par Teddy Thomas
Les tiraillements ont duré plusieurs mois. D’un côté, le gouvernement haïtien et le grand patronat, qui se sont opposés à la revalorisation du salaire minimum. De l’autre, les organisations ouvrières et syndicales, les étudiants et ceux qui s’échinent pour enrichir les patrons et mènent une existence de plus en plus précaire. Au sommet de la pyramide, la belle vie continue comme si de rien n’était, tandis que le tissu social se déchire, tiré, d’un côté, par l’insatisfaction de ceux qui souffrent et, de l’autre, par l’égoïste insouciance de ceux qui jouissent.
Malgré le vote favorable du parlement, l’exécutif a tergiversé aussi longtemps que possible, pour obtenir enfin une réduction du relèvement salarial voté par les législateurs. Victoire partielle des secteurs privilégiés, pourrait-on dire, mais pour combien de temps ? Car la grogne continue et perdre une première bataille n’est pas nécessairement perdre la guerre, à moins de jeter l’éponge et d’accepter la défaite. La fin du bras de fer n’est pas garantie.
Les responsables politiques n’ont pas manqué d’imagination dans leurs raisons de ne pas promulguer la loi initialement votée par le parlement en faveur du minimum de 200 gourdes. Pour justifier les fins de non-recevoir, des experts en économie ont avancé que le pourcentage réclamé était disproportionné. Comme si toute la réalité pouvait se lire à travers les pourcentages. Trente ou même quarante pour cent d’une masse salariale si peu élevée ne sauraient constituer, en valeur absolue, un montant ingérable. Rien que des cacahouètes face aux marges de bénéfice qu’engrangent les patrons et au pourcentage du produit national brut qu’ils font partir en dépenses de luxe vers l’étranger. Parler des risques inflationnistes en cas d’augmentation des petits salaries, c’est ignorer les effets du pouvoir d’achat de ceux qui mènent la grande vie sans devoir regarder à la dépense.
On a de plus prétexté que l’augmentation du salaire minimum ne soulagerait qu’une partie de la population, alors que les autres n’en bénéficieraient pas. Autrement dit, seuls ceux qui ont assez de chance pour être en position de recevoir un salaire verraient une amélioration de leur condition de vie, alors que d’autres secteurs de notre population fortement frappée par le chômage n’en profiteraient pas. Imaginons, par exemple, une embarcation qui fait naufrage en pleine mer. Le commandant d’un paquebot assez proche pour intervenir estime que, ne pouvant prendre à son bord la totalité des passagers, il doit laisser sombrer tout ce monde plutôt que d’en sauver une partie ! En termes clairs, du point de vue du patronat et de ses alliés, tant qu’il y aura autant de chômeurs, les salaires de ceux qui travaillent ne devront pas vraiment augmenter. Avec un tel raisonnement, il devient possible de maîtriser la hausse des salaires en entretenant le chômage. Jolie blague, pour ceux qui peuvent en rire.
Un autre prétexte avancé contre la revalorisation des salaires est qu’elle entraînerait la fermeture des entreprises nationales et la délocalisation des ateliers de sous-traitance vers d’autres pays. Encore un boniment. Allons-nous croire vraiment que les patrons sont prêts à renoncer à leurs entreprises et à leur statut, à la seule perspective d’empocher un peu moins de la plus-value produite par les travailleurs ? On ne scie pas la branche sur laquelle on est assis. Les riches tiennent à pérenniser leur train de vie actuel tandis que les salariés, de loin plus aguerris, subissent des conditions d’existence imposées. Entre les premiers et les seconds, il est facile de prévoir qui perdrait le plus à la fermeture des entreprises. Cette éventualité devrait effrayer davantage ceux qui la brandissent comme une menace. Plus on a l’habitude de dormir sur une natte, moins on a peur de tomber de son lit.
J’aimerais pouvoir exclure des présentes considérations le cas des petits entrepreneurs qui s’investissent personnellement dans le travail à côté de leurs salariés. Il serait raisonnable d’en attendre une meilleure compréhension de leurs collaborateurs moins fortunés, avec qui ils partagent certains risques sanitaires et professionnels. Souvent, ces petits entrepreneurs ont été eux-mêmes des salariés et leurs activités aident l’État à résorber le chômage, en créant des emplois pour eux-mêmes et pour d’autres personnes. Plus que les grands patrons, ils s’exposent aux aléas de l’économie nationale ; leurs intérêts sont ainsi mieux servis par un développement durable du pays.
Toutefois, on a tort de défendre sans réserve la fiction du patron indispensable, car, à bien des égards, c’est le salariat qui est la condition d’existence du patronat. Ce sont les ouvriers qui travaillent et produisent les richesses au profit de ceux qui contrôlent l’argent et les entreprises. Une petite cure d’amaigrissement ne pourrait que contraindre les nantis à plus de patriotisme économique et à mettre des bémols à leur train de vie dispendieux ; à la longue, c’est la société entière qui en bénéficierait. Grâce à une nouvelle répartition des revenus nationaux, les riches seraient incités à consommer davantage dans le pays. Il s’ensuivrait un intérêt accru à l’amélioration de la production nationale, une hausse de la demande de nos produits agricoles, le développement de l’artisanat et l’essor de l’industrie nationale. Il se ferait ressentir un besoin d’intensifier la scolarisation et de perfectionner l’enseignement à tous les niveaux. Ce serait remplacer l’expatriation des ressources financières par la promotion de la consommation interne et de l’économie nationale.
L’un des moyens de pression et d’intimidation utilisés contre les salariés consiste à les mettre en concurrence les uns avec les autres. Quand cela ne marche plus ou pas assez, le patronat s’empresse souvent, tout bien considéré, de délocaliser les emplois vers d’autres pays où le travail coûte moins, particulièrement dans le secteur de la sous-traitance. Dans le cas actuel d’Haïti, même avec les 200 gourdes, nous serions encore au-dessous du salaire minimum d’autres pays voisins. Une parade efficace consisterait, pour les salariés, à s’organiser au niveau national d’abord, puis au niveau régional et international, en ayant soin de donner solidement le bras aux chômeurs, souvent instrumentalisés par le patronat pour remplacer les salariés. Il y a peu de temps, des revendications salariales se sont heurtées à une résistance similaire des dirigeants et des patrons en Guadeloupe, en Martique et à la Réunion. En unissant leurs efforts, les salariés d’Haïti et de ces îles pourraient se livrer à des échanges qui leur permettraient de s’entraider sur plusieurs fronts, puis de proposer leur collaboration aux travailleurs des autres pays. Cette vaste organisation des Salariés sans Frontières pourrait rivaliser d’efficacité avec les consortiums patronaux tels que les Chambres de Commerce et les sociétés transnationales pour la défense collective des salariés. Si les patrons peuvent fixer localement et internationalement les prix de leur production, les ouvriers doivent aussi pouvoir décider eux-mêmes des tarifs salariaux et les imposer de façon solidaire, en tenant compte des conditions économiques de leurs pays. En opposant un front commun aux magnats de la sous-traitance, les Salariés sans Frontières pourraient les guérir de leur tendance à délocaliser les emplois au moindre signe de revendication ouvrière.
Ce serait une étape de plus vers l’établissement de la justice sociale et de la démocratie économique à travers le monde. Salariés de tous les pays… créez votre propre mondialisation.
Teddy Thomas
Août 2009
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