Pour ou Contre une nouvelle Armée haïtienne

 

 

Pour ou Contre une nouvelle Armée haïtienne

 

par Teddy Thomas

 

J’ai récemment eu l’occasion d’intervenir à la radio au sujet du rétablissement de l’armée en Haïti. C’était l’avant-veille du 18 mai, anniversaire officiel de la création du drapeau haïtien. Ayant passé les neuf premières années de mon âge adulte dans l’armée d’Haïti, j’ai accepté d’offrir mon témoignage au sujet de cette institution, démobilisée en 1995 par décret présidentiel, mais dont l’abolition n’a pas encore été ratifiée par nos législateurs. L’armée existe donc encore constitutionnellement. La question à l’ordre du jour est de savoir si elle doit être réactivée. On en parle beaucoup et, à la lumière des tragiques expériences de ces dernières années, de nombreux Haïtiens semblent souhaiter son rétablissement. Pour avoir observé et connu cette institution, je pense personnellement que si certaines conditions sont réunies, l’armée peut apporter sa contribution au pays et se racheter des torts qu’elle a pu causer. Nous connaissons déjà les problèmes qui lui sont imputés, de même que la situation d’insécurité qui a suivi sa démobilisation et pourrait même être attribuée à son absence. Tel un outil efficace, elle peut servir en bien ou en mal. Il appartiendra aux dirigeants et aux législateurs de mettre en place des mécanismes de contrôle, et de veiller à ce que le comportement des militaires soit conforme aux prescriptions réglementaires et aux lois de la République.

 

Avec l’animateur de l’émission radiophonique, le compatriote J.C. Cantave de Radio Natif-Natal, je débutai l’entretien du samedi 16 mai en évoquant le lien historique entre notre armée et notre bicolore. Ce dernier, comme on sait, fut créé par le général Jean-Jacques Dessalines qui, dans un geste historique, arracha le blanc du drapeau français pour souder les deux autres couleurs, symbolisant ainsi la rupture avec le passé et l’union de tous les Haïtiens. En proclamant notre indépendance, le général en chef fit jurer à l’assistance de mourir plutôt que de laisser profaner le sol national par une armée étrangère. Ce fut le premier État à être déclaré dans le Nouveau Monde par une armée victorieuse. Précisons que, quelques années avant l’indépendance d’Haïti, celle des États-Unis avait été déclarée dans cet hémisphère quand, dans un premier temps, un groupe composé d’aristocrates, d’hommes d’affaires et d’avocats se réunit en Congrès Continental, et regroupa par la suite des milices locales afin de constituer une armée pour défendre la déclaration d’indépendance des États-Unis contre les assauts de l’Angleterre. Ce fut le processus inverse qui se déroula chez nous, où une armée d’anciens esclaves et d’affranchis créa le nouvel État après avoir chassé par les armes la puissance coloniale. Un lien congénital fut ainsi créé entre la nation haïtienne et son armée.

 

Les successeurs de notre première armée glorieuse n’ont pourtant pas toujours été à la hauteur de l’exemple des aînés. Après l’assassinat de Dessalines, ses compagnons d’armes s’enfoncèrent souvent dans la zizanie stérile et rétrograde pendant plus de cent ans, qui débouchèrent sur la première occupation américaine. Il y eut des massacres par des militaires ou auxquels participèrent ceux-ci sous Christophe, Boyer, Soulouque, Salnave, Salomon et d’autres ; au renversement de Villebrun Guillaume Sam, l’un de ses plus proches officiers, le tristement célèbre Charles Oscar Étienne, procéda à une odieuse exécution de prisonniers politiques à Port-au-Prince. Cet épouvantable chaos donna lieu à l’intervention des États-Unis, qui n’attendaient qu’un prétexte pour occuper militairement Haïti, comme ils le firent à la même époque en République Dominicaine et au Nicaragua. L’Histoire a retenu, à l’occasion de ce premier débarquement américain, le nom du soldat haïtien Pierre Sully qui s’est fait tuer, l’arme à la main, en se dressant sur le chemin de l’envahisseur. Quelques jours plus tard, un officier de carrière du nom de Charlemagne Péralte, alors commandant de Léogâne, refusa de remettre son commandement à l’étranger jusqu’à être désavoué par les collaborationnistes nationaux. Péralte regagna alors sa ville natale de Hinche et, du Plateau Central, lança une guérilla où il finit par mourir en défendant l’héritage de Dessalines.

 

Une deuxième armée fut créée par l’occupant. Au départ des troupes américaines en 1934, l’institution militaire fut « haïtiannisée » et de jeunes Haïtiens de diverses couches sociales devinrent les officiers et soldats de la nouvelle armée. Les vieux démons de l’institution militaire reprirent éventuellement le dessus, et survinrent, quelques années plus tard, la répression policière de 1946 avant la chute de Lescot, celle de 1957 après le renversement de Fignolé par Kébreau, et celle qui suivit le coup d’État de Cédras contre Aristide. Avec l’intensification progressive de la corruption et la politisation croissante de l’armée, les excès devinrent de plus en plus fréquents et leurs auteurs de plus en plus nombreux. Des soldats tapant de la matraque sur des citoyens désarmés qui refusaient de quitter les lieux furent filmés pendant des heures par les caméras de CNN pour justifier, aux yeux du public américain, l’envoi de troupes U.S. pour restaurer Aristide en 1994. La deuxième armée haïtienne fut finalement démobilisée en 1995 par le gouvernement Aristide, avec l’appui logistique et militaire des troupes américaines. Celles-ci cédèrent ensuite la place à un contingent onusien appelé Minustha, encore présent dans le pays avec l’aval de Préval, héritier politique d’Aristide. Le motif officiel étant que l’armée d’Haïti a historiquement été une tombeuse de régime et qu’elle continuerait d’être une menace constante pour tout gouvernement démocratiquement élu. Pourtant, en demandant lui-même la prolongation du mandat de l’armée onusienne, Préval reconnaît la nécessité d’une présence militaire. Cette présence étrangère constitue une infraction à l’article 263.1 sur la Force Publique, dans la Constitution en vigueur : « Aucun autre corps armé ne peut exister sur le territoire national. » Notons, par ailleurs, que la grande majorité des pays, qu’ils soient en régime capitaliste ou socialiste, ont gardé leur armée nationale malgré des bavures et même des scandales : les États-Unis, malgré la répression très critiquée de manifestants pacifiques à Washington, par les officiers Douglas MacArthur et George Patton en 1932 ; le Chili, malgré le brutal renversement d’Allende ; les armées d’Argentine, de Géorgie et d’Ossétie, malgré les sales guerres ; et, plus récemment, les militaires américains coupables des tortures d’Abu Ghraib, etc.

 

La semaine qui suivit mon entretien à l’approche du 18 mai ramenait un autre anniversaire, beaucoup moins glorieux : celui du 25 mai, qui a marqué l’avenir de l’armée et la vie politique en Haïti. Les Haïtiens de ma génération se souviendront de la date fatidique du 25 mai 1957, quand l’Armée d’Haïti se scinda en deux camps, entraînés de part et d’autre par les intérêts électoraux de groupements politiques rivaux. La veille, à l’Académie Militaire, le peloton de cadets avait été réuni en fin de soirée. On nous mit sur le pied de guerre en nous annonçant que l’ex-chef d’état-major de l’armée, le général Léon Cantave, entré en rébellion, occupait les Casernes Dessalines. La Direction de l’Académie avait décidé de descendre sur Port-au-Prince, afin de prêter main-forte aux troupes loyalistes et déloger le général rebelle. J’ai connu, cette journée-là, l’une des plus grandes surprises de ma carrière débutante dans l’armée d’Haïti. Ce fut l’apparition, au Camp d’Aviation d’alors, d’un groupe d’organisateurs déjoieistes qui lancèrent maladroitement au détachement de cadets dont je faisais partie : « Se sa, ti mesye, n ap kenbe nèt ! » [Tenez bon, les gars, nous irons jusqu’au bout !]. Mon fusil ne me tomba pas des mains, mais la révélation fut sidérante. Nous avions été armés jusqu’aux dents, prêts à toute éventualité, mais pas à celle de nous sentir cooptés par un état-major politique.  Je découvris à ce moment que, derrière la mobilisation du Camp d’Aviation se tenaient les cadres du groupement Déjoie, alors que les autres candidats à la présidentielle étaient en conférence avec le prétendu rebelle aux Casernes Dessalines. Le général Cantave n’était donc pas si isolé qu’on nous l’avait dit. « Fuyez la politique comme la peste », disait à ses élèves un directeur de l’Académie militaire. Sa mise en garde tomba, malheureusement, sur des oreilles sourdes.

 

Ce 25 mai 1957 fit éclater au grand jour, en renversant les rôles, un malaise larvé qui avait existé dans l’armée depuis que le président Vincent s’était appliqué à privilégier un groupe d’officiers au teint clair contre d’autres officiers « noirs », dans le plus grand mépris de la hiérarchie militaire. À partir du 25 mai 1957, les officiers mulâtres ne tinrent plus le haut du pavé, comme ce fut auparavant la norme. Malgré sa présence aux commandes du pays au cours des dix années précédentes, le haut gradé militaire Paul Eugène Magloire, à l’épiderme noir, avait été considéré comme une doublure initialement propulsée au-devant de la scène par le président mulâtre Élie Lescot. Il était encadré par une clique mulâtre, largement représentée après son départ dans le camp de Déjoie le 25 mai. De retour à Frères, le lendemain, nous avons pu déceler le clivage de castes, mis à profit quelques mois plus tard par François Duvalier pour manipuler les nouveaux hauts gradés qui lui servirent la victoire sur un plateau d’argent à l’élection présidentielle. Des exceptions épidermiques furent tolérées pour atténuer plus ou moins les apparences, mais la politique de couleur continua d’affliger l’armée et le pays.

 

Outre le fait de sa récupération par des personnalités politiques – civiles ou militaires – l’image de l’armée d’Haïti était gravement écornée par le comportement individuel de certains de ses membres. Ceux-ci, quoique représentant une faible proportion de l’effectif total de l’institution, furent malheureusement les plus visibles et les plus connus par leurs excès. L’ensemble de l’armée fut souvent jugé en fonction de ces brebis galeuses, trop connues dans la capitale et les villes de province. Pour avoir été élève à l’Académie militaire, puis instructeur militaire, je peux affirmer que la brutalité relevée chez quelques militaires à l’encontre de leurs concitoyens n’a rien à voir avec l’enseignement qu’ils ont reçu aux centres de formation. Je l’attribuerais plutôt à une certaine conception de l’exercice de l’autorité, alliée à une prédisposition personnelle à la violence chez ces individus. Nul n’a besoin d’aller à une école militaire pour apprendre comment administrer une taloche ou des coups de bâton. Ce mode d’expression de l’autorité se transmettait dans de nombreuses familles et même par certains maîtres d’école.

 

Les interventions meurtrières de militaires contre des citoyens sans armes, de même que toute immixtion de l’armée dans la politique, doivent être condamnées et, si l’armée doit être réactivée en Haïti, des mesures efficaces doivent être étudiées et appliquées pour prévenir tout retour à cet état de choses. Le Code de Justice Militaire, que j’ai plusieurs fois eu l’occasion de consulter en préparant des procédures de jugement militaire, énumérait de façon exhaustive les infractions et les peines applicables aux membres de l’armée reconnus coupables d’abus de pouvoir, de meurtres, de viol, de voies de fait, etc. De plus, le militaire n’était pas réglementairement tenu d’exécuter un ordre illégal. Toutefois, malgré l’interdiction constitutionnelle de « commander l’armée en personne », il se rapporte déjà qu’un récent chef d’État ordonna par téléphone à un officier de garde au Pénitencier National d’exécuter un prisonnier politique. Ledit officier n’eut pas la bravoure de récuser cet ordre illégal. De même que la Constitution prévoit un organisme de protection du citoyen (Titre VI, Chapitre IV), le militaire devrait disposer d’un recours institutionnel contre tout ordre illégal et toute tentative de corruption ou d’intimidation, fût-elle du président de la République. Cette entité travaillerait de manière parallèle avec l’organisme de protection du citoyen, qui recueillerait les plaintes contre les abus de pouvoir et en assurerait le suivi au moyen d’enquêtes et de recommandations.

 

L’Armée d’Haïti que j’ai connue souffrait, en outre, d’une tare structurelle, qui fut celle de remplir un rôle de police après avoir reçu un entraînement d’infanterie. Le militaire haïtien n’était ni formé à la fonction de police, ni équipé pour exercer ce rôle. Les rues de nos villes étaient couramment patrouillées par des militaires équipés d’armes de gros calibre, conçues pour le combat en campagne et dont un seul projectile aurait pu transpercer plusieurs maisons et mettre en danger la vie d’innocents citoyens. Le militaire d’infanterie est formé et équipé pour se battre contre un autre soldat armé, ce qui le met éventuellement dans une situation où son devoir lui commandera de tuer avant d’être tué. C’est très rarement le cas dans la plupart des situations policières. Dans un précédent article, j’ai relaté une expérience personnelle que j’eus à Hinche alors que, fraîchement commissionné et affecté à la police de cette ville, je reçus une plainte pour un étrange cas de sorcellerie. Sans expérience ni référence statutaire adéquate, je consultai alors mes supérieurs hiérarchiques, qui ne savaient pas mieux comment s’y prendre ; une vraie patate chaude à laquelle personne ne voulait toucher. J’ai dû me débrouiller seul, et renvoyer dos à dos les plaignants et l’accusée. D’autres fois, j’eus à résoudre des querelles entre marchands de bétail, ou des tentatives d’intimidation contre des paysannes venues écouler leurs produits au marché local. Autant d’affaires relevant de la police, auxquelles un militaire d’infanterie ne peut faire face que par l’improvisation.

 

Au cours de l’émission du 16 mai dernier, l’animateur m’a posé une question qui me travaillait le crâne depuis quelque temps : à quoi peut servir une armée en Haïti ? À mon avis, les conditions premières de l’existence d’une nouvelle armée devraient être qu’elle soit strictement professionnelle, utile au pays et au service des citoyens.

 

La mission principale de l’armée professionnelle devrait être celle que lui attribue la Constitution : « … garantir la sécurité et l’intégrité du Territoire… » (Art. 264). Il est évident que les besoins de développement du pays doivent limiter le budget consacré au maintien d’une force militaire. Il serait, de plus, utopique de croire que l’armée d’Haïti peut livrer une bataille rangée contre celle d’un pays disposant de plus grands moyens. Pourtant, la stratégie de Toussaint Louverture face aux troupes de Leclerc peut inspirer un plan de défense nationale en cas d’agression étrangère. On se rappelle qu’à l’arrivée des forces napoléoniennes, l’armée louverturienne se replia à travers le pays pour livrer une guerre de harcèlement qui lui permit de résister avec un succès considérable aux troupes françaises mieux équipées, numériquement supérieures et plus habituées à la guerre de positions, grâce aux expériences des champs de bataille européens. Pour renforcer nos capacités de défense, un service militaire pourrait être institué, où les citoyens seraient entraînés à manier les armes et apprendraient comment, au besoin, participer à une guerre de mouvement aux côtés de l’armée. Cette collaboration aurait aussi l’effet bénéfique de concrétiser l’union peuple armé, armée peuple, dans une symbiose dynamique entre civils et militaires. Même s’il existe des instances internationales pour recevoir les protestations d’un pays envahi par un autre, la réaction, diplomatique d’abord, est souvent si lente qu’elle permettrait à un éventuel agresseur d’infliger dégâts et humiliations à un petit pays comme le nôtre. La nouvelle armée nationale, jointe à la population, aurait une mission strictement défensive, conforme au droit imprescriptible de tout pays souverain de protéger son territoire.

 

La Constitution prévoit aussi que l’armée « [prête] main-forte sur requête motivée de l’Exécutif, à la Police au cas où cette dernière ne pourrait répondre à sa tâche ». De même que le militaire n’est ni formé, ni équipé pour remplir des fonctions de police, la police peut se trouver débordée et avoir besoin de l’appui de l’armée. Rappelons-nous que, différemment du soldat, le policier est un fonctionnaire, donc en droit d’exiger que ses conditions de travail répondent à des normes de possibilité. La plupart des pays reconnaissent ainsi aux policiers un droit de revendication ou de grève, au cas où les conditions de travail leur paraîtraient inacceptables. Le militaire, lui, est astreint à une exigence de résultat, au prix même de sa vie. Lors de la récente invasion par des rebelles armés contre le gouvernement Aristide, des policiers ont abandonné leurs casernes, disant qu’ils n’étaient pas des soldats. Un tel comportement ne serait pas accepté de militaires, qui sont tenus d’affronter coûte que coûte l’adversaire, sauf ordre de repli.

 

La nouvelle armée devrait aussi être utile au pays et au service des citoyens. « Outre les attributions qui lui sont propres, les Forces Armées peuvent être affectées à des tâches de développement. » (Constitution 1987, Article 266 – f ). Je pense qu’en temps de paix, cette utilisation de l’armée devrait s’inscrire dans ses attributions permanentes et normales. Les effectifs militaires peuvent efficacement servir de main d’oeuvre d’appoint sur les chantiers de construction (routes de pénétration, écoles, dispensaires, structures d’irrigation, etc.). Cette participation devrait avoir comme objectif de renforcer la capacité de rendement des effectifs salariés, dans le respect des prévisions budgétaires tenant compte du besoin de résorber le chômage dans le pays. Vers la fin des années 50 et le début des années 60, alors que j’étais affecté aux Garde-Côtes, je voyais partir chaque matin un détachement composé d’un officier et de plusieurs enrôlés pour suivre des cours d’alphabétisation au Camp d’Application. Le but était de les préparer à une campagne nationale d’alphabétisation, mais ces préparatifs semblent avoir été interrompus par les troubles politiques qui éclatèrent peu de temps après à travers le pays. J’ai un jour abordé avec le commandant des Garde-Côtes l’idée de proposer au Grand Quartier Géneral un projet pilote de défense régionale avec la population locale de Bizoton. Alors responsable de l’entraînement du peloton tactique de fusiliers marins, j’avais le sentiment que les exercices militaires de routine (ordre serré) répétés chaque jour étaient un gaspillage de temps et d’énergie. La réponse fut que l’idée était en soi valable, mais que le climat politique ne s’y prêtait pas. J’espère qu’arrivera bientôt le moment propice de mettre en oeuvre un cadre de participation effective de l’armée dans l’avancement du pays.

 

Mon opinion est que l’armée peut et devrait être rétablie, non comme un mal nécessaire en raison de l’insécurité, mais comme une institution proche du peuple et activement engagée vers le progrès, tout en étant à l’avant-garde de la défense du Territoire.

 

Les lecteurs de mon dernier essai, intitulé « Pour ou contre le rétablissement de l’Armée d’Haïti ? », ont été nombreux à réagir. Je m’y étais déclaré favorable, sous certaines conditions, au rétablissement de cette institution militaire, que je souhaiterais voir renaître dans un cadre structurel qui la contraigne à une stricte neutralité politique et exige d’elle la participation, en temps de paix, à des travaux de développement de notre pays. Pour la plupart, les lecteurs et lectrices qui m’ont répondu s’étaient donné la peine de lire attentivement le texte et de saisir le sens de mon propos. Je les en remercie sincèrement. Ils ont compris qu’une armée unie à son peuple est plus résiliente et moins facile à vaincre. Ils ont compris qu’une armée travailleuse et polyvalente peut être appelée à fournir ponctuellement une main-d’oeuvre d’appoint pour aider aux activités de développement. Ils ont compris qu’une armée proche du peuple peut promouvoir la cohésion sociale par la collaboration et la fraternisation dans la poursuite de l’intérêt collectif. Ils ont également compris qu’il est temps de dépasser les lieux communs qui ont trop bien servi ceux qui semblent avoir intérêt à diviser le peuple et l’armée.

 

Quelques autres lecteurs, bien que moins nombreux, ont exprimé des réserves justifiables, voire des réticences, quant à l’éventuel rétablissement de l’Armée. Il y a lieu de respecter leur opinion tout en appréciant leur participation indispensable à ce débat. Dans ce qui suit, j’aborderai certaines questions qu’ils ont à juste titre soulevées, en y proposant quelques réponses. Comme il fallait également s’y attendre, d’autres personnes ont choisi de rester imperméables à toute argumentation. Malgré les nombreuses déceptions politico-sociales des dernières années, certains semblent refuser de tirer les conclusions qui s’imposent sur la problématique haïtienne et font encore de l’armée l’unique objet de leur ressentiment. Les passions faisant trop souvent mauvais ménage avec la raison, il faudra peut-être attendre, pour ceux-là, que les émotions se tassent davantage et qu’ils soient mieux disposés au dialogue.

 

L’une des objections avancées contre le rétablissement de l’Armée s’appuie sur l’aspect économique. On se souvient qu’avant même sa démobilisation, on qualifiait cette institution de budgétivore. Je prends, pour le moment, comme référence l’armée que j’avais connue jusqu’à mon départ en 1967. À cette époque, les effectifs s’élevaient à environ 5 000 hommes. Malgré le processus de décadence morale et professionnelle instauré par François Duvalier pour l’affaiblir, l’armée s’acquittait tant bien que mal de son rôle de police. Malgré la terreur inspirée par les tontons macoutes, rejoints par une poignée de militaires opportunistes à la recherche des faveurs du président à vie, on était loin de la situation actuelle de crime endémique, où se produisent beaucoup plus souvent des cas de kidnapping, de trafic de drogue, de viols et de rançonnements à répétition. Il faut le reconnaître, même aux jours les plus sombres de la dictature, le problème de l’insécurité était de loin au-dessous de son niveau actuel.

 

Dix ans plus tôt, entre le départ de Magloire et le gouvernement intérimaire du général Kébreau, l’effectif militaire était inférieur à 3 000 hommes. Cette armée, chargée non seulement d’assurer la police, la lutte contre les incendies, le transport aérien, le secours maritime, la surveillance de la circulation automobile, le contrôle des véhicules et l’assistance aux sinistrés des nombreux cyclones qui ont frappé le pays, a aussi organisé les élections à travers le territoire en 1957, malgré la validité contestée des résultats. Bien que Magloire se fût pompeusement affublé du titre de général de division, le chef de l’armée était resté jusqu’alors un général de brigade, mais il aurait pu être tout au plus un simple colonel. En effet, selon la configuration tactique de l’époque, une brigade devait compter bien plus que 5 000 hommes. Voilà qui eût été un bon point de départ pour une réforme rationnelle de l’armée, où c’est au sommet qu’on bénéficiait de gros salaires et d’avantages disproportionnés. Mais par favoritisme, la pléthore des hauts gradés s’accentua sous Papa Doc et ses successeurs, avec la distribution excessive de galons aux officiers du sérail et parfois de grosses sommes alors que la base de l’armée continuait de recevoir un salaire de misère.

 

Aujourd’hui, la Police nationale, qui a remplacé l’Armée sous un différent nom et dans un différent uniforme, fournit moins de services, participe, dans des cas avérés, aux enlèvements de citoyens contre rançon, est moins performante en matière de sécurité et compte au moins 50 % plus d’agents dont les salaires dépassent de loin ce que percevaient les militaires. Cette police coexiste avec une armée onusienne, appelée la Minustah, payée par l’étranger et gobant à elle seule une généreuse portion de l’aide étrangère, qui aurait pu, malgré son caractère paternaliste et humiliant, servir de façon bien plus utile au pays. Pas besoin d’être docteur en économie pour comprendre combien le climat d’insécurité, que ces deux forces sont jusqu’ici incapables d’enrayer, nuit aux investissements et au développement du pays. Pas besoin de l’être non plus pour concevoir qu’une armée jeune, disciplinée et citoyenne, dont une partie des effectifs serait disponible sur simple réquisition pour aider dans les travaux de développement, pourrait apporter sa pierre à la reconstruction du pays. En ce qui concerne le budget, nous ferions bien de revoir les chiffres en comparant le coût de la police actuelle à celui de l’armée démobilisée ou d’une nouvelle armée à effectfs réduits, mais judicieusement utilisés. Quant à nos compatriotes qui croient aux bienfaits de l’aide étrangère, je les inviterais à bien regarder où le bât blesse en évaluant le manque à gagner causé par les frais d’entretien de cette Minustah, soustraits à une aide étrangère qui représente plus de la moitié du budget actuel de notre pays.

 

Un autre argument avancé contre le rétablissement de l’armée a porté sur l’aspect politique. Il y a, comme on sait, Politique et politique. La première, dans le sens noble et étymologique du terme, n’est rien d’autre que la gestion des affaires de l’État ou l’ensemble des affaires publiques. La deuxième, sa fille dégénérée, est ce qu’est devenue la pratique de ces affaires aux mains de personnages roublards et magouilleurs qui trahissent trop souvent la confiance dont les a investis, à travers des élections, l’ensemble de leurs concitoyens. C’est précisément cette politique dont aurait dû s’abstenir l’Armée et contre laquelle le Colonel Paul Corvington, Directeur de l’Académie militaire d’Haïti de 1952 à 1957, mettait en garde ses élèves dans l’un de ses discours de remise de diplômes : « La politique comporte des gymnastiques et des implications incompatibles avec l’éthique de votre profession des armes. »

 

Il est évident que l’Armée s’est souvent impliquée dans la politique partisane, non seulement par le comportement servile et indigne de certains de ses membres, mais par des coups d’État perpétrés d’habitude par ces mêmes personnages. Un coup d’État militaire comporte presque par nécessité un élément de traîtrise. Ses auteurs, le plus souvent des hauts gradés, sont d’ordinaire les seuls à jouir d’un accès illimité à la personne du président. Ils bénéficient de la confiance de ce dernier et, très souvent, de ses faveurs jusqu’au jour où, par des chuchotements de couloir, ils s’entendent pour lui mettre la main au collet après lui avoir fait des courbettes la veille.

Il en est différemment d’un soulèvement populaire qui force un président à démissionner, même avec l’appui de l’armée. Le mouvement populaire pacifique, s’exprimant par des grèves, des manifestations et le refus de coopération, s’inscrit, lorsqu’il n’est pas téléguidé, dans une logique de liberté d’expression et de protestation contre un chef d’État coupable d’avoir trahi la Constitution qu’il avait juré de respecter. En se faisant parjure, le chef d’État devient alors l’auteur de ce qui est l’équivalent d’un coup d’État contre la nation. Et si, dans la foulée, il ordonne à l’Armée d’ouvrir le feu sur des citoyens pacifiques, celle-ci doit avoir pour obligation morale de se distancier de la présidence. Telle aurait été, d’après certaines rumeurs, la réaction du général Namphy en 1986, face à un jeune Duvalier qui lui aurait ordonné de faire tirer sur les manifestants. Les foules de Port-au-Prince ont, à cette occasion, rendu à leur manière un affectueux hommage à Namphy qu’elles rebaptisèrent Chouchou tout en portant sur leur dos, au cri de « Vive l’Armée », des soldats en uniforme dont les photos firent le tour du pays et de la diaspora. Comme la plupart de ses prédécesseurs, Namphy devait par la suite donner dans l’autoritarisme. Tout de même, cela avait été une levée de boucliers quasi générale où les citoyens avaient en masse gagné les rues pour protester. Pour une fois, l’Armée avait eu, pendant un temps trop court, un comportement démocratique.

Ce type d’événement exige une forte dose de courage civique, comme l’ont aussi démontré aux États-Unis les militants menés par Martin Luther King, et, en Inde, les masses conduites par Gandhi. Ce courage est celui qui permet d’avancer malgré les coups de matraque et les arrestations, et de maintenir la pression des rues bien qu’il en coûte. C’est cette forme de courage qui marque souvent la différence, entre, d’une part, ce que les dirigeants politiques de l’heure font passer pour des agitations sporadiques à réprimer et, d’autre part, la détermination inflexible d’un peuple décidé à forcer le changement. Face à un pouvoir exécutif parjure, il revient à tous d’assumer leurs responsabilités, dans une prise de position courageuse, citoyenne et non partisane qui suppose l’implication de la société civile, des Corps législatif et judiciaire, et de l’armée. Citons, à ce propos, l’Article 186 de la Constitution : « La Chambre des Députés, à la majorité des deux tiers (2/3) de ses membres, prononce la mise en accusation: a) du Président de la République pour crime de haute trahison ou tout autre crime ou délit commis dans l’exercice de ses fonctions. » Faut-il pour autant penser aux récents événements du Honduras où la Cour suprême ordonna à l’armée d’arrêter le président qui avait agi en marge de la loi ? Pas si vite, car le peuple, vrai dépositaire de toute légitimité, était, dans ce cas, de l’autre côté de l’équation par rapport à la Cour suprême et à l’armée…

 

Un troisième argument a pris pour objet la capacité proprement militaire d’une nouvelle armée haïtienne, face à un ennemi mieux équipé. Comme je l’ai souligné dans mon précédent article en évoquant la stratégie de Toussaint face aux troupes de Leclerc, il y a plus d’une façon de faire la guerre. Les petites armées, acculées par de plus grandes à une guerre défensive, peuvent trouver un avantage non dans la richesse du matériel militaire, mais dans l’ingéniosité humaine, l’élément de surprise, la connaissance du terrain, l’audace des chefs et la détermination des combattants. Voilà, par exemple, bientôt huit ans que la plus forte armée du monde s’épuise vainement à poursuivre une poignée de terroristes dans les montagnes du Pakistan et de l’Afghanistan. La riche armée américaine a également commencé à faire machine arrière en Irak après avoir investi des milliards de dollars et détruit des milliers de vies pour capturer et exécuter un homme sans avoir pu soumettre son peuple. Rappelons-nous aussi comment la France d’abord, puis les États-Unis eurent successivement à mordre la poussière au Vietnam. Le potentiel militaire d’une armée qui se bat à côté de son peuple est difficile à cerner avant l’action. D’où l’éventuelle utilité, pour Haïti, d’un service militaire national, où une petite armée professionnelle peut se préparer, avec la participation massive de la population, à la défense du territoire par une stratégie de mouvement et de harcèlement d’un éventuel envahisseur. Retenons ce principe incontournable : quelle que soit sa supériorité en matériel militaire, une armée n’a pas encore gagné la guerre tant que ses soldats n’ont pas physiquement occupé le terrain et en contrôlent le moindre mètre carré.

 

Il est de constatation courante que l’équilibre militaire entre les pays n’est pas pour demain. Toutefois, plusieurs exemples ont récemment retenu l’attention, où des pays moins forts montrent leur volonté de disposer d’une défense militaire tout au moins crédible. Le 14 juin dernier, les Palestiniens ont repoussé une proposition du Premier ministre israélien de reconnaître l’État palestinien à condition que celui-ci soit complètement démilitarisé. Aux yeux des Palestiniens, ils ne sauraient avoir un vrai État sans une armée. Sans pouvoir se doter d’une puissante armée, l’Autorité Palestinenne refuse de se sentir sans défense. David a eu besoin de sa petite fronde pour abattre Goliath. Citons aussi le cas de la France, placée entre les deux grandes puissances nucléaires américaine et russe. Surprise en position d’infériorité par le Traité de non-prolifération (1968), puis par le Traité de réduction des armes stratégiques (Start) signé en 1991, la France possède aujourd’hui environ 300 têtes nucléaires, alors que les deux grandes puissances en déploient chacune au moins 6 000 (L’Express, 21 mai 2009). La France refuse, malgré l’insistance des autres grands, de réduire son seuil actuel, considérant que son système de défense serait alors trop peu crédible. De leur côté, les deux superpuissances poursuivent, entre les récents sommets économiques, les rencontres sur des sujets d’ordre militaire. Le président américain Barack Obama et le russe Dmitri Medvedev viennent de se concerter, au début de ce mois de juillet, pour parler justement d’équilibre de forces et d’armement. Entre-temps, les moins grands ne désarment pas. L’Inde s’apprête à inaugurer, d’ici deux ans, son premier sous-marin nucléaire. Qui veut la paix prépare la guerre. Ce qui est vrai pour les autres pays, petits, moyens et grands, devrait aussi l’être pour nous. Une force nationale purement défensive et utile à notre pays devrait être à notre portée. Yes, we can.

 

Un correspondant a évoqué l’hypocrisie des autorités haïtiennes en ce qui concerne l’armée. J’avais, dans l’article précédent, souligné le paradoxe qui ressort de la demande du maintien de la Minustah par Préval alors que celui-ci refuse d’entendre parler du rétablissement de l’armée d’Haïti. Il veut donc d’une armée, pourvu qu’elle soit étrangère. À bien regarder, le mystère n’est pas si opaque qu’il y paraît. Préval, ainsi que tout autre gouvernement voulu par la prétendue communauté internationale sous l’égide de l’Oncle Sam, a besoin d’une force militaire pouvant faire échec à toute tentative de déstabilisation de son gouvernement par les armes. Qui d’autre que la Police nationale peut représenter le plus grand danger en ce sens ? Comme du temps de François Duvalier, il faut un contrepoids, face à l’unique force nationale organisée qu’est la Police actuelle. Hier les macoutes, aujourd’hui les militaires onusiens. Comme Aristide, qui s’était entouré de gardes de corps étrangers, Préval ne semble pas faire confiance à ses compatriotes quand il s’agit de préserver son fauteuil présidentiel. Il ferait pourtant bien de se rappeler qu’une fois que, sur ordre des États-Unis, la garde rapprochée d’Aristide a fait le vide autour de lui, le roi s’est senti nu et son seul recours fut de vider les lieux.

 

Teddy Thomas

Mai 2009

Adresse électronique : teddythomas@msn.com

 

 

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