Faut-il parler de « classes » ou de « castes » en Haïti ?

Faut-il parler de  « classes » ou de « castes » en Haïti ?

 

Les réflexions ci-après ne se prétendent nullement « scientifiques » au sens habituel du mot. Elles ne sont pas les conclusions d’un expert en sociologie ni d’un diplômé d’une quelconque discipline connexe. Je les soumets au lecteur sur la base de mes observations durant mes trente premières années passées en Haïti, ma terre natale, jusqu’à mon départ pour l’exil en 1968. Quarante ans plus tard, deux générations ont vu le jour sur notre sol. Peut-on dire que beaucoup a changé dans le domaine des relations sociales ? Pas mal d’Haïtiens ayant vécu au pays en même temps que moi reconnaîtront ici certaines caractéristiques de l’époque, tandis d’autres, plus jeunes, pourront encore y repérer des éléments de comparaison avec les moeurs de leur temps.

 

On parle le plus souvent de « classe » pour désigner une catégorie sociale dont les membres jouissent de moyens économiques plus ou moins comparables. Remontant à l’ancienne Rome, la notion de classe a été mise à l’ordre du jour sous sa forme moderne par les théoriciens du socialisme au dix-neuvième siècle. Les personnes appartenant à la même classe mènent le plus souvent un train de vie similaire, parce que possédant les moyens de le faire ; elles auront ainsi des intérêts communs et l’on parlera d’intérêts de classe, de conscience de classe et de lutte des classes. La classe permet, par définition, une certaine mobilité verticale : tel individu né d’une famille pauvre peut un jour devenir riche et changer ainsi de classe. Inversement, tel autre peut faire le « plongeon », mais continuer à faire semblant jusqu’à ce qu’il commence à se sentir de moins en moins intéressant pour un nombre de plus en plus grand d’« amis », tandis que la solidarité du bon vieux temps fond comme neige au soleil pour faire place à une indifférence fuyarde. En matière de classes, c’est donc l’argent qui fait l’homme.

 

La « caste », toutefois, prend surtout en compte l’origine familiale. On naît dans une caste et, en principe, on y reste. Le modèle le plus connu était et pourrait encore être celui de l’Inde. Qui n’a pas entendu parler des brahmanes et surtout des intouchables ? Les premiers, se disant supérieurs, voient d’un mauvais oeil le rapprochement avec les seconds, avec qui les alliances passagères ou forcées ne sont acceptées qu’avec condescendance. Un intouchable aura beau s’enrichir par la politique ou par d’autres voies, il ne changera pas de caste.

 

Dira-t-on de la société haïtienne qu’elle a été ou qu’elle est une société de classes ou de castes ? Ni l’une ni l’autre, et les deux à la fois. Alors que dans l’Europe dont parlait Karl Marx, les catégories sociales se définissaient facilement en termes de bourgeois et prolétaires, ou de patrons et exploités, et qu’en Inde, les séparations s’établissent nettement en fonction des naissances, en Haïti, le cocktail est plus compliqué. Pourquoi alors en parler, nous demandera-t-on ? La réponse est que la question de couleur, apparentée à celle de caste parce que déterminée par la naissance, a toujours été d’actualité en Haïti. Pendant longtemps, la couleur des individus coïncidait largement avec l’appartenance de classe, mais les choses ont changé depuis une cinquantaine d’années. Il est important de définir, afin de les transcender, les questions de classe, de couleur ou de caste ; cela peut se faire, non en les passant sous silence, mais en modifiant les comportements, conscients et inconscients, qui se manifestent parfois même au niveau des réflexes. Il est vrai que dans une même famille, on rencontre parfois des enfants de différents types et de différentes couleurs. Notre première Constitution a stipulé que tout Haïtien est de race noire. Les lieux publics ont toujours été, en principe, ouverts à tous, bien que les portes s’ouvrent parfois avec plus ou moins de grincement, selon qu’il s’agit de laisser entrer des citoyens égaux ou moins égaux. Cette forme de discrimination était particulièrement sensible autrefois, notamment sous les gouvernements de Borno et de Lescot, et elle l’est peut-être encore aujourd’hui. Signalons, au passage, que de récents échos de nos voisins en République dominicaine indiquent que le pseudoracisme, ravivé par le gouvernement de Trujillo, est en train de retrouver droit de cité.

 

Nos livres d’histoire font état de la « politique de doublure » où des généraux noirs se laissaient tirer les ficelles par les hommes dits clairs. Au gré des circonstances et des intérêts de clans, les différences de couleur et de type ont été tantôt brandies, tantôt considérées taboues. Toutefois, il est important de reconnaître que des analyses basées sur les théories marxistes sont difficilement applicables en Haïti, et ont déjoué les prévisions en apparence les plus scientifiques, en raison de la complexité de nos divisions sociales. Cette même complexité engendre parfois des alliances ou des antagonismes qui, à première vue, peuvent surprendre et dérouter.

 

Dès l’enseignement des rudiments de notre histoire, on nous apprend qu’à l’époque coloniale, Saint-Domingue était peuplée de blancs majoritairement propriétaires, d’affranchis majoritairement mulâtres et d’esclaves majoritairement noirs. Les deux derniers groupes ayant finalement conclu une alliance malgré leurs divergences de vues et d’intérêts, ils arrivèrent à se débarrasser physiquement de l’oppresseur commun de race blanche. Mais l’esprit colonial est resté, et l’on sait bien que, le moment venu de partager les terres, Dessalines paya de sa vie la revendication qu’il avait formulée au nom de ceux dont les pères étaient restés en Afrique (lisez ici la majorité noire). Les anciens affranchis commençaient déjà à revêtir leurs attributs de caste, car il s’agissait surtout, pour les rejetons d’anciens colons et de femmes noires, de défendre les propriétés de leurs pères, et notre histoire ne s’est jamais remise de cet odieux souvenir. Il est vrai qu’au milieu de cette nouvelle classe d’héritiers de circonstance, de nombreux généraux noirs purent conserver leurs privilèges, mais dans leur ensemble, ces militaires représentaient l’exception incontournable, qui devait plus tard être instrumentalisée par la politique dite de doublure. En même temps, dans les deux groupes, la couleur de la peau servait à établir la caste d’appartenance pour la majorité des membres. Est-il besoin de rappeler les antagonismes entre Toussaint et Rigaud, Piquets et Boyeristes, Salomon et Bazelais, puis plus tard Duvalier et Déjoie à l’occasion de la course présidentielle de 1957… ? Bien sûr, il y a pas mal de cas où l’on trouve des noirs dans le camp mulâtre ou l’inverse, mais ce qui compte le plus c’est l’esprit dominant, qui tient alors lieu d’idéologie ; d’autant plus que le jeu n’est pas toujours transparent, grâce aux petites conversations en aparté et aux clins d’oeil complices pour rappeler l’appartenance réelle.

 

Dans le groupe composé majoritairement de mulâtres ou de descendants d’affranchis – groupe qui pourrait être vu comme la mieux lotie des deux castes – il n’est pas rare, et je dirais même qu’il est assez coutumier que, dès la présentation d’un invidu, on commence à s’enquérir de son origine familiale. C’est le fils d’un tel ou la nièce d’une telle ; dès lors, le ton est donné, et la personne en question jouit d’un traitement plus ou moins favorable selon l’affiliation ainsi établie. Pour les recalés au test d’admissibilité, on recourt à la règle de l’ancêtre le plus humble. À la moindre incartade, on ne tardera pas à rappeler au fautif une arrière grand-mère dont l’appartenance sociale ou l’origine africaine ne laisse aucune équivoque, bien que sa famille ait essayé d’en effacer le moindre souvenir au profit de l’ancêtre blanc ou mulâtre. C’est ainsi qu’on remettra à sa place – c’est-à-dire, que sera refoulé dans l’autre caste – le descendant lointain du nègre « bossale ». Ce terme raciste et xénophobe est, de l’avis de certains étymologistes, une déformation de « peau sale », expression désignant, à l’époque de la traite, les nouveaux arrivés d’Afrique, encore récalcitrants et portés vers le maronage, par opposition aux esclaves « christianisés » dits nègres créoles.

 

Sans trop en être conscient ni le dire, chacun couve au fond de sa pensée un double sentiment de classe et de caste, quel que soit son niveau socioéconomique. Les mieux nés sauront, à l’occasion, rappeler à ceux qu’ils ne considèrent leurs égaux que sur le plan économique qu’ils ne sont quand même pas de leur rang (lisez encore de leur caste), soit en le disant tout haut (sonje mwen pa kanmarad ou), soit par une attitude de supériorité (nen twouse). De même, les arrière-petits-enfants d’esclaves parleront des autres comme « ces gens-là » (moun sa a yo), avec un ressentiment à peine voilé. Nombre d’alliances politiques ou autres se feront autour des deux pôles, par delà toute autre considération.

 

Si, comme nous l’avons dit plus haut, la division initiale en classes (blancs, affranchis, esclaves) s’est par la suite compliquée d’une problématique de castes, l’une des particularités de notre milieu est qu’il reste toutefois possible de sortir à la longue d’une caste, mais ce transfert demande bien plus de temps que le passage d’une classe économique à une autre. Ceci se réalise souvent par les mariages à travers plusieurs générations successives (mete lèt nan kafe a).

 

Saisissons l’occasion pour commenter un aspect assez particulier de la question de couleur. Il s’agit des relations entre hommes noirs et femmes claires. Nous ne parlons pas encore de couple mixte, puisqu’il s’agit de personnes de même race, mais le parallèle ne saurait passer inaperçu avec les relations entre hommes noirs et femmes blanches dans un pays comme les États-Unis. En Haïti, comme autrefois aux États-Unis, on semble employer deux poids et deux mesures en ce qui concerne les relations amoureuses entre personnes de couleur ou de race différentes, et faire peser le tabou plus lourdement sur l’home noir. Alors qu’il est évident que des rapports sexuels ont historiquement eu lieu à grande échelle et continuent encore entre femmes noires et hommes blancs – l’existence même des mulâtres en est la preuve irréfutable – toutes les fois que se manifeste un intérêt amoureux entre un homme noir et une femme claire (mulâtresse ou blanche), c’est sur l’homme noir qu’on fait planer une certaine idée de culpabilité, surtout s’il revendique sa négritude. Il y a toujours un « oui, mais il parle comme ça alors qu’il s’intéresse à cette femme qui n’est pas noire ». Combien de fois a-t-on entendu taxer d’hypocrisie ou de trahison un homme blanc attiré par une femme noire ? Ou frapper d’anathème une femme noire qui s’intéresse à un homme blanc ? Ce “double standard” renvoie aux histoires de lynchages dans le Sud des États-Unis, où seuls les hommes noirs étaient châtiés pour leurs liaisons mixtes alors qu’il était permis à tous les autres de banbile en rond, en toute impunité. À ceux qui s’empresseront de répondre que les femmes noires esclaves se soumettaient aux caprices de leurs maîtres parce qu’elles étaient sous contrainte, je poserai la question suivante : pourquoi y a-t-il encore des femmes noires qui continuent d’avoir des relations sexuelles avec des blancs, alors qu’elles seraient maintenant libres de mettre fin à ce qui aurait été une pratique de l’esclavage ? Pour ce qui est de la femme blanche, elle pouvait autrefois choisir de se faire baiser par un noir, puis désigner ce dernier à la colère du KKK en l’accusant de l’avoir violée pour se laver de tout soupçon.

 

Nous avons donc effleuré les aspects historique, économique et sociologique de la question des classes et des castes, sans négliger, en dernier lieu, les relations entre hommes et femmes appartenant à ces groupes distincts. Autant d’attitudes, conceptions et comportements, avons-nous vu, qui conditionnent l’interaction entre individus appartenant à des groupes sociaux différents, dans la mesure où ces attitudes, conceptions et comportements peuvent être considérés comme typiques. De là à dire qu’il existe chez nous une définition nette entre les classes sociales ou entre les castes, il y a loin de la coupe aux lèvres. Aux États-Unis, on parlera d’upper class, de middle class et de low income en fonction des revenus. C’est ainsi que se détermine, par exemple, l’éligibilité à certaines formes de couverture sociale (benefits). En Europe et dans quelques autres pays plus ou moins industrialisés d’Asie, d’Afrique ou d’Amérique latine, la distinction de classe se précisera davantage entre ceux qui détiennent les leviers de l’économie (patronat) et ceux qui leur vendent la main d’oeuvre nécessaire à faire marcher le rouage (prolétariat). Dans d’autres pays émergents ou sous-développés, bien qu’il existe des riches et des pauvres, les classes s’articulent de façon moins nette, tout en se côtoyant dans un ensemble vaguement organisé où les mécanismes économiques, sociaux et politiques sont à géométrie variable. C’est à peu près le cas en Haïti, en ce qui concerne les relations entre les classes. Dans les pays comme le nôtre, à part le commerce, où les chiffres d’affaires dépendent avant tout de la disponibilité et des cours de produits importés, on ne peut pas vraiment parler d’une bourgeoisie, qui, en tant que classe, remplirait un rôle de locomotive économique. Par sa dépendance vis-à-vis de l’étranger, ladite bourgeoisie, ou mieux, aristocratie, occupe donc une position subalterne sans pouvoir générer, par l’emploi, une classe prolétarienne à proprement parler. Le sentiment d’appartenance reste donc généralement vague en raison de la carence de développement, et du manque de cohérence et de définition qu’entraîne cette carence.

 

En ce qui concerne les relations entre les castes, la ligne de démarcation n’est pas non plus très claire en Haïti. Il n’y existe pas de castes nettement différenciées comme le sont les brahmanes et les intouchables en Inde, mais certains de nos comportements, conceptions ou attitudes, voire parfois le langage, font étrangement penser aux rapports entre les castes indiennes. Faute de se sentir ancré de façon stable et organisée dans une classe ou une caste, l’Haïtien a parfois recours à l’affabulation en prétendant être ce qu’il n’est pas, ou en prenant des airs afin d’impressionner les autres.

 

Je proposerai donc comme conclusion qu’il n’y avait pas vraiment en Haïti de classes ni de castes à proprement parler, à l’époque prise ici en considération, et peut-être pas davantage aujourd’hui, mais que les éléments constitutifs de la psychologie des classes et des castes sont bien présents dans ce qui contribue à notre mentalité.

 

Teddy Thomas

Mai 2008

teddythomas@msn.com

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