TERRE SAUVAGE

TERRE SAUVAGE

 

Trois coups frappĂ©s Ă  ma porte me firent sur- sauter comme s’ils avaient Ă©tĂ© cognĂ©s contre mon crĂąne, aggravant ainsi mon mal de tĂȘte.

Les rhumatismes, qui faisaient loi dans mes jam- bes, m’avaient clouĂ©e au lit depuis deux jours et cela me prit un temps fou pour en descendre.

Deux autres coups insistĂšrent pour me porter Ă  me dĂ©pĂȘcher. Cette insistance m’irrita et j’en voulus Ă  cet importun tenant coĂ»te que coĂ»te Ă  ce que je lui ouvrisse quand il Ă©tait passĂ© cinq heures du soir. Le soleil avait pris la fuite depuis dĂ©jĂ  une bonne demi-heure, laissant derriĂšre lui des nuages affolĂ©s.

– J’arrive, j’arrive ! hurlai-je rageusement Ă  l’en- droit de mon visiteur du soir. J’enfilai en toute hĂąte mon vieux chandail de laine et pris quand mĂȘme mon chĂąle noir. La brise glacĂ©e de dĂ©cembre m’avait dĂ©jĂ  jouĂ© plein de vilains tours et je m’étais jurĂ© qu’elle ne m’aurait pas une nouvelle fois. Je remontai mes bas de laine retroussĂ©s sur mes chevilles. AprĂšs un bref coup d’Ɠil dans le miroir, je constatai que mes cheveux blancs en bataille me donnaient un air de sorciĂšre. Je les peignai d’une main pressĂ©e puis j’allai enfin ouvrir.

L’homme qui se tenait devant moi Ă©tait de haute taille, vĂȘtu d’un costume gris sombre et d’un feutre du mĂȘme ton, tout Ă  fait anachronique. Sa beautĂ© ne me laissa pas insensible. Un adonis sĂ»rement dans son jeune Ăąge.  En dĂ©pit de sa peau fripĂ©e, son visage en portait encore l’empreinte.

Bien qu’ayant largement dĂ©passĂ© le cap des soixante-dix ans, ce fait ne me laissa pourtant pas insensible. Je crois que la coquetterie ne s’altĂšre pas avec le temps. Cette derniĂšre refit brusquement surface. Aussi, je m’en voulus de ne pas avoir portĂ© un soin particulier Ă  ma toilette journaliĂšre. Moi qui prĂ©tendais tout savoir, tout deviner, je n’avais pas flairĂ© la visite de ce citadin Ă  l’allure distinguĂ©e.

Cela faisait des lustres que je ne recevais aucune visite Ă  part celles de ce pauvre Samy et je m’étonnais qu’un homme venu de la ville pĂ»t frapper Ă  ma porte. Ma mĂ©fiance de provinciale reprit le dessus et mon agressivitĂ© proverbiale fit claquer ma langue comme un fouet.

– Que me voulez-vous ?

Une lueur de surprise brilla dans les yeux de l’homme qui sembla subitement embarrassĂ©. Il se dĂ©couvrit le chef et rĂ©pondit dans son français de Port-au-Princien :

– Bonsoir, vous ĂȘtes bien
 Madame… Nathan Berne ?

Toujours sur la dĂ©fensive, je hochai la tĂȘte et rĂ©pĂ©tai avec la mĂȘme sĂ©cheresse :

– Que voulez-vous ?

– Je voudrais rencontrer Madame Nathan Berne.

– D’ailleurs, je m’appelle Évelyne Berne, pas Mme Nathan Berne, rĂ©torquais-je en martelant les derniers mots.

– Excusez-moi, Madame, de vous dĂ©ranger Ă  une heure aussi indue. Je suis MaĂźtre Justin Florvil, commissaire du gouvernement. Je suis chargĂ© d’enquĂȘter sur la mort de Monsieur Samy Roy.

Je restai fichĂ©e en terre. ClouĂ©e par la sur- prise. C’était bien la premiĂšre fois que j’entendais pro- noncer le mot enquĂȘte de maniĂšre sĂ©rieuse dans ce pays.

Le commissaire perçut ma stupéfaction et eut un léger sourire ironique.

– Oui, je sais que ça Ă©tonne, mais il n’y a rien de plus vrai. Je suis ici pour dĂ©couvrir les vraies raisons de la disparition de Monsieur Roy.

Je ne pus m’empĂȘcher d’énoncer tout haut mes pensĂ©es.

– Pourquoi cette mort suscite-t-elle une enquĂȘte ? Les gens meurent chaque jour comme des mouches et il n’y a jamais personne Ă  se fouler la rate. Et pourquoi cela changerait-il pour Samy ?

L’étranger eut tout Ă  coup l’air gĂȘnĂ©. Il jeta un regard circulaire autour de lui. Je regrettai d’avoir manquĂ© de savoir-vivre en ne l’invitant pas Ă  pĂ©nĂ©trer dans ma modique bicoque. Ce que je rĂ©pa- rai tout de suite. Il en fut comme soulagĂ©. Je le priai de s’asseoir et lui offris une tasse de thĂ© prĂ©parĂ© avec des feuilles de Corossol. Ce dĂ©licieux breu- vage m’aidait Ă  vaincre mes insomnies.

Nous bûmes le thé en silence. Quand il vida la tasse de sa derniÚre goutte, il dit tout de go :

– Maintenant, dites-moi tout ce que vous savez au sujet de Samy Roy.

Je me levai et me dirigeai vers la fenĂȘtre, essa- yant de masquer l’émotion qui s’emparait de tout mon ĂȘtre Ă  la seule Ă©vocation du nom de ce jeune homme, longtemps considĂ©rĂ© par moi comme un fils.

Le coucher de soleil Ă©tait magnifique. Je con- templai pendant quelques minutes l’astre orangĂ© qui s’enfonçait au loin dans la mer, tandis que les pĂȘ- cheurs dirigeaient leurs barques vers le port. Leurs voiles bigarrĂ©es, gonflĂ©es de vent, leur donnaient l’impression de bomber le torse. MaĂźtre Florvil dut rĂ©pĂ©ter sa question pour me tirer de ma rĂȘverie. Je m’excusai et revins prendre place en face de lui.

– Qui vous a parlĂ© de moi, MaĂźtre Florvil ? questionnai- je sur la dĂ©fensive.

– Les gens du village, lĂ -bas au pied de la col- line. Ils disent que M. Roy et vous Ă©tiez trĂšs liĂ©s. Vous ĂȘtes, d’aprĂšs leur dire, la seule personne Ă  l’avoir bien connu malgrĂ© la quarantaine d’annĂ©es qui vous sĂ©paraient.

Des souvenirs foisonnĂšrent un instant dans ma tĂȘte.  Mue par mes tourments, je me levai Ă  nouveau pour arpenter cette sobre piĂšce qui tenait lieu de salle Ă  manger, de vivoir, de salon, de chambre Ă  coucher, de…. de tout, enfin. J’avais choisi de revenir m’installer dans ma ville natale Ă  la mort de Nathan, mon mari, et au dĂ©part de mes quatre enfants pour les États-Unis. Cette vie de recluse me pesait quelques fois, mais j’exĂ©crais si fort le fait que Port-au-Prince soit devenu un immense bidon- ville, que je prĂ©fĂ©rais encore la solitude au brouhaha qui y rĂ©gnait. Ayant toujours eu horreur du tinta- marre, le silence de cathĂ©drale de ma petite bour- gade me procurait une agrĂ©able sensation de paix.

Je sursautai quand je sentis la main de l’étranger se poser sur mon Ă©paule et reculai d’effroi. Com- ment osait-il me toucher ?

– Écoutez, dit-il d’une voix pleine de comprĂ©- hension, excusez ce geste qui vous a rĂ©vulsé ; je ne voulais que vous rassurer. Veuillez me pardonner cette impolitesse.

Je constatai avec Ă©tonnement que cette vie de solitaire imposĂ©e par mon destin, depuis une bonne quinzaine d’annĂ©es, avait fait de moi une vraie sauvageonne. Les moindres petites choses ou un simple geste et je tremblais, apeurĂ©e par le fait que cela pourrait ĂȘtre encore une Ă©corchure.

Je respirai profondĂ©ment et retournai prendre siĂš- ge, fermement dĂ©cidĂ©e Ă  me jeter Ă  l’eau. Il m’était maintenant presque impĂ©ratif de faire part Ă  MaĂźtre Florvil de l’impensable, puisqu’il insistait tant.

– Samy n’avait que trente ans, commençai-je, tandis que MaĂźtre Florvil prenait place Ă  son tour au bord de la fenĂȘtre pour simuler un engouement pour le retour des pĂȘcheurs vers la terre ferme. Il pensait sĂ»rement que cela me serait confortable de ne pas sentir ses yeux d’aigle posĂ©s sur moi. Au moment oĂč j’allais poursuivre, je me rappelai que le com- missaire ne m’avait toujours pas dĂ©voilĂ© la raison pour laquelle la mort de Samy faisait l’objet d’une enquĂȘte alors que cette coutume Ă©tait tout Ă  fait inusitĂ©e dans le pays.

Je me risquai Ă  poser Ă  nouveau la question et le commissaire me rĂ©pondit, toujours en fixant la mer, que Samy Roy, nĂ© aux États-Unis, jouissait de tous les droits et privilĂšges que lui confĂ©rait le fait d’ĂȘtre un citoyen de cette grande nation, mĂȘme si ses parents Ă©taient HaĂŻtiens.  Il avait reçu l’ordre de faire une enquĂȘte. Ordre Ă©manant directement de l’ambassade amĂ©ricaine.

Satisfaite de la rĂ©ponse – j’avais horreur de ne pas savoir le pourquoi des choses –, je poursuivis :

– Samy Roy Ă©tait un jeune homme tout simple qui n’a jamais compris que de son cĂŽtĂ©, la vie, elle, s’enlisait parfois dans des complications inextrica- bles. Ayant vĂ©cu Ă  l’étranger, son ignorance du milieu haĂŻtien – surtout celui de la province – le mettait, certes, Ă  l’abri de certaines mesquineries, mais le laissait, par contre, totalement dĂ©sarmĂ© face aux dures rĂ©alitĂ©s.

Quand il vint chez moi pour la premiĂšre fois, je n’étais qu’une vieille femme Ă©crasĂ©e par le poids de sa solitude, comblĂ©e par l’affection d’une bande de chats somnolents qui traĂźnait dans mes jambes et m’entravait le pas. Il me rappelait un peu mon fils aĂźnĂ©, SergeĂŻ, dans ses bruyants Ă©clats de rire – j’avais trouvĂ© en eux un analgĂ©sique Ă  ma douleur-solitude – et son amour pour les bĂȘtes, surtout les chats. Des fois, je me disais que c’est un homme comme celui-lĂ  que j’aurais souhaitĂ© pour ma petite derniĂšre, Carine. HĂ©las ! elle avait Ă©pousĂ© cet AmĂ©ricain du Texas qui n’arrĂȘtait pas de cuver son rhum Barbancourt 5 Ă©toiles. Bref. Samy se sentait l’ñme d’un fermier. Il avait dĂ©cidĂ© de rĂ©cupĂ©rer les terres que son grand-pĂšre possĂ©dait dans la VallĂ©e. Il rĂȘvait d’immenses plantations de cafĂ© et de cacao. Il voulait surtout redonner l’espoir de jours meil- leurs aux habitants de la rĂ©gion qui, dĂ©sespĂ©rĂ©s, s’embarquaient pour la Floride sur des bateaux de fortune, au pĂ©ril de leur vie.

Ce solide gaillard tint ses promesses. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, il redonna un nouveau souffle à notre petite bourgade qui croulait sous le poids d’une profonde lassitude.

En dehors de son travail, Samy avait une grande passion : les femmes. Et celles-ci le lui rendaient, car mĂšre Nature sur ce point l’avait beaucoup gĂątĂ©. La petite Tallendier, lors de longues vacances d’étĂ©, tomba follement amoureuse de lui. On parlait dĂ©jĂ  de leurs prochaines noces quand un soir, totalement transfigurĂ© par l’effroi, Samy vint me voir pour me raconter une histoire qui, Ă  premiĂšre vue, paraissait inimaginable. De toute Ă©vidence, ma mise en garde Ă  l’encontre des femmes d’un milieu social diffĂ©rent du sien n’avait pas portĂ©. Il a toujours fait la sourde oreille, emportĂ© par la fougue de ses jeunes annĂ©es et sa virilitĂ© dĂ©bordante.

Il s’était mis en tĂȘte, comme tout le monde dans le patelin, que j’étais un peu sorciĂšre, que je savais lire dans les cƓurs, dans les cartes et dans le marc de cafĂ©. HĂ©las ! rien de tout cela n’était vrai. Je l’avais juste laissĂ© croire Ă  tous, pour mieux faire face Ă  l’hostilitĂ© de certains paysans craignant que mon retour au pays natal augurĂąt la fin de leur bien-ĂȘtre. Car depuis plus d’une quarantaine d’annĂ©es, ils avaient l’usufruit des terres de feu mon mari. Leur agressivitĂ© Ă  mon Ă©gard croissait de jour en jour en dĂ©pit du fait que je ne leur rĂ©clamai jamais rien.  Je me contentai de cette maison en vĂ©tustĂ©, voulant passer les quelques annĂ©es qui me restaient encore Ă  vivre dans la paix. Dans la cour arriĂšre, j’y avais installĂ© une basse-cour et cultivais un jardin po- tager. Je ne vivais plus que pour les lettres de mes enfants et petits-enfants toujours victimes de la lenteur avec laquelle le bureau de poste distribuait le courrier. Bref…, Samy me dit qu’une date avait Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©e pour le mariage. Je le fĂ©licitai en l’em- brassant sur les deux joues, quand dans ses yeux inondĂ©s de larmes je vis s’y baignant le plus grand dĂ©sespoir du monde. Je sentis en lui le besoin d’ĂȘtre guidĂ© dans les dĂ©dales de ses incertitudes.  Sa tenue dĂ©braillĂ©e et son regard hagard trahissaient ses nuits d’insomnie passĂ©es Ă  fixer le plafond de sa chambre Ă  coucher.

–  Mme Berne, venez-en donc au fait, m’inter- rompit Maütre Florvil.

Je lui lançai un regard noir et articulai sur un ton rageur.

– Mais, Monsieur le Commissaire, vous m’avez demandĂ© de vous faire le rĂ©cit de cette “chronique d’une mort annoncĂ©e” dans les moindres dĂ©tails…

– Oui, oui, bien sĂ»r, bĂ©gaya-t-il l’air penaud, je suis quand mĂȘme surpris qu’il y en ait tant.

– Cette histoire en est riche et chaque dĂ©tail compte et est absolument nĂ©cessaire pour reconstituer cet immense puzzle. Maintenant, laissez-moi poursuivre, sinon vous risquez de repartir d’ici Ă  minuit. Et Ă  cette heure, monsieur Rigaud, celui qui distribue gracieusement le courant Ă©lectrique Ă  la ville Ă  partir de sa gĂ©nĂ©ratrice, va commencer son rationnement. Il vous sera impossible de vous rendre en ville dans cette noirceur Ă©paisse qui enveloppera toute la rĂ©gion.

– Eh bien, continuez, je vous prie.  Je vous suis tout ouïe.

– Je disais que Samy se confia Ă  moi ce soir-lĂ . Évidemment, Ă  son arrivĂ©e ici il ne tarda pas Ă  se faire des amis. Mais il ne prit pas le temps de trier le bon grain de l’ivraie. MalgrĂ© mes conseils, il ne se mĂ©fia pas de Fritznel, un jeune homme que l’on disait envieux et jaloux et qui aimait passionnĂ©ment la demoiselle Tallendier sans que celle-ci ne daignĂąt jamais lui jeter un regard. Fritznel ne tarda pas Ă  comprendre que Samy Roy avait fait battre le cƓur de la belle Florence Tallendier et du fond de son Ăąme noire germait dĂ©jĂ  un plan machiavĂ©lique. Il avait vĂ©cu toute sa vie, Ă  part les annĂ©es passĂ©es Ă  la capitale pour terminer son cycle secondaire, dans notre petite ville. Par consĂ©quent, il avait une parfaite connaissance du milieu dans lequel il Ă©voluait. Ce qui n’était pas le cas pour Samy. Il possĂ©dait du bout des doigts la petite histoire de tous et de chacun dans les moindres dĂ©tails. Son pĂšre, notaire, l’avait mĂȘme mis au courant de toutes les affaires de terres et d’hĂ©ritages. Il pouvait donc bien cerner la mentalitĂ© et les mobiles de chaque ĂȘtre vivant dans cette bourgade.

Fritznel Desmornes n’ignorait pas que Romel BĂ©lizaire avait une femmeranjĂ©*. Oui, cette belle “marabout” aux mƓurs lĂ©gĂšres avait la particularitĂ© d’avoir Ă©tĂ© dotĂ©e d’un pingga par le bĂČkor de la ville sur demande de Romel, son mari, de trente ans son aĂźnĂ©.”

À ces mots, MaĂźtre Florvil ouvrit de grands yeux Ă©berluĂ©s.

– Mais, qu’est-ce que tout ceci peut bien vouloir dire ? interrogea-t- il, perplexe.

Je secouai la tĂȘte avec lassitude en pensant que les citadins avaient l’air de vivre en dehors des vraies rĂ©alitĂ©s du pays. Je dus chercher les mots capables d’expliquer au mieux ce que tout ceci pouvait bien vouloir dire.

De longues minutes s’écoulĂšrent ainsi dans un profond silence, troublĂ© seulement par le bruit des vagues au loin qui venaient fouetter les rochers d’une caresse sauvage pleine d’écume blanche.

– Eh bien, MaĂźtre Florvil, ceci signifie tout sim- plement que Romel BĂ©lizaire a demandĂ© Ă  DĂ©cius, le bĂČkor, de crĂ©er un envoĂ»tement autour de sa fem- me de maniĂšre Ă  ce que tout autre que lui, qui s’aviserait de cĂ©der aux charmes de la belle, devien- drait immĂ©diatement impuissant. BĂ©lizaire savait que les mĂąles lui tournaient autour comme des four- mis et des mouches sur un pot de miel. D’ailleurs, il y en avait qui s’étaient dĂ©jĂ  fait piĂ©ger. Cependant, Samy lui, ne pouvait pas ĂȘtre au courant puisqu’il Ă©tait un nouveau venu.

– Mais, comment
 arrive-t-il à faire pareille chose ? demanda Maütre Florvil, totalement aba- sourdi.

– Ah ça, je ne saurais vous le dire. “Motus et bouche cousue”. Un secret ancestral qui doit se transmettre de pĂšre en fils sorcier. Je crois que la tradition s’est Ă©teinte, puisque DĂ©cius est parti pour l’au-delĂ , emportant avec lui le secret dans sa tombe.

– Quoi ? DĂ©cius est mort lui aussi ?

– HĂ©las, oui, et de maniĂšre violente. Contraire- ment Ă  ses ascendants qui trĂ©passaient tous dans leur lit au pied duquel leurs fils recueillis pouvaient recevoir toutes les confidences, tous les secrets, toutes les recettes de poison et leurs antidotes, le rejeton de DĂ©cius n’a pas eu cette chance mettant ainsi fin Ă  une longue dynastie de sorciers.

– Je n’ai pas Ă©tĂ© mis au courant de la mort de DĂ©cius.

– Ça se comprend, elle n’intĂ©resse pas l’am- bassade amĂ©ricaine. N’était la citoyennetĂ© Ă©trangĂšre de Samy, sa mort n’aurait fait nullement l’objet d’une enquĂȘte. Votre prĂ©sence ici serait totalement injustifiĂ©e, voire incongrue.

– Je vous le concĂšde, Madame. Pourrais-je quand mĂȘme savoir, juste Ă  titre personnel, la façon dont DĂ©cius a trouvĂ© la mort ?

– Ça, vous le saurez en temps opportun. Cette mort a sa place dans l’histoire qui nous concerne. Je devrais mĂȘme dire que les deux faits sont intimement liĂ©s. Laissez-moi poursuivre et vous comprendrez tout. Cela me soulage d’avoir Ă  partager avec quelqu’un qui n’est pas d’ici ce lourd secret. C’est comme une forme d’exorcisme qui constituera une thĂ©rapie me permettant de vaincre mes insomnies. Un analgĂ©sique qui attĂ©nuera cette douleur vive qui me tient aux tripes quand je pense Ă  ce formidable gĂąchis, Ă  cette vie sapĂ©e Ă  la fleur de l’ñge pour quelques minutes de plaisir.

Fritznel Desmornes, tapi dans l’ombre, tirait les ficelles de ces marionnettes vivantes. La jalousie lui inspirait presque des instincts de meurtrier. Il Ă©tait tombĂ© amoureux de la belle Florence depuis sa plus tendre enfance et elle, rĂ©chauffĂ©e par le fait qu’il la couvait des yeux, s’abritait sous son aile, mĂȘme si de son cĂŽtĂ© elle n’éprouvait pour lui qu’un sen- timent tiĂšde. Officieusement, ils Ă©taient promis l’un Ă  l’autre jusqu’au jour oĂč Florence fit la connais- sance de Samy. Ce fut un coup de cƓur terrible, que Fritznel trouva difficile Ă  digĂ©rer. Sous ses yeux ahuris, la femme de sa vie filait le parfait amour avec un autre. Elle lui Ă©chappait et cela il ne le tolĂ©ra pas.  Rendu fou par la jalousie, il Ă©chafauda un plan diabolique.

Par un soir de carnaval, sous prĂ©texte d’enterrer sa vie de garçon, Fritznel prĂ©senta Clarisse BĂ©lizaire Ă  Samy. Elle Ă©tait belle et sensuelle.  ÉgayĂ© par l’alcool ingurgitĂ© sans aucune mesure, l’ambiance de fĂȘte crĂ©Ă©e par les dĂ©guisements hauts en couleur et le rythme endiablĂ© de la musique, Samy se laissa entraĂźner dans une aventure qu’il croyait sans lendemain. Ébloui par les feux de ce dĂ©sir brĂ»lant qui ravageait tout son ĂȘtre Ă  la vue des formes plantureuses de la dame BĂ©lizaire, incapable de rĂ©sister aux effluves aphrodisiaques qui Ă©manaient de son corps, il cĂ©da. Un seul regard, un seul geste (elle lui avait pris la main) avaient suffi Ă  sceller son destin.  Ce soir de Mardi gras, il l’avait suivi Ă  tra- vers la foule en dĂ©lire, ivre de musique et de tafia, se sentant fondre Ă  chaque balancement de ses hanches. Et l’envie de faire glisser ses grandes mains viriles dans la cambrure de ses reins le dĂ©mangeait.

Du jour au lendemain, Samy se retrouva totale- ment impuissant. Ce qui au dĂ©but ne s’avĂ©ra ĂȘtre que des apprĂ©hensions se transforma en certitude, provoquant en lui une peur panique.

Car une panne momentanĂ©e, c’est comprĂ©hensi- ble ; mais quand elle est devenue un Ă©tat permanent, cela vire au drame.

Samy sentit sa vie lui Ă©chapper.

La date de son mariage approchait et il n’était plus un homme. La petite Tallendier n’aurait dans son lit qu’un épouvantail, un homme de paille.

Le jeune homme s’affola et partit pour la capitale sous le fallacieux prĂ©texte de funĂ©railles d’une aĂŻeule. Il visita une bonne vingtaine de mĂ©decins qui ne trouva aucune solution Ă  son mal. Il reporta la date de ses noces et partit pour l’étranger au grand dam de Florence qui, ne se doutant nullement du drame que vivait son malheureux fiancĂ©, acceptait trĂšs mal cette sorte de fuite Ă  la derniĂšre minute. Elle lui Ă©crivit de longues missives essayant vainement de le contraindre Ă  quelques confidences, ne fut-ce que pour gagner un peu de repos d’esprit. HĂ©las ! elles restĂšrent toutes sans rĂ©ponses.

Les Ă©minents disciples d’Hippocrate d’outre-mer restĂšrent perplexes face au mal de Samy ; leur science n’en vint pas Ă  bout. Samy crut en devenir dingue. Entre-temps, les langues fourchues s’en donnĂšrent Ă  cƓur joie, de quoi faire hurler Florence, car malgrĂ© le coup bas il lui restait encore quelques vestiges de tendresse. Pauvre Florence ! Elle ne tarda pas Ă  dĂ©velopper une anorexie qui la rendit maigriotte.

Les spĂ©cialistes Ă©trangers ne lui Ă©tant d’aucuns secours – moi, je lui fus d’une aide qui Ă  dĂ©faut d’ĂȘtre efficace n’était que compatissante –, et la situation devenant de plus en plus abrasive, Samy partit pour l’Afrique. Il consulta plusieurs guĂ©ris- seurs, ils furent unanimes : le seul remĂšde capable de vaincre cette impuissance Ă©tait l’antidote du poison. Il n’y avait que deux personnes au monde Ă  possĂ©der cette potion ; DĂ©cius, le bĂČkor, Ă©videm- ment, puisqu’il en Ă©tait l’auteur, et Romel BĂ©lizaire, le mari de Clarisse, qui couchait bien sa femme sans que cela ne lui soit prĂ©judiciable. Cependant, Romel Ă©tait Ă  Ă©carter. Comment demander pareille chose Ă  un mari jaloux sans avouer son crime et comment Ă©viter le dĂ©bordement des passions et tout ce qui peut en dĂ©couler.  L’ultime sauveur de Samy restait DĂ©cius. D’ailleurs, il lui serait facile de l’amadouer en le soudoyant.

Malheureusement, quand Samy revint au pays il trouva accrochĂ©e Ă  la porte de DĂ©cius une couronne de fleurs en fer sculptĂ© de couleur pourpre. L’entre- prise des pompes funĂšbres l’avait apposĂ©e le matin mĂȘme pour signifier Ă  la population que DĂ©cius Ă©tait bel et bien parti pour le “pays sans chapeau”, confirmant ainsi la rumeur qui avait gagnĂ© les rues comme une traĂźnĂ©e de poudre. Le fait avait dĂ©frayĂ© la chronique et alimentait les cancans des vieilles commĂšres se berçant sur leur vieille dodine sur le pas de leur porte. Cette mort Ă©branla fortement ce jeune homme qui comprenait enfin que ce bout d’üle Ă©tait une terre sauvage. Les propos que je lui tenais autrefois ne se dĂ©mentiraient pas.

– Mais, qu’est-il arrivĂ© Ă  DĂ©cius ? me demanda MaĂźtre Florvil de plus en plus atterrĂ©.

– DĂ©cius a Ă©tĂ© tuĂ© Ă  coups de machette lors d’une confrontation entre deux bandes de rara* rivales. Ce genre d’incidents se produit frĂ©quemment en province. Samy, dĂ©sespĂ©rĂ©, crut bien faire en allant se confier Ă  son ami Fritznel qui se fit un plaisir, sous prĂ©texte de trouver une solution Ă  cet Ă©pineux problĂšme, de colporter la nouvelle dans toute la citĂ©, mouchardant ainsi son camarade. Samy tenta vainement de trouver grĂące auprĂšs de Florence. Celle-ci rentra dans une colĂšre folle et fit la sourde oreille aux arguments prĂ©parĂ©s par son fiancĂ© en vue de sa dĂ©fense. Elle claqua la porte Ă  cet ĂȘtre trop volage, trop frivole Ă  son goĂ»t. Clarisse prit la fuite, craignant le courroux de son Ă©poux qui l’avait tant de fois menacĂ©e de mort s’il trouvait la preuve de ses infidĂ©litĂ©s. Le vieux Romel en pleine colĂšre succomba Ă  une violente crise cardiaque…

À ce moment-lĂ , j’arrĂȘtai mon rĂ©cit. De grosses larmes roulaient dans les sillons creusĂ©s sur mes joues par les rides. Je me levai et revins m’installer au bord de la fenĂȘtre pour contempler Ă  nouveau la mer qui seule agissait comme un analgĂ©sique, calmant ainsi mes douleurs. Je sentis MaĂźtre Florvil aussi Ă©mu que moi. Il avait, en plus, cette hĂąte de connaĂźtre la fin de cette triste histoire.

Je repris lentement, la voix enrouée par un sanglot.

Samy vit ses espoirs s’effondrer. Ses rĂȘves s’effriter comme les dĂ©licats pĂ©tales d’une rose que la brise dispersait aux quatre vents. Il ne pleura mĂȘme pas. Il se fit un devoir de saluer les notables de la ville. Florence refusa encore une fois de le recevoir. Il vint m’embrasser. Je crus qu’il repartait pour la capitale. Oh mon Dieu, si seulement j’avais su, si j’avais vraiment les pouvoirs d’une voyante… j’aurais compris… enfin


Vers minuit, la petite ville endormie fut secouĂ©e par une terrible dĂ©tonation. Les gens enveloppĂ©s de leur robe de chambre se ruĂšrent vers le lieu d’oĂč partit le coup. Des cris et des hurlements montĂšrent vers le ciel. Le docteur AmĂ©dĂ© fit aussi vite que le lui permettaient son Ăąge avancĂ© et ses jambes torses. HĂ©las, il Ă©tait trop tard depuis dĂ©jĂ  trĂšs longtemps. Samy s’était suicidĂ©. Le dĂ©sespoir lui avait insufflĂ© la force et le courage de se tirer une balle dans la tĂȘte…

On aurait pu entendre voler un moustique tant le silence se fit profond entre MaĂźtre Florvil et moi. J’allai vers mon piano et Ă©grenai mĂ©lancoliquement quelques notes de cette musique de Justin Élie que Samy adorait, puis, ravagĂ©e par la douleur – c’est comme si j’avais perdu mon propre fils –, je plaquai quelques accords discordants et rageurs sur le clavier. Puis, je refermai violemment l’instrument et la partition et ordonnai au commissaire de partir.

Lui ayant avouĂ© tout ce que je savais, sa prĂ©sence maintenant m’était tout Ă  fait insup- portable. Il me donnait brusquement l’impression de remuer un couteau dans une plaie encore vive.
Je dis sur un ton sec :

– Maintenant que vous savez tout, je vous prierais de quitter ma demeure, MaĂźtre Florvil. Je veux ĂȘtre seule avec ma peine.

– Alors, c’est vraiment
 un suicide et non un
 meurtre maquillé ? rĂ©torqua-t-il sur un ton d’une extrĂȘme lassitude.

– Si vous voulez, rĂ©pondis-je, Ă©nervĂ©e de sa persistance Ă  me tirer les vers du nez. Cette ques- tion, il faudra la poser Ă  Fritznel Desmornes. Et la justice, s’il en reste encore un peu sur cette terre sauvage, se chargera du reste. Moi, je n’ai plus rien Ă  dire. En vous parlant, j’ai seulement soulagĂ© ma conscience. DĂ©trompez-vous si vous croyez avoir obtenu mes confidences au nom de la loi. Partez
 partez maintenant, avant que monsieur Rigaud n’éteigne son delco. Vous aurez peut-ĂȘtre encore une chance de trouver une chambre en ville.

– Mais, Mme Berne, j’ai des tas de questions Ă  vous poser…

– Excusez-moi, commissaire, mais je n’ai plus rien Ă  ajouter. Sauf si j’étais appelĂ©e Ă  comparaĂźtre, dans le cadre d’un Ă©ventuel procĂšs.

– Il y aura procĂšs, soyez-en assurĂ©e, Mme Berne.

– Permettez-moi d’en douter, Maütre Florvil.”

Je pris son chapeau sur la table et le lui fourrai entre les mains. J’ouvris la porte.

La bise glacĂ©e s’engouffra dans la maison. Mon Dieu, elle s’en vient taquiner mes rhumatismes, pensai-je. Et j’en voulus au commissaire de s’ĂȘtre attardĂ©. Je le poussai presque dehors.

– Et Florence ? cria-t-il, de peur que sa voix ne fĂ»t couverte par le bruit des vagues.

Haussant le ton, je répondis :

– Elle a Ă©pousĂ© Fritznel, et je crois qu’ils sont heureux ensemble. Elle n’est pas au courant de toutes ses manigances.

– Il sera difficile de faire la preuve de tout ça et je…

Je n’entendis pas le reste de la phrase. Le claquement que fit la porte en se refermant m’en empĂȘcha.
Port-au-Prince, janvier 1997

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