De Duclos à Dessalines

– Par Jean Ledan Fils

Le Nouvelliste | Publié le : 2012-10-16
 Jean Ledan fils
Cormiers était située dans la paroisse de Sainte-Rose qui devint plus tard la Grande-Rivière du Nord. Cormiers était contiguë à l’habitation d’un autre colon nommé Henri Duclos qui y possédait une caféière et des esclaves. Parmi ceux-ci se trouvait le jeune créole Jacques qui naquit aux Cormiers en 1758, selon certains historiens ; 1746, 1749, 1756 pour d’autres. Les esclaves prenaient généralement le nom de leurs propriétaires ; Jacques était aussi appelé Duclos, Jacques Duclos. Les esclaves n’avaient pas d’état civil, pas d’acte de naissance, étant considérés par le régime colonial comme des biens meubles appartenant aux maîtres.

Henri Duclos décida un jour de vendre son esclave Jacques ou Jean-Jacques. L’acheteur était un noir libre nommé Dessalines, nom qu’il s’appropria à partir de Des Salines. Des Salines était un ingénieur français établi à Saint-Domingue, il construisit la première chapelle de la Croix-des-Bouquets en 1775. Des Salines avait embauché un noir libre comme ouvrier charpentier. Celui-ci,  bien que libre, prit le nom du Français et le sien devint Dessalines. Dessalines acheta donc l’esclave Jacques, qui à son tour prendra le patronyme Dessalines.

Esclave du colon Duclos, Jean-Jacques Dessalines avait été maltraité, insulté et fut condamné à porter à vie les cicatrices du fouet de Duclos. Téméraire, rebelle dans l’âme, impulsif, Jean-Jacques fut vendu. Arrivé chez son nouveau maître Dessalines, il reçut un traitement plus humain et, dans son nouvel entourage, il devint apprenti-charpentier, il frôlait la trentaine. Dessalines, à propos du caractère de Jean-Jacques, aurait dit qu’il était « un bon ouvrier, mais un mauvais chien » – signifiant par là qu’il n’était pas docile et qu’il ne se laissait pas manipuler.

Avec un tel état d’esprit et n’étant pas loin du foyer de l’insurrection près du Cap, Jean-Jacques Dessalines participera aux premiers mouvements révolutionnaires en tant qu’engagé volontaire dès 1791. Il incorpora les rangs de Jean-François et de Biassou, puis ceux de Toussaint. Le nom de Jean-Jacques Dessalines commença à être cité aux côtés de Toussaint Louverture à partir de 1794. Dans un manuscrit, Isaac Louverture indique que Dessalines fut admis dans la garde de Toussaint Louverture en 1794 sur la recommandation de Bonaventure, alors colonel. Jean-Jacques Dessalines combattit sous les ordres de Louverture bien avant cette année, car vers le début de 1794 les principaux officiers commandants ‘déjà rodés’ de l’armée de Louverture étaient Dessalines, Moyse, Vernet, Maurepas, Christophe, Gabart, Bonaventure, Desrouleaux, Duménil, etc. Jean-Jacques Dessalines devint capitaine et chef de bataillon en octobre 1794 ; il fut ensuite commandant de régiment et colonel en 1795, puis général de brigade en 1799.

Tout au long de sa carrière militaire, Jean-Jacques Dessalines était encore appelé Duclos par certains proches. La 4e demi-brigade qu’il commandait comportait beaucoup de ses anciens compagnons du temps de l’esclavage qui le nommaient Duclos ; d’autres camarades de jeunesse le taquinaient et le saluaient en disant « Bonjour Duclos ». Quand Jean-Jacques Dessalines devint Gouverneur Général après le 1er janvier 1804, il appela dans sa demeure son ancien propriétaire Dessalines ; sous l’empire, celui-ci fut appointé comme sommelier, grand échanson de Sa Majesté, en bref son maître d’hôtel.

 

VISION DE DESSALINES

 

« … les Haïtiens ne seront désormais connus que sous la dénomination générique de Noirs » – article 14 de la Constitution de 1805. Cette décision de Dessalines avait des visées plutôt unificatrices que racistes-séparatistes. Il est néanmoins évident que la révolution haïtienne était anticolonialiste, antiesclavagiste et, par extension, raciste ; d’ailleurs, au cours de la guerre de l’Indépendance, les combattants de la liberté prirent le nom d’Armée Indigène, ce fut l’armée des noirs contre l’armée des blancs. La victoire remportée, un nouveau pays – Haïti – était né dans un contexte international fort hostile.

Vers janvier 1804, avant la radicalisation de la situation interne, Dessalines avait souhaité épargner les femmes blanches des mouvements sanglants à venir au motif qu’elles s’établiraient avec les noirs et les hommes de couleur et qu’elles auraient enfanté des sang-mêlé, des Haïtiens. Puis, l’élément blanc colonisateur fut écarté de la scène et la nation dut faire face à une nouvelle conjoncture interne.

Dessalines aimait à parler de ‘l’union des couleurs’. La Constitution du 20 mai 1805 prévoyait une organisation sociétale et l’unification du pays. Dessalines voulut consolider l’Indépendance par l’union de toutes les couleurs et « recherchait une formule pouvant établir la tranquillité intérieure, détruire les causes de friction, éliminer les antagonismes et éteindre les vieilles haines coloniales ». En d’autres termes, il voulut unifier et résoudre des problèmes de race, classe, genre, culture, gouvernance, conscience sociale, entre les enfants d’une même patrie, problèmes hérités de la structure coloniale basée sur les différences de couleur.

La nouvelle composante sociétale incluait les diverses tribus d’Afrique dont chacune possédait une histoire différente, un modus vivendi différent, et dans certains cas une civilisation différente. Il fallait unifier le restant des Taïnos, les Taïnos métissés avec les blancs ou les noirs ; une majorité disparate composée de Fons, Mandingues, Aradas, Congos, Ibos, Mines, Yoruba, Benguelas, Nago, Ashanti, Haoussas, etc. ; de plus, les noirs créoles qui se voulaient supérieurs aux bossales, cette catégorie comportait aussi des artisans, noirs affranchis, nègres de maison, nègres de jardin, nègres des ateliers, nègres de savane, etc. ; et encore, il y avait toute la gamme de mulâtres, à savoir albinos, grimauds, griffes, marabous, chabins, sacatras, métis, mameloucs, quarterons, octavons, tiercerons, etc. ; enfin, les blancs qui avaient survécu au courant révolutionnaire radical. Dessalines pensa à rassembler en un tout cet amalgame ultra-métissé, et il instaura la dénomination générique de noirs.

En septembre 1805, il vint à Port-au-Prince. Un de ses projets lors de ce voyage était de proposer la main de Célimène à Pétion. Ce geste tendait aussi à attacher le général divisionnaire de l’Ouest à sa cause et à l’empire. Le lendemain de son arrivée, le 14 septembre 1805, il donna une réception au Palais ; il invita Pétion et quelques autres officiers à passer dans ses appartements. « Il leur parla de l’union étroite du noir et du jaune, comme chose essentielle au bonheur de l’empire ; il ajouta qu’il souhaitait que le peuple haïtien devînt bronzé (souligné par nous) par la fusion des deux races noire et jaune. Il annonça qu’il favoriserait cette fusion par des alliances dans sa propre famille, et qu’il aurait l’intention de donner au général Pétion la main de la princesse Célimène, sa fille. »

 

Référence : Jean Ledan fils, A propos de l’histoire d’Haïti, saviez-vous que… Volume IX, Bèljwèt Publications, P-au-P, 2004, pp. 20-24.

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