans les inégalités de salaires au sein même de l’armée. Nous côtoyions chaque jour des subalternes ayant deux fois notre âge, avec femme et enfants, qui arrivaient à peine à joindre les deux bouts. Mon opinion fut qu’il faudrait revaloriser le salaire des enrôlés, même si cela devait entraîner une réduction de la paie des officiers. L’un de mes collègues me prit à partie. Personnalisant la discussion, il me dit que je n’opinais de la sorte que parce que je n’avais pas de « responsabilités ». Plus tard, j’ai compris sa remarque en apprenant qu’il était l’aîné d’une famille orpheline de père, où ses jeunes frères et soeurs dépendaient de lui pour poursuivre leurs études. La vérité est néanmoins que nombre d’enrôlés devaient faire face à des situations familiales tout aussi difficiles.
Aujourd’hui, près de cinquante ans plus tard et père d’enfants déjà adultes, je n’ai pas changé d’avis sur la question. Sans préconiser une égalité rigoureuse des revenus, je pense encore nécessaire une réforme de salaires visant à réduire les inégalités, surtout dans les pays capitalistes. C’est une question qui devrait être étudiée et débattue de façon exhaustive par des personnes qualifiées et des parlementaires, à condition que ces derniers acceptent le principe pour eux-mêmes. Alors que disparaîtraient les disproportions de revenus jusqu’à présent entretenues, on continuerait d’avoir de bons médecins, de bons avocats, de bons ouvriers et de bons balayeurs de rue. La différence est qu’ils seraient animés tout d’abord de la volonté de servir et de leur conscience professionnelle.
Certaines avancées ont eu lieu au cours du demi-siècle dernier, mais malgré et peut-être à cause d’elles, la corruption et le crime subsistent par des moyens plus raffinés et les mains criminelles arrivent à se faire de plus en plus invisibles. Ce qu’on a observé pendant cette période dans le monde, c’est que même avec une augmentation en valeur absolue des revenus les plus bas, les écarts se sont creusés de façon exponentielle et l’inflation qui a résulté du gonflement des grandes fortunes a grignoté le pouvoir d’achat de la majorité. Tandis qu’augmentait la productivité des travailleurs, les patrons devenus de plus en plus gourmands empochaient la plus-value. À entendre les slogans des manifestations de rues aux Antilles, en Europe, aux États-Unis, et même les discours du nouveau président américain quant aux redressements nécessaires dans son propre pays, les lignes commenceront peut-être bientôt à bouger dans le monde. Une remise en question de la disparité des revenus est clairement à l’ordre du jour. Le temps des véritables réformes n’est peut-être pas si loin qu’on le pense.
Un monde plus juste et plus égalitaire n’est pas irréalisable. Il est important de garder les yeux sur les objectifs de justice et d’équité. Tel l’arbre qui ne saurait pousser vers le ciel sans le soleil, un peuple qui abandonne ses idéaux renonce du même coup à son épanouissement et à sa grandeur. Concluons, en ce qui se rapporte à l’avenir Haïti, avec ces mots d’un très dynamique lecteur et interlocuteur, qui m’écrivait dans un récent courriel : « Nous devons dénoncer de manière scientifique… nos pesanteurs historiques et culturelles, causes fondamentales de notre sous-développement. » Merci, mon ami.
Teddy Thomas
Adresse électronique : teddythomas@msn.com
Mars 2009