Si Dessalines avait su…

 

Si Dessalines avait été historien, il aurait su qu’avant lui, les révoltes d’esclaves n’avaient jamais réussi et qu’elles avaient presque toutes été écrasées dans le sang. Il aurait su que Spartacus, chef de la plus grande révolte d’esclaves au monde jusqu’alors, avait finalement été vaincu, avec ses quarante mille soldats, par l’armée des grands propriétaires romains. Les six mille survivants faits prisonniers furent crucifiés le long d’une route menant à Rome.

 

Aiguillonné par le prestige d’un Toussaint Louverture à Saint-Domingue, le gouvernement révolutionnaire français avait entériné l’abolition de l’esclavage dans les colonies plusieurs années avant 1804. C’est là un argument utilisé par certains historiens pour dire que Dessalines n’a pas, au sens littéral du terme, conduit des esclaves à la victoire.

 

On se souvient pourtant que quelques années après l’abolition de l’esclavage, Napoléon avait chargé Leclerc de le rétablir à Saint-Domingue, et qu’en fait, l’esclavage fut rétabli dans les autres Antilles. On se souviendra que Dessalines avait lui-même été esclave, que notre guerre d’Indépendance s’était largement inscrite dans la continuité de la mobilisation de masse du Bois Caïman et qu’elle fut déclenchée par la menace du retour à l’esclavage. Par conséquent, il peut être accepté comme historiquement correct que la lutte qui, à l’aube du dix-neuvième siècle, conduisit à la création de la République d’Haïti comme la « première révolte d’esclaves réussie » dans l’Histoire du monde, fut largement poursuivie et menée à son terme grâce au talent d’un ancien esclave qui pouvait à peine lire ou écrire.

 

Si Dessalines avait été un rêveur, il aurait mille fois réfléchi plutôt que de passer à l’action. Il aurait longtemps médité sur le sort que lui réserverait, ainsi qu’à ses troupes, le cruel capitaine-général Rochambeau, avec ses meutes de chiens dressés pour dévorer les nègres ; l’image des soldats de Spartacus laissés en pâture aux vautours sur des croix aurait mille fois hanté son esprit et ce rappel historique aurait peut-être fait reculer Dessalines devant la perspective d’une victoire impossible, parce qu’inédite. En vrai penseur, il aurait probablement laissé passer le moment d’agir. Heureusement, Dessalines était un fonceur. Il fut le catalyseur qui n’hésita pas à innover avec les moyens du bord, sachant bien qu’il arrive un moment où l’action est de rigueur et où l’inaction se paie.

 

Tout au long de notre Histoire, les crises politiques, économiques, et sociales ont été si fréquentes que, pour des générations entières, elles pourraient passer pour un état de choses normal. Chaque fois que se produit une crise, la question de compétence ou de capacité de nos dirigeants revient sur le tapis, si bien qu’on semble souvent souhaiter l’avènement d’un faiseur de miracles, capable de prendre les choses en main et de tout arranger. L’un des préalables serait que cet individu soit un homme ou une femme doté d’un bagage intellectuel important, pour avoir fait des études avancées ou s’être établi comme l’une des principales têtes pensantes du pays. Nous en avons pourtant eu de nombreux sur la scène politique ou en position d’influence dans le pays : médecins, écrivains, juristes, constitutionnalistes, universitaire de renommée internationale, économistes, agronomes et même prêtres… Dessalines n’était rien de tout cela. Pourtant, en faisant montre d’une ingéniosité surprenante face à un contingent issu d’une des armées les mieux aguerries de l’époque, en brandissant notre premier bicolore et en fondant la Première République noire, il créa l’un des événements phares non seulement de son époque, mais de l’Histoire du monde. Deux ans plus tard, il devait malgré lui passer le flambeau dans les circonstances tragiques que l’on connaît, mais qu’en ont fait ses successeurs ? Deux siècles plus tard, c’est tenus par la main que nous sommes entrés dans le troisième millénaire. Si les résultats étaient en proportion de la présumée compétence des Haïtiens capables dont tant de noms ont été retenus, dans la politique ou ailleurs, Haïti ne serait pas aujourd’hui un pays pauvre. Il est enfin à se demander quel type de compétence peut vraiment faire l’affaire.

 

Je pense que ce que nous considérons comme compétences tient en grande partie aux valeurs conservatrices et creuses qui dominent dans notre société. Chez nous, malheureusement, on n’est pas jugé capable ou compétent pour ce qu’on a réalisé de concret, mais parce qu’on sait bien parler ou noircir du papier (je vois poindre un sourire sur des visages !).

 

Depuis mes années de lycéen, et, plus tard, au cours de mes études postsecondaires, j’ai souvent noté l’inadéquation entre l’enseignement dispensé dans nos écoles et les besoins de notre pays. Cet enseignement ne semblait guère tenir compte de nos besoins réels, de notre culture propre, de nos antécédents de peuple, de nos aptitudes et des moyens dont nous disposons au niveau national. Après mon baccalauréat, j’ai fait le même constat comme cadet à l’Académie militaire, puis comme étudiant à la Faculté de Droit, où les plus éminents professeurs étaient des licenciés de la Sorbonne, porteurs d’un enseignement destiné tout d’abord aux jeunes Français. J’ai abordé le sujet avec des personnes qui avaient embrassé d’autres disciplines. Lorsque ce n’était une réserve perplexe, je rencontrais chaque fois le même constat d’inadaptation. L’enseignement avait ou bien été trop exclusivement théorique, ou bien il ne couvrait que des schémas étrangers aux réalités haïtiennes.

 

Un exemple frappant d’inadaptation juridique se lit dans notre Constitution, dont plusieurs clauses exigent du citoyen la qualité de propriétaire « d’un immeuble au moins » pour être éligible à certaines fonctions (Articles 91.5, 96.5, 135.d et 157.4). Affirmation, s’il en est, d’un esprit inégalitaire et d’une volonté oligarchique dans un pays où la plupart des citoyens ne possèdent précisément pas une maison. Dans le domaine médical, on connaît des pays, dont le Nigeria et la Chine, où la médecine dite moderne bénéficie d’un appoint non négligeable de la médecine traditionnelle, particulièrement dans les zones géographiques dites reculées. Un projet gouvernemental fut timidement abordé en ce sens en Haïti, pour être vite abandonné. S’il avait été conduit à son terme, les conséquences de l’embargo Clinton auraient été moins graves en matière médicale. N’a-t-on pas vu des cas où des interventions chirurgicales furent pratiquées sans anesthésie, et où des patients moururent sur leur lit d’hôpital, faute de médicaments ?

 

Malgré son nom, la médecine dite traditionnelle se prête à l’innovation. Un exemple d’utilisation innovante de ressources locales fut offert lors de la récente apparition, en Afrique, de ce qu’on appelle l’ambulance africaine. Il s’agit d’un attelage pourvu de matériel de premier secours, tiré par des animaux et conçu spécialement pour transporter d’urgence aux centres médicaux de proximité les victimes d’accidents ou patients requérant une attention immédiate dans les milieux ruraux.

 

Dans le monde où nous vivons, ce qu’on appelle couramment l’éducation commence impérativement par l’alphabétisation. Il faut toutefois se rappeler que la lecture et l’écriture ne sont que des outils de communication créés par l’homme. Différemment du langage parlé, qui est une faculté naturelle propre à tout être humain, la lecture et l’écriture ont été artificiellement inventées pour répondre à nos besoins, comme l’ont été d’autres outils. Ceux qui ne possèdent pas ces outils ne sauraient être considérés comme des sous-humains dénués d’intelligence ou de capacité de réflexion ou d’innovation. Dessalines, qui n’était pas un intellectuel, l’a d’ailleurs bien prouvé. On comprendra qu’un enfant d’un certain âge, qui n’arrive pas à s’exprimer oralement, puisse être affligé d’une déficience mentale. Mais rien, sinon la force des armes ou l’asservissement psychologique mystificateur, n’autorise une minorité à traiter la majorité de la population comme si elle se composait de déficients, d’inférieurs ou de citoyens de seconde zone pour la simple raison que ces derniers ne disposent pas de certains outils, en l’occurrence la lecture et l’écriture. Ce n’est là qu’une façon d’inculquer et d’entretenir chez ces citoyens un complexe d’infériorité qui les rend plus malléables. Ce n’est qu’une façon de leur enlever le droit inaliénable au même respect témoigné aux plus instruits ou aux mieux « éduqués » de leurs concitoyens. C’est nier que ces hommes et femmes portent en eux-mêmes leur propre capacité d’épanouissement en tant qu’êtres humains et prétendre que cette capacité ne peut leur être transmise que par ceux qui les exploitent. C’est continuer à les convaincre d’un mensonge selon lequel c’est la monture qui aurait besoin du cavalier. C’est leur enlever leur humanité. C’est, en un mot, une imposture.

 

En effet, ce sont bien ces populations qui ont le mieux prouvé chez nous, pendant plus de deux cents ans vécus dans une autonomie imposée par l’isolement, leur capacité non seulement de survivre, mais encore de faire vivre les couches sociales dites supérieures ; et ce, malgré les carcans d’appauvrissement matériel, psychologique, politique et social dont on les a accablées. Les barrières érigées par les classes dominantes pour endiguer l’épanouissement naturel de ces populations ont finalement réduit ces dernières à un état tel que c’est en leur nom qu’on quémande aujourd’hui une aumône internationale qui, lorsqu’elle est accordée, sert avant tout à remplir les poches des intermédiaires qui la reçoivent. Nos têtes pensantes feraient bien d’étudier les méthodes qui avaient permis à ces populations de survivre si longtemps, afin de tirer des leçons de résilience, et de chercher à leurs côtés les moyens de nous soustraire à la dépendance vis-à-vis de l’étranger. Ce serait aussi l’occasion pour les têtes pensantes de devenir des mains utiles et de démontrer leurs compétences d’une manière concrète. Pourquoi ne pas essayer enfin de découvrir et de développer nos propres moyens, pour ensuite y adapter, le cas échéant, ce que peut nous offrir l’étranger dans les domaines économique, médical et autres ? Un jour viendra peut-être où nous déciderons de prendre le contre-pied de ce mode de vie et de pensée qui nous maintient dans la dépendance, pour enfin devenir moins tributaires de la charité internationale.

 

La culture aliénante imposée par nos élites encourage à tout faire pour être moins Haïtien. Elle fait que dans le travail, le langage et le comportement en général, le succès est synonyme de fidélité dans l’imitation du modèle étranger. Dès les années de mon enfance et de mon adolescence en Haïti, j’avais souvent remarqué qu’on pensait faire un compliment en disant à quelqu’un qu’il ou elle ne ressemblait pas ou ne se comportait pas comme un(e) Haïtien(ne). La mentalité de colonisés implantée par les anciens maîtres crée chez nous une tendance à culpabiliser nos semblables, en « projetant » sur l’Autre, comme on le dit en psychologie, ce qu’on pense être un défaut qu’on refuse de reconnaître en soi-même. Il faut toujours condamner l’Autre, le mettre en infériorité, paraître meilleur que lui pour impressionner la galerie (autrefois le colon, de qui l’affranchi voulait désespérément se rapprocher). Cet esprit de compétition immature se manifeste souvent aux occasions les plus frivoles, où le jeu ne vaut guère la chandelle. Des projets collectifs qui auraient pu autrement progresser avec dynamisme et efficacité sont ainsi condamnés d’avance à l’échec. Quand les rapports entre les participants continuent dans ces cas, c’est parfois pour recéler un antagonisme larvé qui est à l’origine de rivalités vaines et stériles. Lisons comment le psychiatre martiniquais Frantz Fannon, dans un ouvrage devenu classique (Peau noire, masques blancs) décrit la mentalité de l’Antillais : « Les Antillais n’ont pas de valeur propre, ils sont toujours tributaires de l’apparition de l’Autre. Il est toujours question de moins intelligent que moi, de plus noir que moi, de moins bien que moi. Toute position de soi, tout ancrage de soi entretient des rapports de dépendance avec l’effondrement de l’Autre. »

 

Récemment en conversation avec l’un de nos jeunes érudits (moins de 70 ans), je me suis entendu dire que le Vodou haïtien ne devrait pas s’appeler par ce nom parce que ce n’est pas du vrai vodou : comble de désespoir ! De même, il y a quelques années, un autre monsieur très sérieux, tout en verve, me déclarait que l’Haïtien ne parle pas le français, pour ajouter dans le même souffle, et sans rire, que nous ne parlons pas non plus le créole. Jusqu’où donc irons-nous dans la négation de nous-mêmes ?

 

Je voudrais toutefois reconnaître et saluer le mérite de ceux et celles qui, souhaitant un mieux-être pour notre pays, choisissent d’examiner le problème sous un angle différent. Un ami dont je connais l’engagement sincère et désintéressé dans la recherche de réponses aux questions haïtiennes, exprimait comme suit son opinion, après avoir lu mon dernier article : « À l’heure de la mondialisation,  je suis en train de me demander s’il  ne nous faut pas une nouvelle culture métisse, un clonage de culture, si je puis ainsi parler. » Comme toujours, j’apprécie les approches diverses et le brassage d’idées, et c’est avec la permission de cet ami que je porte la question à l’attention des lecteurs, qui tireront leurs propres conclusions.

 

Pour ma part, je pense que la forme de mondialisation actuellement proposée et pratiquement déjà lancée n’apporte vraiment rien de nouveau sous le soleil. Elle ne fait que renforcer le rôle que les puissances riches font jouer aux pays pauvres dans la production mondiale, en gardant du même coup à leur place les émigrés potentiels dont la main d’oeuvre, sans les « bienfaits » de la mondialisation, serait restée inutilisée dans leur propre pays. L’accès aux États-Unis ou à l’Union européenne est ainsi majoritairement réservé aux jeunes « professionnels » qui peuvent apporter la contribution désirée par ces pays dits développés, sans avoir rendu ce qu’ils doivent à leur pays d’origine. C’est bien ce que la France d’aujourd’hui appelle l’immigration choisie et que les États-Unis pratiquent depuis longtemps. Quand nous produisions naguère pour la métropole et quand, plus tard, les puissances européennes se sont mises d’accord pour coloniser le tiers-monde comme pour se partager un gâteau, n’était-ce pas déjà de la mondialisation, cette division du travail conçue dans l’intérêt des grandes puissances ? Dans le cadre de la mondialisation moderne, les élites locales peuvent librement continuer à gérer la paupérisation et à reproduire dans leurs pays respectifs les mêmes relations de travail voulues sur le plan international par les pays les plus riches : ceux qui travaillent le plus péniblement sont ceux qui gagnent le moins pour permettre, à la sueur de leurs fronts, que les patrons continuent de se la couler douce. Sans Dessalines, notre place serait probablement garantie aujourd’hui parmi les Départements d’Outre-Mer de la France (D.O.M.). Je connais aussi un actuel parlementaire américain qui caresse depuis des années le rêve de faire d’Haïti un « autre Porto Rico ». Je pense que la plupart de nos compatriotes n’envisageraient d’un bon oeil aucune de ces deux éventualités, qui impliqueraient le renoncement à l’héritage dessalinien. Le parlementaire en question avait provoqué, en évoquant cette idée, des murmures de protestation des Haïtiens présents à une audience tenue à Capitol Hill par un comité législatif au sujet d’Haïti ; j’étais dans l’assistance, ce matin-là. Mondialisation équitable ? Franchement je n’y vois, pour ma part, que du mêmement, pareillement.

 

Un jour, peut-être, nous apprendrons à conjuguer nos initiatives et additionner nos efforts pour aller de l’avant sans brader notre souveraineté. Nous apprendrons alors à mettre en valeur nos spécificités et à choisir nos propres leviers économiques. Nous verrons ainsi qu’Haïti, bien qu’étant un petit pays, peut jouer sa partition en toute dignité dans le monde, à égalité de droit avec les grands, de même que les petites nations productrices de pétrole tiennent aujourd’hui en respect les plus fortes puissances industrielles de la planète.

Quand arrivera ce jour, je n’ai aucun doute que nous saurons nous réengager dans la voie de l’innovation, de la bravoure et de la confiance en nous-mêmes que nous a indiquée Dessalines. Ensemble, nous mettrons nos pas dans les empreintes laissées sur notre terre par ce géant de l’Histoire, ce pionnier de la Liberté, pour nous laisser guider par son ombre vers la réalisation d’une percée économique dessalinienne. Ce jour-là, nous nous mettrons à faire ce que nous devrions déjà savoir faire, mais que nous avons jusqu’ici négligé, et qu’il nous incombe de redécouvrir, développer et parfaire.

Teddy Thomas

Juillet 2008

Adresse électronique : teddythomas@msn.com

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