Intellectuel : c’est qui ? c’est quoi ?

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Intellectuel : c’est qui ? c’est quoi ?

Doit-il y avoir une catégorie de gens considérés comme des « intellectuels » ?

Dans les dictionnaires Larousse et Robert, nous lisons, entre autres, les définitions suivantes de l’intellectuel : Personne dont l’activité fait surtout appel aux manipulations abstraites et au discours (Larousse) – [Personne] dont la vie est consacrée aux activités intellectuelles ; qui, par fonction sociale, s’occupe de choses intellectuelles (Grand Robert). Pour illustrer sa définition, le Grand Robert distingue le « travailleur intellectuel » du « travailleur manuel ». Jusqu’ici, pas de problème : nous remarquons que, pour ces deux catégories de travailleurs – manuels et intellectuels – les définitions n’impliquent aucune idée d’inégalité ni d’opposition sociale.

Autrefois, on considérait comme intellectuels ceux qui, dans leur mode de vie et dans leur discours, enseignaient comment remplir correctement son rôle de citoyen, « tant dans le domaine privé que dans l’activité publique ». La culture gréco-latine, dont les valeurs prédominent actuellement dans le monde, a ainsi retenu les noms de Socrate, Platon, Montesquieu et les philosophes des Lumières, puis, plus près de nous, Karl Marx, Albert Einstein, Aimé Césaire et beaucoup d’autres encore.

Pourtant, à mesure que les intérêts de classe évoluaient dans le sens des valeurs de nos jours, il semble s’être produit une dissociation de termes. Les deux expressions citées plus haut, amputées chacune d’une moitié de leurs membres, voient disparaître le mot « travailleur », qui ne s’entend désormais qu’implicitement pour parler de ceux qui font des travaux manuels. Naît alors une fissure sociale hiérarchisante entre l’intellectuel et le manuel, assortie d’un traitement inégal de ces deux catégories par la société. Et c’est là que commence le problème.

Quelque part au haut de cette échelle se trouvent dès lors les intellectuels qui, même s’ils ne partagent pas toujours la richesse et le mode de vie des couches sociales les plus privilégiées, bénéficient quand même d’un relief considérable, sans être soumis, comme autrefois, à cette obligation de résultats qui leur faisait porter une responsabilité morale dans l’évolution de leur société. On n’est donc plus intellectuel par son « travail ». On l’est pour avoir tenu de beaux discours ou pour avoir beaucoup écrit, même si ce qu’on a dit ou écrit n’est pas d’une réelle utilité. Intellectuels et nantis font donc bon ménage au sommet de la société, alors que la responsabilité du travail est reléguée aux manuels.

Tout « travail » présupposant une finalité, on serait en droit d’attendre des intellectuels qu’ils orientent leurs activités dans le sens du mieux-être collectif. Toutefois, quand on considère l’ensemble de la production littéraire dans plusieurs pays dits sous-développés, dont Haïti, hormis quelques ouvrages valables dans le domaine médical et certains autres, il reste de sérieuses interrogations sur la volonté des intelligentsias d’apporter des réponses à des problèmes concrets et réels. Le plus souvent, nos auteurs semblent plutôt rechercher l’autosatisfaction. À juger de l’arbre par ses fruits, rares sont les oeuvres « intellectuelles » haïtiennes dont on peut dégager une ligne d’action cohérente. Trop souvent, la réflexion ne va pas dans la bonne direction, ou pas assez loin pour déboucher sur une théorie d’une quelconque utilité. Chez nous, dans le langage ordinaire, l’intellectuel est celui qui ne fait pas de travail et le vrai travailleur devient par conséquent un « manuel », celui qui produit la nourriture, construit et entretient les maisons et les routes indispensables à tous, sans recevoir la part qui devrait lui revenir, malgré la pénibilité de son travail ou les risques sanitaires de son métier. Notons que le clivage entre intellectuels et manuels, et la répartition inégalitaire des rôles dans la production sociale avaient déjà leur cours à l’époque de Platon, adversaire de la démocratie en son temps. Ce clivage et cette répartition, faussement prétendus nécessaires ou naturels, servirent de justification, au fil des siècles, à l’asservissement d’êtres humains, jusqu’à la forme la plus extrême que fut l’esclavage.

Nous naissons tous avec une tête et deux mains. Rien ne nous prédestine, à la naissance, à nous servir de nos mains à l’exclusion de la tête, ou vice versa. S’il est vrai que les aptitudes varient avec les individus, le clivage intellectuel / manuel ne s’établit pas toujours de façon aussi simple ni aussi naturelle dans une société. Il est souvent dû à des facteurs sociaux et économiques. En dehors des personnes qui, au gré des circonstances ou au hasard des naissances, ont eu la chance d’apprendre à lire et à écrire, on ne peut affirmer qu’il est impossible de se livrer à la réflexion profonde sans la lecture ou l’écriture, puisqu’on rencontre souvent des illettrés capables de tenir des raisonnements impeccables, qui feraient passer certains intellectuels pour des sots.

Parallèlement au clivage intellectuel / manuel, une autre pratique servant à compartimenter et hiérarchiser, au détriment de ceux qui gagnent leur vie avec leurs mains, est l’utilisation des titres professionnels. On juge de l’évolution d’une société par sa tendance à aplanir les différences sociales. Autrefois, dans les salons de l’aristocratie européenne, on présentait les invités comme ducs, baronnes, marquis et autres. La haute société moderne, affichant les différences dans un nouvel élitisme, impose comme norme d’appeler ceux qui exercent certaines professions par un titre, même dans les circonstances où la désignation professionnelle ne devrait être d’aucune importance. Au lendemain de sa Révolution, la France confère à tout homme et toute femme le titre égalitaire de « citoyen » ou « citoyenne ». Depuis la Révolution bolchevique du début du vingtième siècle, c’est par le terme « camarade » qu’on s’interpellait en Union Soviétique. Même aux États-Unis, où les disparités économiques sont frappantes, on verra un médecin, avant de procéder à une intervention chirurgicale, se présenter comme le docteur John Smith à son patient ; en fin de journée, ce même médecin deviendra John Smith, ou plus simplement John, quand il s’arrêtera au bar du coin pour prendre une bière avant de rentrer chez lui. Par contre, en milieu haïtien, j’ai souvent fait la connaissance du docteur X ou de l’ingénieur Y, à des baptêmes, mariages, funérailles ou autres rencontres où la profession des personnes présentes n’avait rien à voir avec l’occasion. L’effet, à long terme, d’une élimination systématique de ces clivages artificiels serait de renforcer la cohésion sociale en favorisant l’expression et l’épanouissement de tous. Une telle cohésion ferait reculer les préjugés et les complexes, permettant à chacun de s’épanouir et de s’exprimer librement et sans gêne, parce que se sentant apprécié en fonction de ses convictions et de ses actes et non d’une respectabilité a priori fondée sur l’appartenance à une catégorie donnée.

Dans les pays les plus avancés économiquement, pays qui surmontent d’habitude leurs crises par leurs propres moyens, on a pu noter un cheminement rationnel, passant par des phases successives de développement où chaque étape prépare et assure la réussite de la suivante. Tout en reconnaissant qu’il se produit d’ordinaire un certain chevauchement entre ces étapes, on remarquera en premier lieu le développement de l’agriculture et de la production des matières premières, dans ce qu’on appelle en économie le secteur primaire ; viennent ensuite le secteur secondaire (industrialisation) et le tertiaire (services) et éventuellement un secteur quaternaire (situé hors marché et non monétaire). L’analogie entre l’évolution économique d’un pays et la croissance de l’individu est donc facile à déceler : il est indispensable d’apprendre à marcher avant de pouvoir courir. On n’escamote pas impunément ces étapes, et les réalités économiques et sociales sont là pour le rappeler, comme les récentes émeutes de la faim, en Haïti ou dans d’autres pays sous-développés où l’économie a toujours été attelée aux intérêts étrangers et à ceux des élites.

Thomas Jefferson, principal auteur de la Déclaration de l’Indépendance américaine et troisième président des États-Unis, l’avait bien compris. Il exprima le souhait que les États-Unis fussent à leurs débuts une nation de planteurs. On sait qu’il existait encore l’esclavage et que Jefferson était propriétaire d’esclaves, mais il faut reconnaître que le développement de l’agriculture était quand même pour lui une priorité. Longtemps après, on voit l’Américain ordinaire, une fois réalisé le « dream » de s’acheter une maison, manifester encore son penchant pour le travail manuel en s’occupant soigneusement de sa cour et de son jardin pendant son loisir. Les téléspectateurs ont pu, un jour, voir l’ex-président Jimmy Carter, marteau à la main, construisant des logements sociaux. Comme le fut le célèbre Victor Hugo, Carter est aussi menuisier sur les bords et sait fabriquer de très beaux rocking-chairs (appelés chez nous dodines) qui feraient la joie de nos grands-parents. A moins d’être assis sur d’importantes réserves de pétrole ou de disposer de ressources minières en très forte demande, tout pays souverain a d’abord besoin de son autonomie alimentaire et le développement agricole, fruit du travail manuel dont les méthodes doivent sans cesse s’améliorer et s’adapter, reste le seul moyen d’assurer cette autonomie, voire même l’indépendance de ce pays.

Un exemple récent, et encore plus frappant de dirigeants politiques conscients de leurs responsabilités et de celles de tout citoyen dans les différentes phases du développement d’un pays, s’est vu à Cuba après l’instauration du socialisme. Le plus notoire de ces dirigeants, comme on s’y attend, fut le ministre de l’Industrie, l’homme d’action et de réflexion Che Guevara, dont les archives cubaines ont conservé les images, travaillant torse nu sous le soleil avec les ouvriers, poussant la brouette ou faisant le coup de machette dans les champs de canne à sucre. Le français Jean-Paul Sartre, après l’avoir personnellement rencontré à La Havane eut à dire du Che : « Je pense que, en effet, cet homme n’a pas été seulement un intellectuel, mais l’homme le plus complet de son époque… ». Le guérillero penseur ne tenait pas en très haute estime les purs intellectuels. Il avait coutume d’inviter ses collègues ministres à redevenir périodiquement citoyens ordinaires. En tournée dans d’autres pays où il a plusieurs fois représenté son gouvernement, il marchait à côté du tapis rouge déroulé à sa descente d’avion. Quant à Sartre, auteur de nombreux ouvrages sur l’existentialisme connus à travers le monde, il refusa le prix Nobel de littérature qui lui fut décerné en couronnement de sa carrière d’écrivain…

« Manger ce que nous produisons et produire ce que nous mangeons. » Le slogan vient d’Afrique et se place au coeur même de la notion de patriotisme économique. Quand deviendra-t-il une réalité chez nous, en Haïti ? Les récentes émeutes de la faim auraient pu être évitées. Si nous avions su, depuis longtemps, établir correctement nos priorités et tirer tout le potentiel de la production agricole, nous serions actuellement en mesure de nourrir non seulement notre population, mais celles d’autres pays, et cette crise alimentaire mondiale nous aurait placés en position de force sur le marché international, à l’instar des pays producteurs de pétrole en période de crise énergétique. À côté de ce qui peut être considéré comme des handicaps (quel pays n’en a pas ?), nous pouvons aussi dresser l’inventaire des atouts à ne pas ignorer : population majoritairement jeune, territoire incontesté (pensez aux Palestiniens), climat favorable toute l’année, et j’en passe. Notre statut de pays le plus pauvre d’Amérique ou d’État en faillite ne peut profiter qu’à un petit groupe de stratèges de la misère, pour qui les malheurs d’Haïti sont comme une marchandise à commercialiser auprès d’une dite Communauté internationale.

Dans la présente conjoncture, il est évident qu’une aide alimentaire extérieure massive et soutenue doit être vue, dans un premier temps, comme souhaitable. Il faudra, pour le moment, accepter les aliments OGM (organismes génétiquement modifiés) des industries agroalimentaires américaines et européennes. Cependant, une fois le calme revenu, nous devrions avec autant d’urgence commencer à implanter des transformations profondes entraînant une réaffectation rationnelle de nos ressources humaines et matérielles. La mise en valeur des potentialités objectives évoquées plus haut devra impérativement s’accompagner d’une politique nationale de mobilisation des jeunes et d’incitations au travail visant tous les individus en âge de travailler. Il faudra prioritairement prendre à contre-pied tout ce qui a servi à détourner du travail manuel et à complexer les travailleurs. Les traditionnelles têtes pensantes devront aussi se retrousser les manches et mettre la main à la pâte comme les autres. Bien sûr, nous devrons améliorer nos superficies cultivables, désensabler nos ports et faire des provinces des centres économiques attrayants qui permettront de décongestionner la capitale ; il faudra encourager le retour à la terre, particulièrement en organisant des projets collectifs, qui favorisent les synergies et accroissent le rendement. Mais dans tout cela, c’est l’élément humain qui restera déterminant, et son comportement sera en partie dicté par l’attitude générale vis-à-vis du travail. L’essentiel sera de créer cette volonté de travailler, de produire pour le pays et de privilégier la consommation des produits nationaux. Des incitations psychologiques et financières adéquates devront être mises en place à cette fin. Comment enfin y parvenir ? Question assez difficile ! Je laisserai le soin d’y répondre… aux intellectuels.

Teddy Thomas
Le 21 avril 2008
teddythomas@msn.com

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