On a kidnappé la morte
À ma cousine Carine
en souvenir de nos fous rires
un soir de juillet.
Il faisait beau ce jour-là sur Port-au-Prince, mal- gré toute la tristesse qui imprégnait l’air. L’église du Sacré-Cœur de Turgeau était bondée. Des deux côtés du cercueil, les gens dans leurs habits sombres avaient la mine abattue. À quelques mètres de l’au- tel, une fille désespérée criait sa peine et sa douleur de la perte d’une mère tant aimée.
Aujourd’hui, c’étaient les funérailles de Man Idénièse !
Autour d’elle, ses dix enfants. Autant de filles que de garçons. Six d’entre eux, résidants au Cana- da et aux États-Unis, avaient fait le voyage, malgré les coûts prohibitifs des billets d’avion, rien que pour lui dire un dernier au revoir. Le trépas de cette mater familia, à nulle autre pareille, les avait tous plongés dans un abysse de douleur.
La veillée funéraire n’avait été qu’une longue suite de réminiscence d’une enfance et d’une ado- lescence heureuses ; vécue, par tous, comme les moments les plus merveilleux de leur existence sous les ailes protectrices d’Idénièse. La nostalgie les étreignait à la gorge avec une poigne de fer jusqu’à ce que coulent les larmes libératrices.
Tracas Fénélon, l’époux de la défunte, était lui aussi inconsolable. Pour mieux dire, il était totale- ment anéanti. Il avait non seulement perdu sa femme, mais aussi sa complice, son amante, la mère de ses enfants, la maîtresse de son logis et surtout une agréable compagne de toute une vie. Que d’obstacles et de tracas elle l’avait aidé à surmonter. Maintenant, il se retrouvait seul dans la bataille et, Rosy, la petite dernière, venait à peine de terminer son bac et allait bientôt rentrer à la faculté de médecine. Rien qu’à l’idée de la solitude qui le guetterait désormais, il paniquait et pleurait en criant très fort le nom de son adorée.
Les filles essayaient bien de le soutenir mora- lement, mais échouaient lamentablement dans leur tentative, car elles étaient encore plus affectées que lui. Les garçons, eux, avaient fait des efforts colos- saux pour ne pas verser de larmes, mais hélas, efforts bien vains !
Jamais femme ne fut aussi aimée qu’Idénièse Fénélon.
Bien évidemment, une personne aussi excep- tionnelle que celle-là ne pouvait pas être enterrée dans l’anonymat comme un simple quidam. Il lui fallait une cérémonie en grandes pompes. Les fils aînés avaient choisi le cercueil le plus cher, com- mandé des fleurs pour en couvrir l’autel et s’étaient payé les services d’une chanteuse professionnelle de Gospel et d’un caméraman pour immortaliser ce moment « unique ». Le film serait ensuite dupliqué puis les copies distribuées à toute la famille, à l’é- tranger, qui avait été incapable de faire le dépla- cement.
Les filles pensaient que c’était « trop » surtout concernant la veillée qui avait été une véritable agape, une bamboula, mais les autres rétorquaient que rien n’était « excès » quand il s’agissait d’ho- norer une femme poteau mitan tel que Man Idé- nièse.
La cérémonie funèbre battait son plein à grand coup de musique de circonstance quand soudain, à la surprise générale, l’église fut envahie par une huitaine d’hommes masqués et armés jusqu’aux dents.
– Que personne ne bouge ! tonna une voix der- rière une cagoule.
La surprise était totale et avant que la famille et l’assistance aient compris ce qui se passait, le cer- cueil fut empoigné, par six hommes bâtis comme des armoires à glace, et emporté sans que personne ne puisse prononcer la moindre phrase de protes- tation.
Dans la rue, un véhicule tout terrain démarra sur les chapeaux de roues après un claquement de quatre portières ; suivi d’une voiture plus petite qui crissa aussi des pneus.
Puis ce fut le silence. Un silence chargé d’ar- rière-pensées et de stupéfaction.
Brusquement, comme des eaux débordant leur di- gue en plein ouragan, tout le monde se mit à hurler, à parler en même temps et à courir dans tous les sens pour « tenter » de rattraper les fuyards. Les uns partirent vers la rue José Marti et les autres vers l’avenue Jean-Paul II. Sans grands résultats !
La police appelée en urgence arriva avec plus d’une demi-heure de retard parce qu’au prime abord elle avait cru à un bobard, dit-elle. Pour preuve de la véracité de l’évènement, le caméraman, qui avait tout filmé de cette scène surprenante, leur remit le document « live ». Le juge de paix de son côté, qui avait tout l’air de sortir à peine de sa sieste, montra du nez une heure plus tard. Pourtant, il habitait à deux pas, à la rue Duncombre. Sans encombre, ce trajet, à pied, ne lui aurait pris que cinq minutes. Dire que lui était venu en voiture, une 4 x 4 flambant neuve. C’était un comble ! Il tira le pro- cès-verbal du fait le plus ahurissant de sa longue carrière : le rapt d’une morte ! Du jamais vu !
La famille Fénélon regagna ses pénates la mine défaite, une seule question lui trottant par la tête : Pourquoi avoir kidnappé la dépouille de Man Idénièse ? Elle n’était ni une célébrité ni un per- sonnage politique, rien qu’une épouse et une mère. Impensable !
Ils étaient tous en train de boire du thé de ver- veine pour essayer de revenir de leur saisis- sement quand la sonnerie du téléphone les fit sursauter.
Tracas Fénélon, encore tout tremblant de la perte du cadavre de sa femme, décrocha.
En quelques secondes, il devint d’une pâleur mor- telle. Il raccrocha après une très brève conver- sation, les autres suspendus à ses lèvres.
– Ils demandent vingt mille dollars américains pour nous remettre notre chère « disparue », c’est un vrai kidnapping, dit-il avec un profond désespoir dans la voix, en se tournant vers ses enfants.
Les premières dix secondes de surprise passées, André, l’aîné s’écria, révolté :
– Ah non, ce n’est pas possible, cela ne s’est jamais vu ! Haïti est un pays plus que bizarre. N’im- porte où au monde on demande une rançon et vous vous dépêchez de payer pour ne pas avoir un mort sur les bras, mais ici, c’est le contraire ! Ils vous font chanter pour vous rendre le mort. C’est incroyable ! Ils ont le cadavre, alors qu’ils le gar- dent ! On ne va tout de même pas payer pour quel- qu’un qu’on allait de toute façon mettre en terre. Rappelle-les, papa, dis-le-leur.
Mais Tracas ne bougea pas. Il était dans un état de total abattement. Denise l’aînée des filles vint l’entourer de ses bras et regarda André droit dans les yeux :
– André, tu es un sans cœur, tu fais mal à papa !
– Comment ça, je lui fais mal ? demanda André totalement ahuri, Maman est déjà décédée, ils ne peuvent plus lui faire de torts.
– Morte ou pas nous ne pouvons pas la laisser entre les mains de ces mercenaires, dit une seconde fille. On ne connaît pas les intentions de ces gens. Ce serait terrible qu’il la laisse rentrer en putré- faction. Ils peuvent aussi l’avoir prise pour faire de la magie noire, ou pour faire d’elle un zombie. Moi, je ne fais pas confiance à ces filous. Il nous faut récupérer maman au plus vite.
– Moi aussi, je ne peux m’imaginer un instant qu’elle soit entre les griffes de ces vauriens, dit un autre fils. Ce serait terrible de ne plus jamais la revoir !
– La revoir ? répéta André abasourdi. Mais, nous parlons d’une morte protesta-t-il. Ces types qui ont fait le coup sont intelligents, ils comptent sur le fait que vous soyez superstitieux pour vous soutirer de l’argent. Et vous parlez comme si maman pouvait encore se faire violer.
– Tout est possible avec ces individus ! dit la petite dernière, avec assurance.
– Toi, tu te fous de ma gueule, Rosy, ragea André.
– Non, pas du tout, il y en a même dans ce pays qui pense que le fait de violer une morte peut leur porter chance.
À ces mots, Tracas Fénélon sortit de sa pros- tration et devint attentif.
– Tu veux rire, ma chère… aboya André, quelle idée niaise ! Alors, pour les empêcher de « violer » maman on va leur faire cadeau de vingt mille dol- lars, mais c’est de la folie !
– Tais-toi André, reprit l’aînée des filles, d’ail- leurs tout cela est un peu de ta faute si tu avais fait preuve de sagesse en dépensant moins pour cette cérémonie on n’en serait pas là. Ces types ont cru, à force de vouloir jeter la poudre aux yeux de tout le monde, que nous sommes pleins aux as et ils ont trouvé le meilleur moyen de nous soutirer du fric sans jamais dépenser un sou. La morte, elle est sourde, muette et aveugle, donc incapable de les voir, voire de les dénoncer. Ils n’ont pas besoin de lui donner à manger, ni à boire. Pas besoin de douche ni de savon ni de dentifrice non plus. Elle n’aura jamais l’envie d’uriner ou de… faire… le reste. Elle ne peut surtout pas essayer de s’enfuir. C’est la prisonnière rêvée. De plus, ils savent que rien qu’à l’idée de sa rapide décomposition, nous nous dépêcherons de satisfaire leurs exigences illico. C’est le kidnapping idéal !
– Papa, la balle est dans ton camp ! dit André, soudain excédé par toutes ces inepties, je sais que tu es un homme rationnel, pragmatique et…
Mais à sa grande surprise il entendit son père prononcé d’une voix atone, les yeux rivés dans le vide :
« Il faut commencer les négociations, Rosy à parler d’or. Mon Idénièse n’a jamais connu un… autre homme que moi de toute sa vie. Ce n’est ni aujourd’hui ni demain que je vais accepter que… des inconnus… lui mettent… la main dessus ! »
Miami, Floride, le 17 août 2008