Une épingle et des anges

Une épingle et des anges

 

Alors que les Turcs Ottomans étaient aux portes de Constantinople, en 1453, et s’apprêtaient à dévaster la ville, l’Histoire rapporte que les « têtes pensantes » se querellaient à l’intérieur, en des discussions passionnées et interminables concernant le sexe des anges. Traduisant de profondes préoccupations théologiques du Moyen-Âge, l’expression « Combien d’anges peuvent danser sur une tête d’épingle ? » est maintenant passée dans le langage pour définir les discussions oiseuses et inutiles. Au hasard de mes lectures, je me demande souvent dans quelle mesure une telle situation s’applique maintenant à la réalité de chez nous.

 

Dans cet ordre d’idées j’ai hésité un peu sur le choix du titre de cet article, me demandant ce qu’il valait mieux dire. Citer les anges d’abord et l’épingle ensuite, ou vice-versa ? La poule vient-elle avant l’oeuf, ou vice versa ? On pourrait vraiment s’y étendre, ad infinitum … Les lectrices et lecteurs remarqueront aussi sans doute que je n’ai fait aucun renvoi en bas de page pour communiquer la source des informations citées plus haut. S’agissant ici d’un article d’opinion qui ne relate aucune information inédite, je n’ai pas trouvé nécessaire d’alourdir le texte en y insérant des notes de bas de page. N’en déplaise aux puristes, les bons vieux dictionnaires, les encyclopédies, et maintenant Internet sont, en la matière, des outils précieux que l’on a déjà bien su utiliser.

 

Actuellement, il suffit d’un clic sur Internet pour accéder à tout un monde de données qu’alimentent sans cesse de nouvelles recherches. Pour paraphraser Ésope, ce pourrait être actuellement pour certains « la meilleure et la pire des choses », vu la tentation possible de se laisser absorber par la richesse des informations disponibles et de perdre contact avec la réalité et les besoins quotidiens. Différemment du chercheur professionnel, le commun des mortels ne peut s’offir le luxe de poursuivre exclusivement la connaissance « en soi  ». Il s’agit plutôt d’en tirer parti à des fins pratiques. En ce sens, la formation académique et les connaissances acquises par curiosité intellectuelle me font penser aux achats hebdomadaires que nombre d’entre nous effectuons au supermarché. Tenus en réserve, on s’en sert au besoin, et l’on continue d’évaluer, de comparer et de s’approvisionner aux sources disponibles.

 

Avant l’ère de l’informatique et peut-être encore jusqu’à ce jour, nos intellectuels en herbe s’ingéniaient à retenir nombre de citations agrémentées de noms d’auteurs étrangers, parfois aussi exotiques que possible – Yo t ap bat bèt. C’était, en général, une activité presque essentiellement masculine dans notre pays. Aux Cayes, les discussions philosophiques ou historiques se tenaient parfois sur la place d’armes, au sein du groupe élargi et divers des anciens durs à cuire (voir article précédent: « Cet été 1964 – Entre Les Cayes et Jérémie »), et dans les limites de la prudence – politique oblige. Souvent animés, ces débats entraînaient occasionnellement des brouilles passagères dont j’entendais les échos. Les retombées de ces activités me parvenaient aussi lorsque mon frère amenait à la maison de nouveaux venus en ville ou des visiteurs de passage qui nous passaient parfois sous le manteau des livres ou des recueils de poèmes jugés tendancieux. C’est ainsi que je me souviens encore, et que je reproduis de tête, ce passage du poème « Margha » de René Philoctète:

« Demain est fait de tous les demains

Comme hier fut demain

Demain aura son demain »

Des années plus tard, dans la ferveur qui suivit la chute de Duvalier et sans avoir fait le rapprochement de nom, je me suis indignée du terme « bayakou » utilisé dans un article paru sous la plume de René Philoctète pour décrire un tortionnaire du régime de Duvalier. Alors en pleine bataille idéologique, je considérais cette appelation comme étant grave et injurieuse envers les pauvres qui essayaient par des moyens aussi pénibles de gagner leur vie. L’auteur s’en expliqua de façon mesurée dans un article de suivi, et je continuai à prendre plaisir à le lire. Je ne me doutais nullement alors qu’il s’agissait de cette figure pour moi emblématiqe, de ce poète dont les vers évocateurs avaient illuminé mon adolescence. Je lui en rends ici un hommage posthume.

 

L’échange de livres qui s’effectuait aux Cayes ne se limitait pas seulement aux visiteurs de passage. Les titres plus anodins se passaient ouvertement. Rentrés chez eux pour les vacances, des étudiants venus de Port-au-Prince se joignaient occasionnellement aux jeunes gens qui se réunissaient sur la place. Je revois encore ces vacanciers, parfois livres sous le bras, déambulant par deux ou trois dans les rues de la ville. Au hasard des circonstances, ils escortaient aussi des jeunes filles, ne ratant aucune occasion de lancer du Sartre, d’asséner du Theilard de Chardin (alors très à la mode), ou du Camus, à toute audience tant soit peu ouverte ou réceptive ; souvent, ils n’oubliaient pas non plus de mentionner négligemment Garoudy ou Boris Vian.

 

L’un de leurs émules fit partie de ma promotion de philo au lycée. Alors que tout se déroulait de façon normale, il en fut autrement du cours de philosophie. Dès le début, on le sentit prêt –li te bat bèt la byen. Avec le temps, ses interventions se multiplièrent alors que notre professeur de philosophie, jeune, passionné du sujet, et coutumier des débats tenus sur la place, répondait aux arguments qu’il ne cessait de présenter à grands renforts de citations. Tout cela allait souvent loin de la matière à couvrir, et entraînait un rattrapage causant parfois notre départ après l’heure normale de la fermeture des cours. On en eut marre et on s’en plaignit à plusieurs reprises au camarade. Il nous ignora. Alors qu’emporté par son élan, il se soulevait légèrement du banc dans le cadre de ses interventions, j’aperçus parfois quelqu’un qui, de derrière, lui tirait un peu la chemise pour le rappeler à l’ordre. Rien n’y fit.

 

Mon amie avec qui j’étudiais le matin était alors sa voisine de quartier et ils se détestaient comme chien et chat. Excédées de son comportement, on finit par penser que, comme il se soulevait en général pour réclamer la parole, une solution au dilemme serait peut-être de le coller sur le banc. Et c’est ainsi qu’un jour on se rendit en classe munies d’une provision bien mâchée de gomme Chicklet. On s’éclipsa ensuite, avant la fin de la récréation, pour étaler discrètement la gomme à l’endroit où il s’asseyait d’habitude. Fin prêt, notre bonhomme arriva livres en main, et, tout excité s’assit sans regarder, en attendant la venue du professeur. La classe venait juste de commencer lorsqu’il se souleva un peu, en levant la main. Mon amie et moi le suivions alors discrètement des yeux, et nous le vîmes soudain baisser la main, se rasseoir complètement, et jeter ensuite des regards furtifs en direction de son siège. Á cause de la position du problème on comprit que son inspection ne saurait être plus directe. Il resta donc tranquille et la classe put partir à temps. Par curiosité, nous nous arrangeâmes pour le suivre alors qu’il s’en allait le dernier. Déjouant nos meilleurs plans, il marcha de côté, le dos contre la balustrade du balcon qui menait à l’escalier intérieur où il se précipita ensuite, couvrant de son livre toute tache suspecte.

 

Par la suite, je ne pus m’empêcher de remarquer que notre camarade philosophe, devenu immensément plus circonspect, faisait parfois un coup d’oeil en direction de mon amie lorsqu’il commençait à se soulever du banc afin d’intervenir en classe, pour ensuite se tenir coi. Je ne sais à quel point les autres condisciples remarquèrent son changement d’attitude ou même s’ils s’en souviennent encore.

 

Vieille de près d’un demi-siècle et pourtant encore d’actualité, une telle situation reflète les problèmes de communication de notre milieu, de même que le prestige ou l’excitation que recherchent peut-être encore ceux enclins aux joutes oratoires ou intellectuelles, si inutiles soient-elles dans un contexte donné. Ma génération a été à bonne école en ce sens. En témoignent par  exemple la fascination, de même que les conversations et commentaires sans fin que provoquent jusqu’à ce jour, chez toute une classe de nos « intellectuels », les voyages déjà lointains de Malraux et d’André Breton en Haïti. Pour certains, qui ne s’en cachent pas d’ailleurs, ce fut une manne autant qu’une épiphanie. C’est à qui fera montre de la meilleure connaissance de leur vie et de leurs oeuvres. Et c’est dans ce groupe que se rencontrent la plupart de nos « têtes pensantes », de nos décideurs, ou de ceux qui en assurèrent la formation à une étape cruciale de leur vie.

 

Á côté de ces habitudes culturelles, je ne m’étendrai pas ici sur la gamme des manoeuvres dilatoires, magouilles et déformations que je découvris plus tard en diaspora, et que l’on voit foisonner de toute part maintenant dans notre pays. Elles s’incorporent parfois à une stratégie malhonnête, sous couvert de participation et de coopération. Il est aussi vrai que de telles manoeuvres (y compris le « filibuster » américain) constituent une façon internationalement connue de circonvenir la discussion de questions pratiques et à l’ordre du jour. Dans notre cas propre et alors que le pays se désintègre, il semble parfois que nous ne cessons de discuter, à notre manière, du nombre d’anges pouvant danser sur la tête d’une épingle.

 

Nous avons encore au moins, chez nous, la liberté de parole. Le brassage économique et social issu des opportunités offertes en diaspora ne cesse de secouer nos vieilles structures d’exclusion. Le pays change. La communication interactive se développe sous des formes diverses, à l’intérieur comme à l’extérieur de nos frontières. Il y a encore beaucoup à faire. « Demain aura son demain ».

 

Marie-Thérèse Labossière Thomas

5 septembre 2008

thesydescayes@yahoo.com

 

 

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