par Teddy Thomas
Des incidents inédits ont ponctué les événements de ces dernières semaines à travers le monde. La classe ouvrière française a semblé, pour un moment, retrouver l’élan de 1789. On se rappellera que l’année charnière 1789 fut celle de la Révolution française et que l’étincelle révolutionnaire jaillit par-delà l’Atlantique pour déclencher, à Saint-Domingue, la grande mobilisation du Boïs Caiman en 1791, année qui, à son tour, servit de détonateur à 1804 et à l’éclosion de l’État haïtien. Le rêve de Liberté parut dès lors plus réalisable à tous les opprimés du monde. Au cours des dernières semaines, l’onde de choc contestataire a effectué le trajet en sens inverse. La flamme s’est allumée, il y a quelques mois, aux Antilles, notamment en Guadeloupe et en Martinique (voir notre dernier article « Inégalités vécues : des constantes à redresser »). Ce n’était pas encore la tempête, mais le tonnerre retentissait à l’horizon et les responsables des inégalités sociales ont eu peur.
En France, des ouvriers ont occupé des usines et séquestré des patrons pour les contraindre à la négociation ; des marins ont bloqué des ports ; des camionneurs ont mené des opérations escargot sur les autoroutes ; des ouvriers de la société Continental ont saccagé des locaux et brûlé des pneus pour exprimer leur colère contre des décisions de justice empreintes de partialité. Des manifestants allemands et français ont marché côte à côte, disant se comprendre parce qu’ils parlent tous le langage des ouvriers. Des chefs d’entreprise aux revenus hypertrophiés ont été non seulement hués, mais parfois bombardés de tomates et d’oeufs par leurs salariés mécontents. L’un d’eux, atteint à la tête et au visage par quelques-uns de ces projectiles, dut abandonner son pupitre en catastrophe en plein discours télévisé. Des patrons affolés ou nostalgiques se sont même suicidés en Suisse, en Angleterre, en Allemagne, en France et aux États-Unis.
Les revenus individuels des patrons du CAC 40 (indice boursier français) pour l’année 2008 ont varié de 1 à 4,279 millions d’euros. L’euro valait alors environ 1,30 dollar U.S. Devant les caméras, une salariée mise à pied apprenait au monde que le président- directeur général de sa société (Total) venait de partir avec un parachute doré équivalant au salaire mensuel des 1 600 employés licenciés par cette compagnie pétrolière, victime de la mauvaise gestion de ce haut responsable. Aux États-Unis, le dimanche 5 avril, la chaîne CBS projetait sur nos petits écrans (émission 60 minutes), l’image d’une femme souffrant de cancer à qui l’hôpital refusait des soins par manque de financement de son assureur. Elle venait de recevoir à ce sujet une lettre de notification, qu’elle appela son « arrêt de mort ». Des voix se sont aussi élevées des classes moyennes américaines, où des employés presque en fin de carrière ont vu s’évaporer leurs fonds de retraite (401k) par suite de la crise financière. Ceux à qui un emploi incertain permet encore de vivre à quelques fiches de paie du seuil de pauvreté se sentent de plus en plus à la merci des employeurs. En Allemagne, où se pratique en toute légalité la plus ancienne profession du monde, les prestataires de services se sont vues obligées de réduire leurs tarifs afin de conserver la clientèle. En Inde, à côté du trafic d’organes humains prélevés sur des indigents, on loue de plus en plus aux riches occidentaux le ventre de jeunes femmes pauvres, dites mères porteuses. Après avoir porté pendant neuf mois des bébés blancs conçus dans des éprouvettes, elles se voient refuser tout droit de filiation maternelle malgré leur attachement au nouveau-né issu de leurs entrailles.
Voici ce que m’a récemment écrit d’Haïti un lecteur non identifié de mon dernier article : « Inégalité, égoïsme total d’une soi-disant élite qui n’a rien dans la tête et qui n’arrive pas à comprendre que, faute de changement social, le pays s’effondrera. » Un correspondant a bien voulu, de France, partager avec moi l’un de ses récents essais, où il écrivait : « La connexion travail/revenu fonctionne de plus en plus mal créant de la misère au sein même de l’abondance… Pour arrêter l’injustice galopante, la guerre économique et le gaspillage écologique, nous devons découpler en partie : travail et revenu… L’humanité a certes besoin de démocratie politique, elle a aussi un urgent besoin de démocratie économique et de démocratie financière. » (Merci, M.P.)
En Haïti, on assiste depuis quelque temps à une prolifération de plans qui devraient faire pousser comme des champignons des quartiers hôteliers et résidentiels de luxe, pour le plus grand bonheur des nantis locaux et des riches touristes. Abondance au sein de la misère, pour paraphraser mon correspondant cité plus haut. Des hôtels flambant neufs devraient offrir un vrai petit paradis tropical au milieu d’un enfer de pauvreté, où des miettes seront jetées à quelques salariés locaux. Les amis du gouvernement bénéficient d’un favoritisme injustifiable, par exemple en matière de prêts dont on est en droit de s’interroger sur le remboursement. Des marchés sont octroyés aux firmes étrangères pour la construction de nos routes, par des dirigeants dépourvus de vision ou de nationalisme ; car laisser aux autres le soin de construire notre pays, c’est nous enfoncer davantage dans la dépendance. Les routes une fois construites, qui va s’en servir et surtout les entretenir ? L’initiative et la main-d’oeuvre haïtiennes devraient, au moins, se réserver une place prédominante dans tous ces projets.
Mettant l’accent sur le constat d’échec des dirigeants haïtiens, le premier ministre trinidadien déclarait dans son discours au Sommet des Amériques, qu’Haïti est la honte de la région caraïbéenne. Cette remarque insultante pourrait aussi s’inscrire dans une logique de régionalisation du problème haïtien. Encore des dirigeants qui chercheront à se remplir les poches en réclamant l’aumône des pays riches au nom de notre peuple. L’argent n’a pas d’odeur. Selon de récentes informations largement diffusées, malgré sa pauvreté, Haïti a l’honneur de figurer parmi les dix pays dont les millionnaires sont les plus grands investisseurs de Stanford Bank International. Des heureux profiteurs, au nombre de 412, auraient ainsi placé dans ladite banque une somme de 219,6 millions de dollars, soit 533 000 $ par investisseur.
Le riche est au pauvre, et le patron est à l’ouvrier, ce que le cavalier est à sa monture : le premier ne peut rien sans le deuxième. Il ne serait pas riche si lui ou ses ascendants n’avaient appauvri ceux dont la force de travail est exploitée ou l’existence commercialisée, comme c’est le cas pour Haïti et les autres pays assistés. Le riche mène la vie qu’il choisit en faisant vivre au pauvre une vie qu’il subit. Est-ce pourquoi ceux qui défendent l’ordre mondial des riches doivent se rencontrer périodiquement pour gérer les crises et éviter que le ciel qu’ils ont artificiellement créé ne leur retombe sur la tête. Dans la foulée de la crise financière mondiale, nous venons de traverser l’une des saisons les plus riches en rencontres au sommet : G 20 à Londres, Sommet des Amériques, voyage en Haïti des Clinton et du secrétaire général de l’ONU Ban Ki-Moon, conférence des bailleurs de fonds à Washington avec le premier ministre haïtien (la charité s’il vous plaît, comme toujours). Il fallait bien s’attendre à ce que ces sommets accouchent de souris. Combien a-t-on dû dépenser en frais de déplacement, de nourriture et de logement pour chacun de ces officiels, pour la bureaucratie qui a accompagné chacun des dirigeants, la couverture médiatique et la protection policière ? Avec les moyens de communication offerts par la technologie moderne, ces chefs d’États et de gouvernements auraient pu conférer de manière plus simple et plus économique en obtenant les mêmes résultats.
Imaginez que tous les salariés décident d’un commun accord d’enrayer la machine en arrêtant de travailler. Imaginez que, dans une grande mobilisation qui déborde les syndicats et partis politiques, les masses d’ouvriers se lèvent un jour pour exiger leur droit à l’égalité. Une fois organisés pour traverser les temps difficiles, auxquels ils sont mieux habitués que les riches, ces travailleurs seraient alors prêts à prendre en main les leviers de la vie collective et faire jouer en leur faveur la stratégie de l’inertie. Pas de facteurs pour livrer le courrier, pas de camionneurs pour transporter les vivres et autres marchandises, pas d’équipage à bord des bateaux, pas de serveurs aux restaurants, pas d’éboueurs pour ramasser les ordures ménagères, pas de plombiers, de mécaniciens, d’électriciens, personne pour assurer les services indispensables au quotidien. C’est ce qui pourrait arriver un jour, et des mouvements semblent déjà s’engager ponctuellement dans cette voie. Les dirigeants actuels, au service des riches ou riches eux-mêmes, font tout pour l’éviter en détournant l’attention des vrais problèmes et de leurs solutions.
En même temps que les grands de ce monde palabraient en salle de conférence, des foules d’altermondialistes grondaient leur colère dans les rues. On n’entendit guère les manifestants crier les slogans marxistes d’autrefois. Depuis l’effondrement de l’Union Soviétique, l’opinion générale est que les idées de Karl Marx on fait leur temps ; l’avenir en décidera. Toutefois, environ un siècle après Marx, un autre Carl (écrit avec un C), écrivain non moins contestataire, tenait en Haïti un discours qui semble de plus en plus d’actualité. J’ai brièvement rencontré cette personne dans les circonstances pour le moins inattendues que voici.
Rentrant chez moi, à Port-au-Prince, un après-midi après le travail, j’aperçus, de l’autre côté de la rue, un petit vieillard assis à même le sol, adossé au mur d’en face, chaussé de sandales aux lanières débouclées, les jambes allongées devant lui. Sa tête lui retombait sur la poitrine et il ne bougeait pas. Bien qu’étant à l’époque officier de marine, les règlements de l’armée me conféraient des devoirs d’officier de police. Je m’approche donc pour vérifier son état. Le bruit de mes pas semble le tirer de son sommeil. Il lève lourdement la tête et ouvre difficilement les yeux pour me lancer un regard fortcontrarié. Il s’adresse à moi en français d’un ton grincheux : « Qu’est-ce que vous avez à me regarder ? Cessez de me dévisager comme ça. » Surpris à mon tour, je m’éloigne pour écourter l’incident. Le vieux, ne demandant pas mieux, s’enfonce derechef dans son sommeil. J’ai cru pour le moment qu’il était un de ces malheureux sans-logis qu’on voit souvent errer dans la capitale et les principales villes du pays.
J’apprends plus tard que ce petit homme était l’un des plus célèbres poètes haïtiens, l’écrivain engagé Carl Brouard. J’avais, dans mon enfance, appris par coeur l’un de ses poèmes sur la négritude. « La malédiction des fils de Cham dure encore… » Mais j’ai encore mieux apprécié plus tard Vous les gueux… où il s’adresse aux pauvres et aux exploités : « … debout ! pour le grand coup de balai. Vous êtes les piliers de l’édifice : ôtez-vous et tout s’écroule, châteaux de cartes. Alors, alors, vous comprendrez que vous êtes une grande vague qui s’ignore. »
Si Carl Brouard vivait encore, ce grand déçu déposerait sans doute sa bouteille pour reprendre sa plume et son combat, au vu des changements qui s’annoncent à l’horizon. J’ai appris qu’on l’aurait trouvé mort dans les rues, peut-être après une bonne cuite, comme le jour où je l’avais rencontré à la Ruelle Waag. Il avait milité contre la Première Occupation et collaboré à une revue indigéniste engagée ; il fut aussi du groupe Les Griots avec François Duvalier, qu’il se garda de suivre plus tard dans la politique. Son camarade d’antan lui fit quand même des funérailles nationales. Jeune écrivain désabusé de son époque, il avait finalement choisi de noyer sa déception dans l’alcool. Il termina son poème « Vous », par un appel à la mobilisation générale des masses contre l’injustice et l’oppression : « Oh! vague, assemblez-vous, bouillonnez, mugissez, et que sous votre linceul d’écumes, il ne subsiste plus rien, rien que du bien propre, du bien lavé, du blanchi jusqu’aux os. »
Tel le rêve de Martin Luther King, qui explique la présence actuelle de Barack Obama à la Maison-Blanche, le rêve de Carl Brouard pourrait se concrétiser à l’un des prochains rendez-vous de l’Histoire. Les prophètes sont souvent reconnus longtemps après leur mort. Même si les grands de ce monde semblent donner chacun de petits coups balai devant leur porte, le grand coup de balai, le vrai, viendra de la base, et après lui ne restera que du bien propre, du bien lavé. Ce sera le temps où, dans une poussée commune, les forces travailleuses de tous les pays imposeront la démocratie économique, passerelle incontournable de la justice sociale.
Teddy Thomas
Avril 2009
Adresse électronique : teddythomas@msn.com